I. Les Prolégomènes de 1625
p. 448-457
Texte intégral
Es ist überhaupt nichts so wichtig im Leben, Als genau den Standpunkt auszumitteln, aus welchem die Dinge aufgefasst und beurteilt werden müssen, und an diesen festzuhalten ; denn nur von einem Standpunkte aus können wir die Masse der Erscheinungen mit Einheit auffassen, und nur die Einheit des Standpunktes kann uns vor Widersprüchen sichern.
Karl von Clausewitz
Grotium enim amare aut aestimare nemo potest, nisi qui inde profectus sui rationes expedivit, unde et Grotius ; nisi qui easdem artes, eosdem artium fontes, quibus Grotius assuevit, imbibit.
Johann Heinrich Boecler
1Ainsi s’achève le premier temps de notre quête, l’analyse du De iure praedae et sa confrontation avec la tradition doctrinale. La deuxième étape aura pour objet le De iure belli ac pacis, qui, en vue de la fin que nous nous sommes assignée, sera comparé globalement avec le manuscrit de Leyde. On en inférera soit la persistance du propos général de notre auteur, soit un élargissement décisif, voire une authentique mutation. Voilà qui tranchera le point de savoir si le Traité de 1625 ne comporte qu’un ius belli comme dans le Mémoire de 1605, ou si Grotius y quitte son domaine d’origine en vue de la terre promise du droit international moderne, soit qu’il l’ait entrevue comme Moïse, soit qu’il l’ait investie comme Josué. Tout cela reste pour l’instant ouvert, notre souci primordial devant être toujours d’éviter l’écueil de la pétition de principe, justification immédiate du détour occasionné par le terme de comparaison que représente le Mémoire.
2A notre connaissance, personne ne conteste l’existence d’un lien entre les deux ouvrages, encore que l’unanimité ne soit pas faite sur la nature et l’intensité de ce lien. Des auteurs qui ont confronté les deux œuvres, certains furent frappés surtout par leurs ressemblances : ainsi Fruin, porté sans doute par la joie de la découverte, a pu affirmer que pratiquement toute la substance des Dogmatica avait passé dans le Traité, si bien que les deux systèmes seraient essentiellement semblables ;1 et son compatriote Eysinga abonde dans le même sens.2 D’autres, comme Basdevant ou Finch, ont montré plus de réserve et, sans nier la filiation, ont insisté davantage sur les différences.3 Ces jugements, à notre avis plus complémentaires que contradictoires, laissent cependant intact notre problème : car, à supposer même, comme nous le croyons, que Grotius n’ait voulu en 1605 composer qu’un droit de la guerre, rien ne l’empêchait, vingt ans plus tard, de l’incorporer tout entier dans un cadre élargi, celui précisément que nous suggère le titre du nouvel ouvrage, qui, outre la guerre, mentionne la paix, annonçant ainsi, dirait-on, un droit international véritable et complet.
3Une seule voie, semble-t-il, pourra nous conduire vers la lumière. Il s’agit de comparer les deux écrits, afin de constater comment et dans quelle mesure le Mémoire a été remployé dans le Traité et quelles sont leurs divergences. Cette opération nous indiquera si l’ensemble du Traité, réduit à ses principes, peut se ramener au Mémoire ou s’il subsiste au contraire un reste irréductible. C’est ce qui incarnerait alors une véritable nouveauté et, le cas échéant, l’intuition de laquelle jaillirait ce droit international dont on attribue la paternité à Grotius. En l’absence d’un tel reste, nous devrions conclure, inversement, que, malgré son titre, le Traité ne représente en fait pour l’essentiel qu’un droit de la guerre.
4C’est ce qui déterminera la suite de notre recherche : nous suivrons le plan du De iure belli ac pacis, en rapportant chacun des trois livres à son présumable ancêtre au sein du Mémoire. Pour chacun des trois nous vérifierons s’il existe un lien génétique et quelle est sa nature. Cela nous permettra enfin de savoir si la somme des trois livres dépasse véritablement l’intention du Mémoire. Cependant, avant d’aborder les trois livres eux-mêmes, arrêtons-nous brièvement à leur Prolégomènes, puisqu’aussi bien c’est par là que Grotius a voulu introduire le lecteur à son Traité.
5Bien qu’il s’agisse peut-être de la partie la plus connue et pour ainsi dire la plus « populaire » de tout l’ouvrage, il ne sera pas inutile de rappeler brièvement les principales thèses réunies dans les Prolégomènes. Car le mouvement général qui les sous-tend n’apparaît presque jamais au travers des citations fragmentaires que l’on en fait d’ordinaire. Cet émiettement se trouve à vrai dire favorisé par la plénitude un peu baroque des multiples ornements qui recouvrent ce portail exécuté sans doute à la hâte et qui en masquent l’essentielle simplicité ; et il se trouve fâcheusement accentué par la division en paragraphes que la plupart des éditions postérieures à la mort de Grotius ont surimposé au mouvement d’ensemble, le fractionnant jusqu’à le rendre méconnaissable.4
6Simplifié à l’extrême, ce mouvement peut s’énoncer par les trois temps que voici. (i) Contrairement à une opinion répandue,5 il existe bien un droit régissant les relations entre personnes qui n’ont point de juge commun ; les normes de ce droit se fondent en partie sur la nature humaine, essentiellement rationnelle et sociable, en partie sur des actes de volonté d’origine divine ou humaine ;6 elles répondent du reste aussi à l’utilité bien comprise des peuples.7 (ii) Or, de ce droit non-écrit, personne n’a encore donné un aperçu complet et méthodique,8 lacune que l’auteur se propose de combler : tâche d’autant plus urgente que ce droit se trouve honteusement foulé aux pieds par toute la chrétienté.9 Du même coup, d’ailleurs, l’ouvrage pourra servir de modèle à une théorie générale du droit : entreprise que Grotius abandonne cependant à d’autres, en se limitant pour sa part à traiter le droit de la guerre et de la paix selon un plan dont il indique déjà les grandes lignes.10 (iii) Pour établir les normes de ce droit, fondées avant tout sur le droit naturel dérivé de la nature humaine et sur le droit des gens issu de l’usage des peuples, Grotius entend recourir à une double méthode, la construction rationnelle et l’examen des autorités : la voie rationnelle, partant de quelques principes irréfutables, sert par excellence à dévoiler le droit naturel ; quant aux autorités, elles peuvent à travers leur concordance indiquer une norme relevant ou bien du droit naturel ou bien du droit des gens :11 ce qu’il importe de déterminer de cas en cas par une utilisation différenciée d’un éventail d’autorités, dont Grotius finit par éployer les branches principales.12 Tout cet ample mouvement, on le voit, est comme porté par un vecteur central, par l’idée-force d’un Droit, d’un ordre juridique supérieur, qui n’est autre en l’occurrence que le Ius belli ac pacis. C’est de ce droit que Grotius se propose d’établir l’existence ; et c’est de lui que nous voulons dans la suite déterminer quelle signification il revêtait aux yeux de notre auteur. – Mais le plan par trop succinct qu’on vient de tracer laisse aussi deviner toute la multiplicité des ouvertures qui flanquent cette allée centrale. Réservant pour plus tard l’une ou l’autre de ces perspectives, nous nous arrêterons pour l’instant seulement à quelques aspects proprement liminaires. – Il y a lieu à cet égard de relever la position générale des Prolégomènes au sein de l’ouvrage ; le propos global qui s’y trouve annoncé ; les remarques méthodologiques que Grotius y a consignées ; et le plan qu’il y projette des trois livres.
1. La relation générale entre les Prolégomènes et les Trois Livres
7Malgré l’analogie du titre, la teneur des Prolégomènes de 1625 ne correspond pas à celle des « prolégomènes » qui forment le chapitre ii du Mémoire – et dont la véritable contrepartie, on le verra encore, est le chapitre initial du Traité.13 Les Prolégomènes de 1625 répondent bien davantage au chapitre introductif du Mémoire.14 Car ce chapitre aussi est tout entier suspendu à l’idée de la vera iustitia dont Grotius fait déjà coïncider en toutes lettres la sphère avec le belli iure ac pacis, en l’opposant à la sphère régie par le droit civil ;15 et nous savons que, là aussi, Grotius s’interroge sur la méthode devant permettre d’établir ce Droit supérieur.16 Mais cette correspondance thématique ne préjuge en rien de l’articulation ni du volume de ces deux avant-propos ; et elle ne préjuge surtout pas des fonctions qu’ils remplissent à vingt ans d’intervalle au sein de leurs ouvrages respectifs.
8Alors que l’introduction du Mémoire avait été écrite en premier, les Prolégomènes du Traité ne furent composés qu’à la fin ; alors que celle-là était intégrée dans la suite des chapitres et préparait directement la démonstration, ceux-ci sont rétrospectifs et se placent à un niveau différent du corps du Traité.17 Bien qu’évidente, cette position spéciale des Prolégomènes de 1625 est pourtant insuffisamment relevée.18 Il est essentiel d’en tenir compte pour apprécier correctement leur portée et leur relation avec le corps du Traité : plutôt que d’admettre un lien direct entre eux et le chapitre initial, il faut se souvenir que c’est par celui-ci que s’ouvre chronologiquement la composition et qu’il est séparé des Prolégomènes par toute l’épaisseur des trois livres :19 longue carrière parcourue à bride abattue et dont l’auteur, tout en prévoyant certes sa configuration générale, n’avait peut-être pas d’emblée prévu toutes les péripéties. Cependant, au bout de cette course, il pouvait d’autant mieux caractériser le propos qui l’avait animé.
2. Le propos général annoncé par Grotius
9Il est certain dès l’abord que l’intention générale du Traité diffère de celle du Mémoire au moins sur deux points : d’une part, on est en présence d’une œuvre de pure théorie ; d’autre part, cette théorie prétend être complète.
10En 1605, Grotius avait été l’avocat d’une partie et il ne s’en était nullement caché, puisque, si son Mémoire prétendait certes défendre la cause juste et vraie, ce n’en est pas moins une cause qu’il défendait. Dans le Traité, au contraire, Grotius refuse en termes exprès de faire œuvre partisane. On connaît la célèbre allusion aux mathématiciens par laquelle il entend précisément se soustraire aux disputes de son siècle : il a entrepris cette fois, déclare-t-il, une œuvre essentiellement théorique, détachée de tout événement concret, de même que les géomètres considèrent dans l’abstrait des figures détachées des corps réels.20 Il y a dans ces paroles sans doute aussi une implication d’ordre méthodologique rappelant le Mémoire ; mais c’est avant tout l’esprit général de son Traité que Grotius veut leur faire caractériser.21
11L’autre différence, proche de la précédente, est la prétention d’embrasser désormais la totalité de la matière. Prétention traduite d’abord sous forme négative par la constatation que personne encore n’a épuisé cette matière, malgré l’immense intérêt qu’y aurait tout le genre humain :22 totum hoc argumentum tractavit nemo.23 Prétention apparaissant ensuite sous un jour positif : faire le tour du domaine, en montrer toutes les parcelles au lecteur ; ou du moins lui donner les moyens de s’y retrouver en lui livrant pour guide les principes décisifs, diiudicationum fontes.24 Cette légère restriction avait été déjà à la base de la partie théorique du Mémoire, comme l’indique la phrase rajoutée tout à la fin de son chapitre introductif.25 Mais si là-bas Grotius s’était volontairement limité à l’essentiel, pour ne pas alourdir davantage son plaidoyer, cette restriction figure ici plutôt à titre de précaution : son but, maintenant, est bien d’être complet, du moins dans la mesure où l’exige son propos.
12Telle est la double différence, toute relative à vrai dire, qui distingue l’intention générale du Traité de celle du Mémoire. Intention que nous avons envisagée jusqu’ici sous un angle pour ainsi dire formel, afin de ne pas préjuger la nature de son objet. Car, ce domaine, dont Grotius prétend traiter la totalité, quel est-il ? Fidèle à la volonté d’éviter toute pétition de principe, on s’abstiendra de se prononcer sur ce point central avant d’avoir parcouru tout le Traité. Mais, puisque nous examinons les Prolégomènes, nous relèverons néanmoins quatre passages qui y font allusion ; cela paraît d’autant plus à propos que ces passages semblent indiquer que l’objet en question correspond bien à notre droit international, et non plus seulement à un droit de la guerre.
13Le premier se confond avec l’ouverture même des Prolégomènes : au ius civile, Grotius y oppose ius illud quod inter populos plures aut populorum rectores intercedit, expression qu’il égale presque aussitôt, en citant sa phrase chérie tirée du Pro Balbo, à cette « noble science du droit de la guerre et de la paix » ayant pour objet les « alliances, traités et accords des peuples, rois et nations étrangères ».26 Voilà qui répond, semble-t-il, non seulement au droit fécial des Romains, dont Grotius déplore à son tour la disparition,27 mais encore à notre propre conception du droit international : et quoi de plus naturel dès lors que d’admettre, devant cette lacune qu’il constate lui-même, que notre auteur se soit cru appelé à en faire un traité « complet et méthodique » ?
14Un peu plus loin, il trace, en second lieu, un parallélisme entre le ius civile et le ius gentium, ce dernier remplissant en quelque sorte la fonction du premier au sein non plus d’une communauté d’individus, mais de « cette grande communauté » formée par les nations :28 « populi respectu totius generis humani privatorum locum obtinent », avait-il affirmé dès 1605.29 A l’instar de l’ordre juridique civil entre citoyens, ce droit des gens répond au bien commun des peuples, et son observation profite à chacun d’entre eux : comment douter que Grotius vise bien une communauté internationale de type moderne et l’ordre normatif qui est appelé à la régir ? C’est ce que paraît encore indiquer la suite de ce passage, où en plus des relations de puissance, il est question aussi des commercia,30 des relations extérieures pacifiques des Etats et où il est derechef parlé en termes tout à fait généraux d’un droit régissant la communauté des humains et des peuples.31
15Soulignons ensuite le passage où Grotius précise sa propre entreprise : celle-ci, nous dit-il, a pour objet « la partie de beaucoup la plus noble du droit »,32 et il laisse entendre à nouveau qu’il estime l’avoir traitée toute entière.33 On a peine à croire qu’il n’ait visé par là que le droit de la guerre, plutôt que l’ensemble de notre droit international.
16Mentionnons enfin la partie finale des Prolégomènes, où sont énumérées les catégories de textes illustrant l’ordre juridique recherché : en indiquant au début de ce passage comment il a établi le ius naturae et le ius gentium, c’est bien l’ensemble de notre droit international que Grotius paraît viser ;34 aussi bien, ne trouve-t-on jusqu’à la fin des Prolégomènes plus la moindre limitation au droit de la guerre.
17Tels sont les quatre passages qui semblent autoriser à première vue une interprétation extensive et « moderne » du Traité grotien. Plutôt que de les approfondir pour l’instant, considérons-les comme autant de questions accompagnant la suite de notre recherche. On y répondra dans la conclusion finale.35
3. Le propos méthodologique de 1625
18A l’instar de l’introduction du Mémoire, les Prolégomènes comportent des remarques sur la méthode que l’auteur se propose de suivre ; mais à la différence d’autrefois, où il avait concentré la question autour de deux foyers – Methodus et Ordo36 – Grotius se contente maintenant de quelques remarques éparses. On n’en trouve pas moins vers la fin des Prolégomènes une phrase qui résume son propos méthodologique à l’aide de trois maximes générales qu’il affirme avoir observées tout au long de sa recherche. Il a tâché, nous dit-il, d’une part, de fonder ses raisonnements sur des bases aussi solides que possible ; d’autre part, de disposer les matières à traiter selon un ordre sûr ; et enfin, de distinguer nettement ce qui paraît semblable sans l’être véritablement.37 Ces trois maximes ramassent assez bien les diverses allusions méthodologiques contenues dans les Prolégomènes ; aussi, allons-nous brièvement les examiner, en cherchant à faire remonter chacune à sa préfiguration dans le Mémoire.
19L’idée des definiendi rationes se retrouve à notre avis dans les diiudicationum fontes évoquées plus haut.38 Grotius a en vue ces principes et notions fondamentales qui doivent permettre d’asseoir la matière sur une base irréfutable. Cette recherche est spécialement évidente dans le cas du droit naturel : Grotius prétend en effet fonder celui-ci sur « quelques notions si certaines que personne ne saurait les nier sans se faire violence à soi-même » ;39 car, poursuit-il, les principes de ce droit sont par eux-mêmes aussi évidents que les perceptions de nos sens externes. Sans doute est-il permis d’apercevoir une préfiguration de ces « notions » dans les regulae et leges du Mémoire, « qu’il s’agit non tant d’apprendre que de se rappeler », et que Grotius avait comparées pour cette raison à des axiomes de mathématique, « communes quasdam notiones, de quibus inter omnes facile constat ».40 Le rapprochement qu’il fait avec les perceptions de nos sens nous indique du reste toute la distance qui le sépare ici de l’esprit des sciences naturelles modernes, malgré certains accents presque cartésiens : Descartes et Galilée n’avaient-ils pas précisément rejeté l’évidence superficielle des sens ?41 Gronovius a sans doute raison d’en faire remonter la véritable inspiration à Cicéron.42
20En ce qui concerne l’idée du certus ordo, elle forme le complément de la précédente. Elle revient à plusieurs reprises au cours des Prolégomènes ;43 et dans la mesure où Grotius n’a cesse de reprocher à ses prédécesseurs un défaut d’ordo,44 on est amené à penser qu’il s’agit là pour lui d’un impératif vraiment central. De fait, ce n’est à ses yeux que l’envers de sa volonté d’être complet : car, comment saura-t-on qu’on a vraiment embrassé l’ensemble d’une matière si on ne l’a fait précisément par une voie systématique aboutissant à la constitution d’un tout ordonné, bien « défini » et partant complet ?45 Il n’est pas difficile non plus de retracer dans le Mémoire les précédents de ce certus ordo. L’idée en est implicite dans toute la fin du chapitre introductif, où Grotius a cependant préféré l’expression docendi ratio ;46 on la retrouve également au chapitre v ;47 et nous savons déjà que tout le Mémoire en est une illustration.
21Quant à la troisième maxime méthodologique, celle qui demande de distinguer les choses hétérogènes, elle paraît s’appliquer avant tout aux fondements juridiques de l’analyse grotienne. Parmi eux, c’est le départ entre droit naturel et droit volontaire qui prime.48 Evoqué déjà tout à l’heure, ce dualisme remplit une fonction décisive dans la construction des trois livres ; et c’est sans doute pourquoi Grotius y revient avec insistance dans les Prolégomènes. Le thème y apparaît dès la première période et semble constituer l’un des problèmes majeurs à l’avoir préoccupé en 1625.49 Sans vouloir anticiper sur nos propres développements à ce sujet, il convient de signaler dès maintenant l’importance méthodologique que notre auteur attache de toute évidence à cette distinction. Cette importance est double : elle tient en partie aux modes de preuve respectifs des deux catégories de droit ; et elle semble conditionner à ses yeux plus fondamentalement son dessein même de construire une théorie juridique.
22En ce qui concerne d’abord les modes de preuve, on a vu que Grotius envisage un double procédé pour établir les règles du droit naturel, la déduction logique et la concordance des autorités. Cette double voie se trouve du reste préfigurée dès le chapitre initial du premier livre, l’une, méthode déductive a priori, étant qualifiée de « plus subtile », l’autre, méthode a posteriori fondée sur la conviction concordante des nations civilisées, de « plus populaire ».50 La première est, de l’avis de Grotius, la plus congénitale à l’esprit du droit naturel ; la seconde n’en est, semble-t-il, qu’un succédané donnant des résultats moins certains ; infériorité relative qui s’accentue encore par le fait que la concordance des autorités et des usages sert aussi – et sert même seule – à établir le droit des gens, ce qui nécessite, on la vu, dans chaque cas un examen spécial pour éviter la confusion avec le droit naturel.51 Pourtant Grotius n’en regarde pas moins d’un œil si favorable le recours aux autorités que la fonction purement confirmatoire que celles-ci avaient remplie dans le Mémoire se trouve ici largement dépassée.52 C’est du reste ce rapprochement qui fait apparaître à quel point cette méthode probatoire jumelée est constante et presque instinctive chez notre auteur, malgré la diversification qu’elle a subie dès l’époque, semble-t-il, de la Defensio contre Welwod.53
23La cause immédiate de cette diversification n’est autre que l’attention nouvelle portée au droit volontaire et la nécessité corrélative de mieux distinguer celui-ci du droit naturel : c’est ce qui nous fait entrevoir l’implication plus fondamentale de cette distinction. Grotius l’évoque en quelques mots dans les Prolégomènes, au moment de préciser son projet. C’est là en effet qu’il discute brièvement la possibilité de construire une théorie générale du droit – artis formam imponere iurisprudentiae.54 La principale raison pour laquelle personne n’y a réussi, il la voit dans le fait qu’on n’a pas suffisamment dissocié ce qui est naturel – et partant nécessaire et permanent – de ce qui procède de la libre volonté et qui se trouve donc soumis à des changements dans l’espace et dans le temps ; car seuls les éléments naturels peuvent faire à proprement parler l’objet d’une théorie, alors que les autres sont extra artem posita.55 C’est pourquoi Grotius souhaiterait que de verae iustitiae sacerdotes entreprissent, avec ce critère essentiel pour guide, l’étude des divers domaines juridiques qui, assemblés, formeraient le corps total du droit :56 ce dont il se propose, quant à lui, de donner un exemple, on l’a vu, en présentant au lecteur l’un de ces domaines, qu’il considère en même temps comme étant « de beaucoup le plus noble ».57 Telle est l’importance méthodologique fondamentale qu’attache notre auteur à la distinction entre le « naturel » et le « volontaire ».
24On peut s’étonner, à vrai dire, de ce qu’il paraît ici tout simplement exclure de son étude les normes positives. En fait, il n’en est rien. Car, pour n’être pas susceptible d’une construction théorique au sens propre, le droit « volontaire » n’en peut pas moins faire l’objet d’un examen scientifique, surtout si l’on en indique les principes. Voilà ce que cherche à faire Grotius pour l’ensemble des normes relevant du ius gentium :58 c’est même parce que leur apparence d’universalité et de permanence pourrait les faire prendre pour du ius naturale qu’il tient à les en distinguer dans chaque cas ; or, il est évidemment nécessaire à cette fin d’indiquer la teneur aussi de ces normes volontaires : ce qu’il fera abondamment tout au long des trois livres. Il y a là une ouverture nouvelle par rapport à son écrit de jeunesse, qui, sans ignorer la différence entre le droit naturel et le droit positif, cherchait pourtant à la minimiser en groupant toute la matière, d’un seul tenant, autour d’un faisceau de principes élémentaires et « naturels ». Toutefois, si le Traité semble vouloir mieux tenir compte de la diversité souvent irréductible du réel en sacrifiant une partie de l’attrayante simplicité d’antan, l’intention théorique essentielle qui avait animé les Dogmatica du Mémoire, loin d’avoir disparue, n’a fait que s’accentuer et s’élargir.
25C’est bien vers la constitution de cette ars que convergent en effet, comme vers une clé de voûte, les trois maximes de méthode évoquées. Cette ars n’est qu’une nouvelle version, considérablement affinée, du mécanisme légal que nous avons cru discerner dans le Mémoire et qui en représente l’essentielle modernité, grâce à la scission qu’il consacre entre le droit et le fait. C’est ce que veut rappeler en sourdine l’allusion des Prolégomènes aux mathématiques ; et l’on est sans doute justifié à y voir une lointaine préfiguration de l’idéal moderne de la Methodenreinheit.59 Un curieux paradoxe veut toutefois que ce projet méthodologique, bien que poussé à son terme dans le Traité, y soit pourtant moins apparent que dans le Mémoire.
26C’est ce qui se vérifie lorsqu’on examine les trois livres eux-mêmes. Certes, la méthode démonstrative si typique de notre auteur, alliant de manière presque indiscernable la démonstration rationnelle à la foi des autorités, y demeure partout présente. Mais le souci de méthode se fait plus discret, plus implicite. L’aspect « mathématique » du Mémoire s’est estompé : on y chercherait en vain cet enchaînement presque scolaire de théorèmes, de démonstrations, de conclusions et de corollaires. Le Traité de 1625 ressemble plutôt à la visite d’une grande propriété dont le maître nous ferait voir tous les recoins, les perspectives qui lui paraissent dignes d’intérêt. Parallèlement, les aspects « galiléens » que nous avons cru déceler dans le Mémoire se sont ici estompés. Le désir évident d’originalité qui avait animé le jeune avocat en lui faisant braver la tradition par des thèses souvent paradoxales, le cède chez l’exilé de 1625 à une attitude conciliante, plus proche de la tradition. Mais ne nous y trompons point : en dépit d’une apparence parfois moins cohérente, le Traité obéit à une logique rigoureuse, tempérée uniquement par un souci de vérité et de réalisme. Et il y a plus : cette logique reproduit pour l’essentiel celle du Mémoire de 1605.60
27Avant d’établir cette affirmation en détail, on fera valoir en ce sens tout d’abord l’analogie générale des plans qui commandent les deux œuvres ; cela est aussi le dernier aspect des Prolégomènes que nous voulions examiner.
4. Le plan général annoncé par Grotius et son analogie avec celui du Mémoire
28L’architecture du Mémoire nous est connue ; celle du Traité nous est sommairement dévoilée dans ses Prolégomènes. En voici l’essentiel. Le premier livre, nous dit Grotius, commence par examiner, après une préface sur les sources du droit, la question générale de la légitimité de principe de la guerre ; ensuite, afin de distinguer guerre privée et guerre publique, il approfondit la notion de souveraineté ; enfin il s’arrête aux devoirs des sujets envers leurs gouvernants.61 Le second livre vise à indiquer « toutes les causes dont peut naître une guerre » ; et il passe en revue, à cette fin, toutes les catégories de rapports de droit, dont il énumère les principales rubriques.62 Quant au troisième livre, il parle de « ce qui est permis dans la guerre » et s’achève sur les « divers types de paix et toutes les conventions de guerre ».63 Ce résumé de l’auteur, fait après-coup, se vérifie aisément lorsqu’on parcourt l’ouvrage : à tout moment, des phrases et des paragraphes y marquent des charnières et nous rappellent qu’en dépit des apparences on suit un plan cohérent qui correspond bien à l’esquisse que nous en livrent les Prolégomènes.
29Or, ce plan reproduit en fait aussi celui de la partie théorique du Mémoire. Sans plus le nommer, Grotius reprend en fait son schéma des quatre causes ; et à nouveau il le fait précéder d’un exposé sur les sources du droit et sur la légitimité de la guerre. Certes, plusieurs chapitres liés directement à l’affaire de la Catharina sont tombés, soit que Grotius en ait réincorporé la substance d’une autre façon, comme dans le cas des chapitres ix et x ;64 soit qu’il les ait éliminés : il en va ainsi du chapitre v, le plus bref du Mémoire, mais dans lequel nous avons cru percevoir le pivot conditionnant toute la première conception grotienne de la iustitia belli :65 omission dont il nous faudra apprécier la portée.66
30Quant aux autres parties du Mémoire, il va de soi qu’on ne les retrouve pas en tant que telles dans l’ouvrage de théorie que représente le Traité ; elles tiraient toute leur justification de l’espèce de 1603. Ainsi, les Historica ont simplement disparu. Quant aux quatre derniers chapitres, ils subissent pour une part le même sort ; mais leurs observations théoriques assez considérables ont néanmoins été remployées en divers endroits du Traité.
31On peut dès lors admettre à un point de vue purement formel que la structure du Traité reflète l’idée générale qui commande la partie théorique du Mémoire. Conclusion provisoire à vérifier par l’analyse des trois livres. C’est à quoi nous allons maintenant procéder.
Notes de bas de page
1 R. Fruin, « An Unpublished Work », pp. 58-59.
2 W. J. M. van Eysinga, « Quelques observations au sujet du Mare liberum », pp. 69-70.
3 J. Basdevant, « