Sept ans de recherche sur sept terrains à la fois !
p. 23-36
Résumés
Cet article explore les interrogations méthodologiques et épistémologiques qui ont nourri le projet de recherche-action MOST-UNESCO mené sur sept terrains différents. Il présente ensuite les enseignements issus de cette recherche de façon à saisir les enjeux propres à chaque terrain de la gestion d’environnements locaux très problématiques et pour connaître les réponses que les populations concernées, en particulier les femmes, leur ont données.
This article explores the methodological and epistemological questioning that nourished the research-action MOST-UNESCO project developed in seven different sites. Then it presents the results that came out of this research so as to understand each site’s own challenges related to the management of very problematic local environments and in order to find out the responses of the concerned people, especially women.
Este artículo explora las interrogaciones metodológicas y epistemológicas que alimentaron el proyecto de investigación-acción MOST-UNESCO llevado a cabo en siete terrenos diferentes. Luego se presentan las lecciones aprendidas como resultado de esta investigación, de tal modo que se pueda entender los intereses puestos en juego, propios de cada terreno, y de la gestión de entornos locales problemáticos. Se destacan las respuestas que dieron las poblaciones respectivas, en particular, las de las mujeres.
Texte intégral
1Est-ce nécessaire de dire qu’il est très difficile de présenter rapidement l’essentiel d’une recherche qui aura duré au moins sept ans dans sept pays différents sur trois continents ? Une des particularités de cette recherche est certainement d’avoir osé combiner à la fois une approche méthodologique comparative articulée sur une démarche de recherche-action, dans une perspective de genre, le tout dans une dimension internationale ! La manière choisie ici pour rapporter succinctement quelques-uns des résultats se fera à travers deux axes principaux. Le premier reprendra quelques interrogations portant sur les aspects méthodologiques et épistémologiques qui ont nourri cette recherche. Puis, en second lieu, nous procéderons à une présentation factuelle et analytique des enseignements issus spécifiquement des terrains, de sorte à pouvoir saisir les enjeux propres à la gestion d’environnements locaux très problématiques et connaître les réponses que les populations concernées, en particulier les femmes, leur ont données.
Une recherche particulière à différents points de vue
2Les questionnements relatifs à la méthodologie valent en effet la peine d’être abordés puisqu’une telle entreprise de recherche (de longue durée et internationale) soulève de nombreux problèmes du fait de la diversité des champs d’investigation et du nombre élevé d’équipes à faire travailler en réseau sur une même thématique, mais dans des contextes très différents. Dès lors, l’exercice d’un bilan offre une excellente occasion pour revenir sur le contenu et la pertinence d’une problématique définie au début du travail et qui aura orienté la recherche durant toutes ces années. En quoi celle-ci s’est-elle révélée appropriée aux objectifs initiaux ? Quels enseignements peut-on tirer d’un travail de recherche organisé en réseau ? Quels sont les apports et les difficultés inhérents à la technique de la recherche-action participative ? Comment a joué la mise en comparaison internationale des résultats et selon quelle pertinence ? Quelle est la force de l’analyse de genre ? Quels rôles joue-t-elle dans les processus de conscientisation des populations compte tenu des problèmes qu’elles rencontrent et comment gère-t-on la difficulté de l’appliquer à des contextes culturels très différents ? Telles seront quelques-unes des questions abordées spécifiquement ou transversalement tout au long de la première partie de notre propos.
3La seconde partie tentera de reprendre certains des acquis émanant des terrains proprement dits, en nous interrogeant sur ce que nous avons appris « à chaud » en termes d’expériences concrètes et d’analyses utiles pour mieux comprendre, voire gérer les transformations sociales. En effet, durant la seconde phase de notre recherche (2001-2004) nous avons mis sur pied, en concertation avec les populations concernées et en fonction de leurs souhaits, toute une série d’actions dans les différents terrains.
