Avant-propos. Créativité, femmes et développement. L'exemple qui vient des autres...
p. 11-15
Texte intégral
1Tellement à la mode depuis quelques années, le mot de créativité est peut-être déjà démodé. La publicité, la médiatisation, le tintamarre des symposiums, des rencontres, des séminaires l'ont déjà usé au point qu'il n'y a rien de moins créatif aujourd'hui que de parler de créativité !
2Cependant, sous les flottements du vocable se loge l'une des questions les plus pressantes de notre temps : les sociétés, les groupes sociaux, les individus sont-ils capables d'émergences inattendues, de nouveautés insoupçonnées, d'initiatives totalement originales ? Ces questions ont tout d'abord touché le monde de l'entreprise qui voyait, dans des stratégies de mise provisoire en chaos, la possibilité d'inventer de nouvelles cultures et de nouveaux savoirs. Puis ces questions se sont diffusées, généralisées et ont, en Occident, surtout touché le terrain particulier de l'exclusion. En effet, que restait-il aux exclus si ce n'est la créativité avant la misère totale ou l'assistance ? A l'origine si sélectif et si élitaire, ce concept s'est, comme on le voit, extraordinairement démocratisé.
3Cet élargissement mérite pourtant que l'on s'interroge davantage et que l'on pose le problème du lien entre toute culture passée ou présente avec la créativité. Celle-ci ne serait-elle pas tout simplement liée à la culture et susceptible de se révéler dans des événements que l'on peut repérer en elle ? C'est dans cette perspective qu'il est intéressant d'interroger les cultures autres et comment elles expriment la créativité, particulièrement autour de la problématique du développement.
4En effet au moment où le développement peut être mis en question, les gens sur le terrain créent parce qu'il y va de la qualité de leur vie, de leur survie et du sens de leur existence. Pour repenser le monde traditionnel, pour se réapproprier une mémoire, pour innover dans le présent, pour trouver d'autres formes d'inventions, le Tiers Monde offre un terrain exceptionnel à la créativité. Là-bas, loin des conflits d'école, la créativité va permettre de mélanger, de métisser, de bricoler, de juxtaposer, de coopérer en créant des univers économiques, sociaux, culturels inattendus et nouveaux. Et comme toujours, parce qu'elles sont dominées, les femmes savent tisser ces possibles liens originaux avec la créativité.
5Aborder le thème de "Créativité et Développement" par le biais de l'analyse de genre (gender analysis), c'est à dire à travers d'autres rapports entre hommes et femmes, c'est tenter de sortir de l'impasse de ces stéréotypes "hommes et femmes, chacun à sa place "et prendre acte de savoirs nouveaux, de dynamiques novatrices, de pratiques quotidiennes inattendues qui pourraient nous surprendre et dont l'impact, même infime irait dans le sens de changer les visions du monde, d'améliorer la qualité de vie et de survie des hommes et des femmes.
6Il n'est pas question ici de débattre du volontariat, de la complémentarité, du "don féminin" qu'on attribue un peu vite aux fondements biologiques, d'isoler une spécificité féminine qu'on dit "naturelle" ou une fonction affective mais bien de débusquer les modèles inédits qui peuvent surgir de l'inspiration ou de la nécessité qu'elles soient économiques, politiques, culturelles ou sociales, au Sud, comme au Nord.
7En croisant la créativité et le développement avec l'analyse des rapports sociaux de genre, faisons-nous acte d'innovation aussi ? En effet, peut-on espérer lier ces différents éléments en une seule problématique autour d'un développement partagé ? Il faut admettre, une fois encore, que l'inégalité persiste entre hommes et femmes dans leur accès au pouvoir et aux décisions. Pourtant, à partir de ces permanences, les femmes agissent sur le développement par leurs urgences créatives et à son tour la créativité, dans ses nombreuses facettes, façonne de nouveaux comportements face aux dominations diverses des institutions et des hommes.
8Cet effet de miroir participe sans doute à "l'empowerment" que toutes les institutions internationales soutiennent aujourd'hui pour les projets de développement. Même si l'accent est mis sur l'ensemble des relations sociales, il est pourtant nécessaire d'intervenir sur les structures de subordination et d'inégalité d'abord pour que les femmes n'aient pas à subir les double ou triple charges (domestiques, productives, communautaires) que leur confère l'intégration à tous les processus de développement. Seuls le partenariat à l'égal des hommes, la liberté de choix pour leurs rôles dans la production et la reproduction et la mise en perspective d'innovations dans la qualité de vie de tous, leur donnera la parole dans les processus participatifs et démocratiques qui fondent des relations de pouvoir plus égalitaires.
9Portant notre réflexion autour des thèmes centraux que sont l'identité, le mieux-vivre, la survie souvent, les crises et le pouvoir, les rapports entre hommes et femmes, au Nord comme au Sud, nous nous sommes interrogés sur la pertinence de la parole donnée aux femmes. Pour ce faire, nous avons posé quelques questions générales :
puisqu'elles sont au coeur de la transmission des savoirs, - savoir historique, familial, social, contes et légendes-, les femmes ont-elles le pouvoir de transformer leur histoire ? Autour de l'identité et de la mémoire, quelles sont les idées nouvelles qui créent ou renforcent l'identité des groupes sociaux à travers les pratiques quotidiennes telles la cuisine, la mode, l'habitat, les jeux, les mouvements associatifs, etc.. ?
lorsqu'on parle de créativité et de prise de conscience, par quelles pratiques affrontent-elles l'inégalité et comment instaurent-elles de nouvelles formes de pouvoir.
qu'est ce qui change lorsque les femmes sont au pouvoir. Y a-t-il du neuf ? Peut-on concrètement dire que c'est différent ? Estce qu'en changeant les choses, elles se transforment elles-mêmes ?
quelles sont les formes novatrices pour améliorer l'environnement immédiat ? Les femmes peuvent-elles "penser" le développement durable autrement que les hommes et sous quelles formes nouvelles ?
est-ce possible de passer de la créativité à la gestion ? En d'autres termes, la créativité est-elle faite pour durer, pour être enseignée ? Est-elle contagieuse ? Peut-on la gérer ou la commercialiser ?
y a-t-il davantage d'audace dans les entreprises créées par les femmes ? Comment gèrent-elles dans ce secteur leurs relations avec les hommes, comment innovent-elles ?
10La diversité des réponses, des constats et des pistes de recherche est surprenante. La créativité plus riche encore. Chartes internationales pour les droits égaux ; actions des femmes dans la révolution ; réflexion politique ; urgence de la gestion des nécessités immédiates et élémentaires ; comparaisons entre paysages socio-économiques des pays riches et pauvres ; formes nouvelles d'affirmation de l'identité ; voiles et modernité... Tels sont les regards croisés que nous propose cet ouvrage. Il remet inévitablement le travail sur le métier pour que se poursuivent, sans faillir, nos interrogations sur l'état de la question. A y prêter attention, une cohérence s'en dégage d'elle-même : repenser les rapports sociaux entre hommes et femmes, imaginer d'autres manières de vivre et de ne pas subir, gagner tous pour perdre moins, nous obligent à faire échec, ensemble pour demain, aux exclusions et aux inégalités flagrantes au Sud mais aussi au Nord, entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes. La grande ambition de ce modeste propos rappelle que, tous, nous avons de l'imagination et de la créativité. Encore faut-il se donner les moyens d'imposer le changement. Y penser en est le premier pas.
Auteur
Anthropologue, IUED, Genève et Université de Fribourg ; Commission nationale suisse pour l'UNESCO.
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