Orientalisme dans les études genre ? Les apports des théories et pratiques des « autres » femmes et organisations de femmes
p. 13-19
Texte intégral
1Si l’existence du champ de savoir « genre et développement » n’est plus niée, ses apports théoriques et pratiques – et notamment ceux provenant des pays du « Sud » – sont loin d’être reconnus comme ils le devraient.
2La construction du champ de savoir « genre et développement » a été jusqu’à présent dominée par les chercheuses basées dans les pays occidentaux, en particulier situées dans le système académique, même si la production de ce savoir s’est souvent nourrie de l’analyse des pratiques et des réflexions critiques développées par des mouvements de femmes et des féministes de pays du Sud, et ce, dès avant la mise en place de programmes de coopération.
3Nous aimerions, dans l’ouvrage qui prolonge le colloque « Vents d’est, vents d’ouest. Mouvements de femmes et féminismes anticoloniaux », contribuer un peu à rompre la division du travail intellectuel entre les penseurs, de l’Est et de l’Ouest, pour paraphraser Edward Said, entre penseurs féministes et masculins, migrants et postcoloniaux, entre savoirs académique et militant…
4Bien sûr, le titre du colloque se réfère à ces questionnements sur « l’Orient » (l’autre), qui est, selon E. Said (2005), « une création de l’Occident, son double, son contraire, l’incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois ». Edward Said, chrétien palestinien de famille prospère, élevé à la britannique, enseignant à New York, oppose, dans son livre L’orientalisme, considéré comme le texte fondateur des études postcoloniales, ce qui est familier (l’Europe, l’Occident, « nous ») à ce qui est étranger (l’Orient, « eux »). Les « autres » étaient réduits à des « ombres muettes ». Jamais la parole ne leur était donnée.
5Le vent tourne, « l’autre » prend la parole, se représente lui-même. Comme le disait Said, « ce n’est que lorsque des personnes subalternes comme les femmes, les Orientaux, les noirs et d’autres “indigènes” ont fait suffisamment de bruit que l’on s’est intéressé à eux et qu’on leur a demandé de parler » (Said 1989, 210).
6Le titre du colloque, Vents d’Est, vents d’Ouest s’inspire aussi de celui d’un petit livre de la romancière Pearl Buck, écrit en 1932, qui raconte le vent de « modernité » qui souffle en Chine dans une vieille famille chinoise. Dans le livre, écrit à la première personne, une jeune femme, Kwei-Lan, d’abord soumise, observe peu à peu son entourage familial d’un nouveau regard et se révolte contre certains aspects de sa culture asphyxiante. Elle a été mariée par sa famille à un jeune homme formé à l’Université en Occident qui rapporte des idées nouvelles, notamment sur l’égalité entre l’homme et la femme.
7Uma Narayan, une chercheuse indienne, enseignante aux États-Unis, explique comment il peut y avoir une prise de conscience critique des dynamiques de genre dans sa propre culture. Elle conteste le fait que l’on considère ce regard critique comme une attitude « occidentalisée », ou venant de l’extérieur. Ces femmes portant un regard critique ne deviennent pas pour autant des « féministes », tant que le problème est perçu comme personnel. Il faut, selon elle, qu’il y ait des connexions politiques avec d’autres femmes et leurs expériences, leurs analyses politiques des problèmes des femmes, et des tentatives de construire des solutions politiques à ces problèmes, pour que ces femmes deviennent féministes.
8C’était le cas d’une jeune femme, grande voyageuse, Flora Tristan, dont un ouvrage, écrit en 1838, intitulé Les pérégrinations d’une paria, témoignait déjà de cette capacité à rendre compte des dynamiques de genre et de classe dans sa culture, française et péruvienne, mais aussi à politiser cette prise de conscience. Au XIXe siècle, Flora Tristan (1803-1844) avait pris conscience d’être une « paria », doublement rejetée parce que femme et ouvrière. Née de père aristocrate péruvien et de mère petite-bourgeoise française émigrée en Espagne, elle a écrit des récits de voyages en Amérique latine post-coloniale ou à Londres qui dressent un tableau des inégalités entre puissants et opprimés, mais qui montrent aussi l’affrontement entre « une femme indépendante [et] une société où tout conspire contre l’affranchissement individuel de la femme » (Tristan 1979/1838). Écrivaine, fille rejetée, mère battue, ouvrière militante, ses idées naissent de ces voyages et de ses rencontres avec des milieux sociaux et des cultures différentes. Elle est maintenant reconnue comme une figure importante des luttes féministes et de la classe ouvrière, et de multiples centres portent son nom, au Pérou, au Québec, en Europe… Elle était pourtant peu reconnue par des théoriciens comme Karl Marx (qui la cite dans La sainte famille) ou Proudhon, qu’elle a personnellement connu (Wikipédia 9/10/08).
9Les féminismes sont-ils une affaire occidentale ? « C’est dans un pamphlet antiféministe – L’homme-Femme – que surgit pour la première fois, en 1872, l’adjectif féministe, sous la plume d’Alexandre Dumas fils. Emprunté au vocabulaire médical, il désignait la féminisation pathologique du sujet masculin. [Dumas] le détourna de son sens pour prendre la défense de la différence sexuelle, menacée par le processus égalitaire qui viriliserait les femmes » (Bard 1999a, 27). Son sens moderne apparaît en 1882 – utilisé par Hubertine Auclert (1848-1914), une militante féministe et anti-cléricale française –, ainsi que l’indique Michèle Riot-Sarcey (2002), dans un livre qui étudie les grandes étapes du féminisme de 1789 à nos jours en France. Le livre insiste particulièrement sur la période des « Révolutions » (de 1789 à 1848) qui ont été paradoxalement des périodes d’exclusion de la citoyenneté pour les femmes en même temps que progressait l’aspiration de tous et toutes à l’égalité.
10Uma Narayan rappelle de quelle façon les présupposés de la supériorité de la « culture occidentale » ont été utilisés comme justification du colonialisme.
Liberté et égalité étaient représentées comme des valeurs occidentales au moment même où les nations occidentales étaient engagées dans des entreprises d’esclavage, de colonisation, de déni de liberté et d’égalité à toute une partie des sujets occidentaux, y compris les femmes. Des mouvements anti-coloniaux nationalistes ont de leur côté renforcé les notions essentialistes de culture nationale en reprenant, et tentant de revaloriser, des facettes de leur propre culture incorporées dans les stéréotypes coloniaux (Narayan 2000).
11Les féministes s’entendent alors souvent reprocher que toute critique féministe de leur culture est un manque de respect pour leur propre culture, basé sur une occidentalisation. Pourtant, ces remarques sont elles-mêmes souvent émises par des intellectuels redevables de théories politiques comme le marxisme ou le libéralisme, d’origine occidentale !
12Des mouvements féministes se sont constitués dès la fin du XIXe siècle dans de multiples pays. En Inde, le mouvement indien des femmes est né dès la fin du XIXe siècle, pour promouvoir l’éducation des filles et le droit de vote des femmes. Il est étroitement associé à la lutte pour l’indépendance. « Une fois l’indépendance acquise, le mouvement des femmes semble se dissoudre dans les promesses de la nouvelle Constitution, promulguée en 1950, qui garantit en droit l’égalité entre hommes et femmes » (Tawa Lama-Rewal 2004, 412).
13En Argentine, dès l’année de l’ouverture de la faculté de philosophie à Buenos Aires en 1896, des femmes s’inscrivent et l’une d’elles, Elvira Lopez, va écrire sa thèse de doctorat sur Le mouvement féministe (Gargallo 2002). Ces idées ne sont pas le fait des seules intellectuelles, loin de là. Ainsi, des ouvrières anarchistes argentines revendiquent le droit à « l’amour libre ». Ces ouvrières immigrées qui réclament le droit de s’émanciper de l’autorité, non seulement des patrons mais également des maris, publient en 1896 un journal féministe, La Voz de la Mujer, dont le mot d’ordre est « Ni dieu, ni patron, ni mari ». Quel culot ! (La Voz de la Mujer 1997/1896-1897). Aux féministes, on reproche leurs excès, « ces actes symboliques [… qui] transgressent les normes du comportement féminin » (Bard 1999b, 305).
14Ainsi, non seulement, des mouvements de femmes ou féministes sont apparus dans divers lieux et moments, et cet ouvrage permettra d’en rendre compte, mais des liens sont faits entre les systèmes d’oppression de sexe et de classe et le système d’exploitation raciste et colonial. Je ne me permettrai pas de parler à la place des chercheures ou militantes dont les contributions sont réunies dans cet ouvrage.
15Des chercheures féministes du Sud, comme Chandra Mohanty, une universitaire hindoue immigrée aux États-Unis, se sont offusquées de la « colonisation discursive » des théoriciennes féministes blanches (Mohanty 2003). Mohanty leur reproche notamment de n’avoir pas intégré les points de vue des femmes de couleur pauvres et des femmes du Sud, qui apportent une compréhension très fine des logiques de pouvoir, et d’avoir construit une image homogénéisante des « femmes du Sud », sans prendre en compte les différences de classe, de race, de caste. Ces images reproduisent des stéréotypes de type colonial de « la femme » du Sud, impuissante (powerless), victime…
16L’image de « la femme du tiers-monde », qui ne serait pas sujet de son histoire mais objet construit a ainsi été dénoncée. De nouveaux champs théoriques ont été (re)construits. Nommés black feminism, chicana feminism, subaltern studies, ou sans dénomination académique, ces courants ont souvent précédé l’actuelle institutionnalisation d’un champ d’études postcoloniales. Sans qu’aujourd’hui ils ne soient reconnus, sans qu’aujourd’hui on ne pense de manière articulée genre et rapports coloniaux.
17Pour Ella Shohat, Irakienne-Israélienne installée à New York, qui se définit comme une Arabe Juive, « la crise de la pensée tiers-mondiste permet en partie de comprendre l’enthousiasme actuel pour le terme “post-colonial”, qui désigne des discours qui thématisent des questions posées par les relations coloniales et leurs suites et qui couvrent une longue période historique, jusqu’au présent ».
« Le “postcolonial” [sans tiret] implique à la fois un dépassement de la théorie nationaliste anticoloniale et le mouvement au-delà d’un moment spécifique de l’histoire : celui du colonialisme et des luttes de libération nationale du tiers monde. » (Shohat 2007/1992)
18Dans un ouvrage sur la société française et ses « fractures coloniales », l’un des contributeurs, Didier Lapeyronnie, établit une analogie entre les habitants des quartiers sensibles et les colonisés décrits par Frantz Fanon : ils sont « réduits au silence sur le plan politique, maintenus dans une très forte dépendance économique et dominés socialement et culturellement par un véritable “système” d’institutionnalisation du racisme et de rapports coloniaux » (Lapeyronnie 2005).
19Changer ce regard colonial, qui traverse aussi les études féministes, exige, comme le disait Sartre dans une préface au livre de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, « qu’on extirpe […] le colon qui est en chacun de nous » (Fanon 1961).
20Qu’en est-il du concept de genre ? Celui-ci est encore souvent considéré comme secondaire, marginal, occidental, un « effet de mode » ou une « ingérence culturelle ». Il a parfois été utilisé comme un cache-sexe, permettant d’occulter d’autres catégories d’exclusion. Il peut être vidé de sa capacité d’analyse critique. Cet usage dépolitisé reflète un refus de reconnaître et de remettre en question les mécanismes de pouvoir qui produisent et perpétuent les inégalités, qu’elles soient entre hommes et femmes, de classe, de race, de caste, ou entre des pays soumis à des rapports de type colonial. Or, les contributions de cet ouvrage le montreront, ces rapports de domination se croisent, se renforcent souvent.
21La manipulation de la « question des femmes » dans des entreprises néo-coloniales (par exemple pour justifier la guerre en Afghanistan), ou dans les politiques d’immigration (en Suisse avec le discours sur l’immigration et l’identité, sur l’« intégration des immigré-es » et sur la « criminalité étrangère » ; en France et aux Pays-Bas, avec les débats sur le voile, sur la crise des banlieues), montre combien le genre peut être instrumentalisé pour justifier ou occulter diverses pratiques discriminatoires.
22L’histoire des luttes et résistances contre les inégalités entre hommes et femmes et celle de la construction de la pensée sur l’oppression de genre dans les pays « du Sud » ont été particulièrement sous-éclairées, tout comme les apports des femmes aux transformations politiques, aux luttes anti-coloniales, aux luttes pour des droits. Cet ouvrage, qui fait suite au colloque genre, se veut être un espace pour les (re)connaître.
23La compréhension de l’imbrication des systèmes de domination de race/classe/genre/sexualité demande également à être mieux reconnue et développée, tant dans les pays du centre que dans les pays dépendants, étant donné que ces questions y sont, partout, particulièrement d’actualité. Cet ouvrage a ainsi pour objectif :
De montrer que la construction du champ de savoir « genre et développement » est redevable des apports des femmes – et parfois des hommes – et des organisations de femmes – se définissant comme féministes ou non – d’origines sociales diverses, de pays anciennement colonisés ou dépendants ;
De montrer comment se croisent et se renforcent les différentes formes de domination – de genre, de classe, de race et de colonialité ;
D’éclairer comment des femmes – et des hommes – se sont constitués en sujets de leur propre histoire, de reconnaître et repenser comment elles sont intervenues et interviennent dans les transformations sociales et politiques, dans les mouvements sociaux et populaires, avant même les luttes anti-coloniales et durant ces luttes.
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Vents d'Est, vents d'Ouest
Ce livre est cité par
- Verschuur, Christine. (2009) Quel genre ? Résistances et mésententes autour du mot « genre » dans le développement. Revue Tiers Monde, 200. DOI: 10.3917/rtm.200.0785
Vents d'Est, vents d'Ouest
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