4Pour toutes ces raisons, nous avons recouru à l’analyse transversale de la construction sociale des rapports sociaux entre hommes et femmes. D’abord en décrivant, puis en accompagnant les populations locales dans leurs actions régies par la nécessité de gérer ces environnements urbains problématiques, c’est-à-dire d’être dans l’urgence de trouver tant que possible les solutions qui permettent de résister dans des contextes difficiles en terme de conditions de vie… ou de survie ! Notre travail a voulu intégrer les rapports de genre qui passent par plusieurs perspectives incontournables étroitement liées les unes aux autres. Nous synthétisons ici leurs contenus en les articulant selon deux perspectives principales. Tout d’abord, vouloir considérer les rôles sociaux liés aux sexes suppose une analyse des images et des symboles véhiculés par les hommes et les femmes dans leurs représentations respectives du féminin et du masculin, de fait, à l’origine d’interprétations métaphoriques et hiérarchisées à valeur normative et ce jusque dans les identités « genrées », c’est-à-dire socialement et culturellement construites. Ensuite, une démarche recourant au genre réfère intrinsèquement à la notion de pouvoir, à savoir non seulement celui qui est politique et s’exerce publiquement et institutionnellement, mais aussi celui qui plus sournoisement se lit dans des rapports de force qui affectent les relations sociales, y compris domestiques, sous le couvert de stratégies de domination, conscientes ou non.
5Ces deux perspectives telles que nous les résumons peut-être un peu trop schématiquement ici renvoient donc essentiellement aux dimensions sociale et culturelle d’une part, et politique d’autre part1. Elles supposent dès lors une démarche constructiviste qui fait constamment appel à ce qui permet d’expliquer et surtout de légitimer des différences entre les sexes tout en les considérant respectivement dans leurs référents spatiaux, temporels et institutionnels. A cette nécessité de construire, ou plutôt de transiter par une déconstruction des catégories populaires ou scientifiques nécessaires aux justifications des inégalités, s’ajoute encore l’exigence (certes évidente pour des sciences sociales) d’une contextualisation pour permettre la saisie véritable des mécanismes propres aux rapports sociaux de sexe. En ce sens, la perspective genre peut donner lieu à des études spécifiques sur la structure des relations sociales entre hommes et femmes, mais peut aussi être utilisée, ainsi que nous l’avons fait avec l’environnement urbain, comme démarche pour une lecture de ces relations dans une problématique plus circonscrite.
6C’est bien cette seconde manière de faire qui nous a intéressés ici, puisque c’est la dimension transversale de l’analyse de genre qui est reprise pour mieux saisir les stratégies mises en place par des hommes et des femmes soucieux de remédier à des réalités environnementales très difficiles vécues au quotidien. « Environnement » au sens large puisque s’il s’agit en effet pour la plupart du temps des aspects naturels ou écologiques en milieu urbain, ils sont abordés sous l’angle de l’habitat et de sa réhabilitation, des infrastructures en général (eau, transport, énergie…), de la santé, de l’alimentation, de la sécurité, des déchets, mais aussi de la solidarité et des manières de faire propres aux hommes et aux femmes qui tentent de résoudre tout ou partie des problèmes qui se posent à eux souvent en urgence.
Questions de méthode et originalité de la démarche
7Cette recherche présente un triple intérêt. En premier lieu, les différents terrains révèlent la manière dont les problèmes environnementaux (tels que nous les définissons ci-avant) sont perçus, interprétés et évalués selon le sexe. C’est ici qu’intervient en force la notion de risque dont on peut mesurer les particularités attachées aux représentations et aux perceptions propres aux femmes et aux hommes. En effet, la nature, l’environnement, le risque sont des objets qui se construisent en rapport avec l’univers symbolique des acteurs, leurs émotions et leurs valeurs, l’héritage culturel collectif et l’habitus de chacun. Les rapports aux risques et à la connaissance des risques étant culturellement déterminés (Douglas et Wildavsky, 1984), les comportements déployés sont donc fortement contrastés selon les systèmes de valeurs privilégiés et l’environnement social et naturel auquel chaque acteur se réfère. Il s’agit notamment des connaissances dont les personnes disposent ou ne disposent pas, et qui jouent dans la compréhension des problèmes environnementaux, des valeurs auxquelles elles adhèrent et qui interviennent dans leur vision de la société et leur projet individuel, de l’image qu’elles se font des rapports qu’elles entretiennent avec l’environnement et des responsabilités individuelles et collectives qui en découlent. Nous ne vivons plus dans des sociétés où seule la répartition des richesses est source d’inégalités mais où celle des risques pèse toujours davantage (Beck, 1992) et en l’occurrence s’articule « étrangement » avec le genre.
8Le deuxième intérêt de notre travail réside dans l’examen des politiques publiques (ou dans le constat de leur absence) directement concernées par les problèmes vécus par les populations des quartiers étudiés. Quels sont les dispositions et dispositifs envisagés par les autorités locales ? Comment sont-ils décidés et concrétisés, que ce soit en termes de définition des urgences, du choix et de l’importance des moyens, que de la mise en place des procédures ? Dans quelle mesure la population y est-elle associée, et en particulier de quelle manière les doléances et requêtes des femmes sont-elles considérées ?
9Enfin, le troisième grand intérêt de cette recherche concerne les stratégies retenues par les populations concernées pour tenter de remédier aux difficultés rencontrées au quotidien. C’est sur quoi nous avons le plus travaillé dans la première phase de ce vaste projet (1997-2001).
10De nombreux éléments communs apparaissent dans les différents terrains investigués : persistance de décalages, voire de contradictions entre l’imaginaire et la réalité des rapports entre hommes et femmes ; participation croissante des femmes à la prise en charge économique de la famille ; reconnaissance sociale accrue des femmes du fait de la participation aux luttes, aux activités d’intérêt communautaire ou du soutien économique ; accroissement de l’estime de soi et ouverture à l’extérieur ; manque de participation visible aux instances de pouvoir.
11Dans le repérage et la compréhension de ces mécanismes, la prise en compte du droit joue comme un analyseur incontournable. On sait que le droit est l’expression des rapports de force, mais qu’il peut aussi fonctionner comme élément de transformation de ces rapports. Nous le considérons vraiment comme un élément clé à prendre en compte, soit parce qu’il convient de l’adapter aux transformations que connaissent les sociétés, soit pour s’y référer dans les actions qui vont dans le sens de plus de justice sociale et d’autres formes de développement économique.
12Si le premier objectif est bien évidemment de saisir les manières dont règles et normes s’élaborent et s’appliquent à travers le prisme des représentations des rapports entre les sexes de ceux qui les édictent, c’est surtout dans la dimension des politiques publiques que les aspects juridiques émergent de manière la plus évidente. Il y a dans la définition de la règle à la fois une des clés de la construction des inégalités selon le genre, mais aussi une des manières de les limiter, voire de les éradiquer puisque c’est dans leur véritable application que les solutions existent. Nous savons que le droit, en général, quel que soit son champ d’application, est souvent beaucoup plus progressiste pour ce qui est de l’égalité entre les sexes dans son énonciation que dans son application. Certes, il existe des législations conservatrices ou rétrogrades, et de fait très défavorables aux femmes parce qu’élaborées sur des références religieuses ou traditionnelles qui peinent à s’adapter aux changements (nous pensons à nos terrains africains). Mais il existe aussi un droit tout à fait égalitaire et progressiste qui dans son énonciation ne lèse en rien les femmes, mais pourtant les désavantage scandaleusement dans leurs vies privées et publiques parce que les règles ne sont pas respectées dans leur application. Cela est presque universel et n’épargne pas les pays du Nord, bien que le principe de l’égalité entre les sexes figure en bonne place jusque dans leurs constitutions, mais où son application, par exemple dans le monde du travail en terme de salaire ou de promotion peine, à se concrétiser. La situation est certes encore plus manifeste dans les pays d’Amérique latine ou d’Afrique, où cela se vérifie dans de multiples domaines et jusque dans l’égalité d’un accès à la propriété immobilière ou foncière qui reste beaucoup plus difficile, comme cela a été particulièrement étudié avec les exemples du Brésil et du Sénégal.
Les limites à la comparaison ?
13Cette vaste recherche a offert la possibilité de s’interroger sur la pertinence d’une démarche comparative pour des situations étudiées qui, pour le moins que l’on puisse dire, se caractérisent tout de même par des spécificités très marquées. Mais rappelons-nous que sans comparaison, aucune différenciation, opposition, distinction ou au contraire similarité ou convergence ne peut être faite entre réalités géographiques, historiques ou sociales. Il s’agit là d’une question primordiale, voire intrinsèque aux sciences humaines et sociales. Comparer c’est provoquer le doute sur ce que l’on voit, exigence incontournable des sciences sociales, mais aussi de fait sur ce que l’on est, ce qui suppose un travail de soi sur soi. (Lenclud, 1995)
14Cette recherche, faut-il le dire, tant cela peut paraître évident, s’est caractérisée par une folle diversité des terrains, mais aussi une incroyable diversité des équipes de par le panachage des formations scientifiques, richesses incontestables, mais aussi on peut s’en douter, des freins considérables de par certaines dissonances en termes d’approche ou d’analyse. A cela s’ajoutent les spécificités culturelles inhérentes à l’inscription contextuelle de chaque équipe, quelle que soit la formation du responsable. Un sociologue sénégalais n’a pas les mêmes sensibilités et préoccupations qu’un sociologue roumain ou suisse, même si les références théoriques de base sont certainement les mêmes. Car, par-delà les trajectoires personnelles, qui comptent considérablement dans les manières dont nous appréhendons la réalité, les situations politiques, économiques, culturelles et sociales sont-elles aussi multiples et modèlent à leur tour les représentations sociales des problématiques et les processus de construction des réalités étudiées.
15Pour que les bases d’une approche comparative puissent au moins être réunies, il aura donc fallu revenir régulièrement et collectivement à la problématique, aux concepts et aux théories, à la méthodologie tant pendant les collectes de données, que lors de l’accompagnement des projets avec les populations concernées et le travail d’analyse. Il s’agit là à coup sûr d’une condition élémentaire, mais indubitablement incontournable à remplir si l’exercice de la comparaison veut être mis en place dans de bonnes conditions opératoires.
16Pour certains, la comparaison serait donc habitée par une tendance technocratique qui, par souci d’efficacité, inviterait à gommer leurs spécificités culturelles. La comparabilité ne peut être alors « obtenue qu’au prix d’une mutilation des réalités comparées ». Cette pensée délaisserait l’analyse des valeurs ou de l’observation des pratiques réelles, au profit, par facilité, du recueil de l’information et des exigences bureaucratiques, d’organigrammes, de dispositions juridiques, de recensements d’effectifs ou d’indicateurs chiffrés, aspects plus que partiels d’une réalité multiple. (Bourdieu, Passeron, 1967, p. 22)
17Mais il n’y a pas que la comparabilité des objets de recherche qui fasse problème, il y a aussi la cohérence des critères de comparaison, donc du choix et de la définition des catégories d’analyse et des indicateurs considérés. Nous n’échappons pas au fait que le réel n’est pas donné mais n’est que le produit d’une exploration qui passe par la médiation de constructions intellectuelles, se rappelant que « la réalité n’est qu’un idéal que le savoir rationnel se propose d’atteindre ». (Baechler 1986, p 32) Il faut donc, pour avancer dans la réflexion, passer à la fois de la juxtaposition d’effets nationaux à la construction des cohérences sociétales (Maurice, 1989), et mettre en place un inventaire critique des pratiques comparatives. Cela permet de constituer un corpus des pratiques sociales de recherche qui expliquent les logiques à l’œuvre dans les comparaisons, et en même temps cela aide à saisir les logiques des réalités étudiées et des nôtres. En d’autres termes, cela signifie s’arrêter à une démarche comparative fondée itérativement « davantage sur les contrastes et les différences que sur les similitudes, les analogies et l’identité ». (Busino, 1986, p. 216)
18Contextualiser le fait social pour l’analyser c’est mieux échapper au risque de tomber dans la comparaison d’éléments particuliers, et c’est se donner la chance de le comprendre dans ses structures. Rendre la comparabilité possible suppose donc une activité réflexive sur le mode de penser notre rapport aux autres, puisqu’il s’agit de traduire des réalités différentes, par le détour de la compréhension de l’autre, facilitant ainsi un regard différent sur nous-mêmes. (Berthoud, 1986, p. 12) Encore faut-il être conscient de la langue-étalon de la comparaison, de son rattachement à un courant théorique et à un contexte socio-économique particulier.
Des questions et des doutes légitimes
19Les doutes sont permanents ! Et le premier réside certainement dans le caractère transculturel de la problématique posée. On peut s’accorder sur la dimension planétaire des enjeux environnementaux. N’avons nous pas affaire ici à une analyse conduite avec des catégorisations propres aux sciences (sociales) et aux revendications de mouvements sociaux féminins d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale ? N’avons-nous pas insidieusement « glissé », infiltré une approche (ou théorie ?) allogène qui organise arbitrairement la vision ? Mais la théorie, fut-elle empruntée, n’est-elle pas une condition indispensable pour accéder à la compréhension des réalités de ce monde ?
20Un autre élément essentiel pour rendre la comparaison possible est la prise en compte de la contextualité des situations de terrains. Il est indispensable de se placer dans des perspectives historiques, politiques et sociales pour saisir les phénomènes étudiés. S’arrêter au rôle des femmes dans des environnements urbains précaires exige que l’on tienne aussi compte des réalités économiques et politiques. Ce ne sont pas seulement des données factuelles qui sont rapportées des différents terrains d’investigation, mais ce sont aussi des processus qui sont décrits, des systèmes de pensée et des manières de faire. Cela rend sans doute l’exercice de la comparaison encore plus délicat et difficile. En aucune façon nous ne sommes partis du principe d’une mise en évidence opératoire et exclusive des similarités, car il s’agissait aussi pour nous, le cas échéant, de souligner les différences. Ce qui fait certainement l’intérêt d’une telle démarche est donc à la fois la présentation contrastée des réalités de terrain, les spécificités des stratégies choisies par les femmes pour tenter de résoudre des difficultés selon les contextes et une similarité des rapports sociaux entre hommes et femmes, expression universalisée de la domination masculine.
21La comparaison conduit à une hybridation des analyses ! Le produit de cet « exercice » est donc le fruit à la fois d’une « traduction » comparative pluriculturelle et pluridisciplinaire ne négligeant ni n’oubliant pour autant les particularismes locaux. Cette pluralité de lectures à différents niveaux a non seulement enrichi l’analyse propre à chaque terrain et celle comparative de l’ensemble, mais elle a aussi en quelque sorte neutralisé les dérives idéologiques conduisant à des interprétations inappropriées, même si les contaminations théoriques et conceptuelles ne sont pas à occulter, les rapports de domination existant aussi, on le sait bien, dans les champs scientifiques, et jusque dans chaque recherche empirique conduite collectivement.
Une problématique utopique ?
22Il est bien évidemment utile aux personnes préoccupées de transformations sociales découlant de paradigmes de développement différents de ceux qui dominent actuellement, de pouvoir analyser, comprendre et soutenir les actions sur le terrain avec les mouvements de base qui les animent. Pour cela, il convient de travailler à la diffusion d’expériences qui signalent la montée d’une confiance chez les femmes liée à un réajustement légitime de leur pouvoir. Il faut que ces actions, souvent novatrices et courageuses, soient connues des décideurs politiques, des responsables locaux et bien sûr dans les quartiers où les hommes et les femmes trop souvent ignorent tout bonnement ce qui se passe à côté d’eux.
23Ce travail d’information fait à ce titre pleinement partie des dispositifs pour le changement. Mais si cela est une condition nécessaire, elle n’est malheureusement pas suffisante. Il faut encore qu’à la connaissance de ces actions, à cette confiance qui se construit, s’ajoute encore la garantie d’une application de tous les droits, qu’ils soient civils, économiques, sociaux, culturels, politiques. Nous sommes certains qu’il s’agit là d’une des lignes conductrices à privilégier si l’on souhaite influer sur les déséquilibres dans les rapports de genre et penser de nouvelles stratégies pour d’autres formes de développement. Notre problématique ne fut donc pas si utopique que cela et, par sa forte prise en compte du local, elle a conduit à des projets et des actions très concrètes.
24Arrivés en fin de recherche, une des grandes interrogations est de savoir dans quelle mesure notre travail a véritablement renforcé les capacités d’action des femmes et favorisé des rapports plus équitables avec les hommes ? En premier lieu, on a assisté à une conscientisation croissante de la réalité objective de leurs conditions de vie et, de fait, à un éveil quant aux situations de domination qu’elles subissent dans les relations de genre, tant au niveau des réalités domestiques et éducationnelles que politiques ou économiques. Cette prise de conscience a souvent passé par la mise en évidence des fragilités et des frustrations des femmes et des hommes, mais elle a aussi permis d’en repérer les forces à la fois manifestes et latentes. Elle transite presque toujours par un même processus, celui de la confiance en soi à travers le lent et inédit apprentissage de savoir s’estimer soi-même. Cette valorisation de la personne conduit à une réorganisation de ses sentiments identitaires, palier incontournable pour la construction d’une confiance nécessaire à l’entreprise de toute action individuelle ou collective. Ce processus de déconstruction/reconstruction de l’identité, certes se déroulant selon des modalités et des intensités très diverses, est visible sur presque chacun des terrains. Il se concrétise dans des initiatives multiples et d’envergures différentes : au niveau domestique ou du couple d’abord, par la revendication de nouveaux droits et l’acquisition de nouveaux rôles et statuts.
25Mais un véritable empowerment s’exprime aussi par une capacité d’analyser sérieusement les situations dans lesquelles les personnes baignent au quotidien. Cette lecture lucide de la réalité conduit à ce que les femmes se rendent compte des interactions entre l’économique, le politique et le culturel, et à ce qu’elles apprennent à interférer avec les pouvoirs institutionnels. Elles réalisent alors que si ce pouvoir est incontournable, il est aussi joignable et interpellable selon des modalités fort diverses qui vont de la démonstration de rue, au soutien politique ou non lors d’élections, en passant dès lors par une aptitude (acquise souvent en formation) au dialogue et à la négociation. Cette nouvelle lecture des rapports de force leur fait comprendre le rôle et le poids des politiques publiques et la nécessité d’influer sur leurs contenus. Elles vont le faire à l’aide de compétences apprises qui, combinées à cette nouvelle confiance en elles, les rendent courageuses, novatrices et combatives. Le changement vient par elles, d’en bas ; il se construit avec beaucoup de luttes et d’abnégation, mais aussi parfois avec de solides appuis et de fructueux partenariats.
26La situation des femmes ne se transforme pas toujours, ni dans les communautés, ni dans tous les ménages ; les actions entreprises pour l’application des lois et l’accès aux droits ne suppriment pas si rapidement l’aliénation culturelle d’une intériorisation séculaire des rapports de domination. Pourtant, toutes le disent : en sept années d’accompagnement avec les chercheurs locaux, leur vision du monde s’est transformée, leur personnalité aussi. Elles n’acceptent plus d’être déconsidérées, tues, ignorées, voire même battues comme avant. Elles reprennent possession d’une liberté de penser et de faire qui va jusque dans une réappropriation de leur corps (par exemple en transformant leur apparence ou plus fort encore en décidant de gérer leur fertilité par une ligature des trompes après de nombreuses grossesses successives, ce que selon leurs dires elles n’auraient jamais envisagé auparavant). Si toutes les aliénations et les difficultés sont loin d’avoir disparu pour autant, elles se sentent mieux dans leur peau et plus fortes pour résister ou agir parce qu’elles se connaissent mieux et comprennent mieux ce qui se passe autour d’elles et avec elles. Mais il faut noter qu’un gros travail de formation (enseignements divers : alphabétisation, initiation à l’informatique, apprentissage de la coiffure, éducation à l’environnement, cours d’auto-estime, de comptabilité, analyse de la situation économique et politique, etc.) et de réflexion collective (ateliers, forums, exposés) a été mis sur pied, parfois animé par les équipes de chercheurs, en accord ou à la demande des populations concernées
27Dans cette nouvelle donne de rôles, certains hommes ont aussi trouvé du réconfort parce que, il faut le dire, il n’est pas facile d’être homme dans une culture machiste ou dans un contexte religieux qui vous attribue tous les pouvoirs et donc toutes les responsabilités, alors que justement il n’est plus possible de les assumer. Un rééquilibrage des relations de genre est alors ressenti comme un soulagement surtout s’il est amené délicatement, dans des conditions intelligentes qui ne font pas perdre la face à l’intérieur du groupe familial ou dans la communauté restreinte. Cette transformation des rôles sociaux entre hommes et femmes se fait d’autant plus facilement et en douceur que l’on voit des personnes relais se mettre à l’encourager : autorités politiques, enseignants, notables locaux, syndicalistes, assistants sociaux, médecins, chefs religieux.
Quels enseignements et quelles conclusions tirer ?
28Parmi les multiples enseignements à relever, nous mentionnerons d’abord le nécessaire renforcement des collaborations avec les autorités politiques de différents niveaux, du local jusqu’à celui de l’Etat, voire au-delà.
29Puis la dimension très fortement initiatrice des identités individuelles et collectives (y compris masculines), par la confiance en soi ou les sentiments d’appartenance, dans l’élaboration de projets ; le rôle aussi récurrent qu’incontournable de l’éducation populaire sur des thématiques très diverses allant de la compréhension des mécanismes sociaux, des inégalités de genre, à la construction d’un savoir local environnemental ; l’urgence d’une véritable mise en application des règles d’un droit trop souvent bafoué, tout particulièrement pour les femmes qui cumulent les injustices et les désavantages ; ou encore la nécessité pour elles de collaborer avec les hommes (les mâles !) pour réussir dans leurs entreprises, en particulier celles liées au renforcement de leurs capacités et à la valorisation de leurs rôles et statuts, processus complexe conceptualisé dans cette recherche par le terme d’empowerment difficilement traduisible par un seul mot en français.
30Enfin, la gestion des transformations sociales de la ville et la mise en forme d’un développement local où les femmes ont leur juste place ne se feront pas sans la dénonciation de ce processus particulier qu’est la privatisation d’un Etat qui délègue toujours davantage ses responsabilités et en l’occurrence ses fonctions régulatrices à des groupes situés en dehors de la sphère publique. Il est vrai que partout nous avons rencontré la situation récurrente « de quasi-impossibilités » à mettre en œuvre dans les niveaux politiques et organisationnels les plus bas, là où naissent les processus décisionnels ascendants facilités par la proximité et l’interconnaissance, et là où il y a aussi une vraie perception des problèmes vécus dans les quartiers. Ces carences sont démobilisatrices tant pour les populations que pour les élus locaux, car il faut pouvoir disposer d’un minimum de moyens pour répondre aux nombreuses attentes et entretenir de la sorte un précieux capital social, sans parler d’une bonne qualité de vie.
31Un travail de décentralisation du pouvoir politique et des ressources fiscales semble toujours plus nécessaire si l’on veut tendre vers un véritable fonctionnement démocratique dans les structures organisationnelles de base et aller dans le sens de cette fameuse « bonne gouvernance » ! Nous sommes convaincus en effet qu’un vrai renforcement de l’Etat ne transite que par une sérieuse décentralisation des pouvoirs et d’efficaces mécanismes de redistribution des richesses.
32Sans aucun doute cette recherche fut un peu mégalo, peut-être présomptueuse, mais elle fut à coup sûr passionnante et attachante de par les multiples rencontres et amitiés construites durant ces années, même si elle fut difficile à mener. Faut-il rappeler que l’empowerment des femmes n’est pas simple à soutenir, que le travail d’encouragement est complexe à mettre en œuvre tant les blocages et les résistances sont aussi divers que solides ?
33Outre ce constat irréfutable, nous pouvons nous interroger si nous avons vraiment produit des connaissances susceptibles de mieux expliquer les transformations sociales que connaissent les villes et que vivent les populations marginalisées. Sommes-nous à même de prétendre avoir contribué par cette recherche à la mise en place de politiques susceptibles d’améliorer la qualité de vie des populations avec lesquelles nous avons travaillé ? Nos résultats sont-ils véritablement utilisables pour l’action collective et la prise de décision ? Et nourrissent-ils avantageusement l’interface entre une recherche en sciences sociales et l’élaboration de politiques publiques urbaines ? Il serait prétentieux de répondre haut et fort par l’affirmative à ces questions qui correspondent à quelques-uns des objectifs initiaux du programme MOST, tant les réalités sont complexes, les avancées fragiles et les certitudes discutables. Mais il serait tout aussi malhonnête et injuste de répondre par la négative eu égard aux résultats obtenus et à tous les efforts fournis par les populations qui se sont investies dans des initiatives originales et des revendications parfois douloureuses, sans oublier le travail des chercheurs qui les ont accompagnées dans leurs démarches.
34La question des retombées scientifiques est plus compliquée qu’elle en a l’air. Ce dont nous sommes certains est que cette recherche fait partie d’un long processus collectif de compréhension des mécanismes sociétaux et plus particulièrement de celle des dégradations économiques et sociales qui caractérisent notre époque. Nous savons aussi que nous rendons compte de pratiques novatrices initiées dans des contextes sociaux et environnementaux difficiles, menées au quotidien et qui ont parfois à faire avec la survie. Nous en avons signalé les enjeux importants ainsi que la place et le rôle d’acteurs incontournables. Nous rendons compte de leur abnégation, leur imagination, leur force investies dans les batailles conduites, mais nous disons aussi leurs fatigues et leurs désespoirs face aux inerties, aux mystifications ou tout simplement aux forfaitures auxquelles ils sont confrontés. Face à la complexité de la réalité et à l’urgence qui la caractérise, cette recherche et le dernier livre collectif qui la résume (Hainard, Verschuur, éd., 2005) ne sont sans doute qu’une modeste étape dans une longue démarche soucieuse d’expliquer les problèmes de ce monde et de les dénoncer.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Contraint d’être bref, nous renvoyons à quelques-unes de nos publications plus conséquentes, notamment Hainard et Verschuur 2001, 2003 et 2005.
Auteur
Professeur et directeur de l’Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel, Suisse. Ses travaux de recherche portent sur l’économie, l’environnement et les problèmes sociaux. Depuis 1997, il est l’un des deux coordinateurs du projet MOST-UNESCO « Genre, ville et environnement ».
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Yvonne Preiswerk et Anne Zwahlen (dir.)
1998
Tant qu’on a la santé
Les déterminants socio-économiques et culturels de la santé dans les relations sociales entre les femmes et les hommes
Yvonne Preiswerk et Mary-Josée Burnier (dir.)
1999
Quel genre d’homme ?
Construction sociale de la masculinité, relations de genre et développement
Christine Verschuur (dir.)
2000
Hommes armés, femmes aguerries
Rapports de genre en situations de conflit armé
Fenneke Reysoo (dir.)
2001
On m'appelle à régner
Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre
Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.)
2003
Femmes en mouvement
Genre, migrations et nouvelle division internationale du travail
Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.)
2004
Vents d'Est, vents d'Ouest
Mouvements de femmes et féminismes anticoloniaux
Christine Verschuur (dir.)
2009
Chic, chèque, choc
Transactions autour des corps et stratégies amoureuses contemporaines
Françoise Grange Omokaro et Fenneke Reysoo (dir.)
2012
Des brèches dans la ville
Organisations urbaines, environnement et transformation des rapports de genre
Christine Verschuur et François Hainard (dir.)
2006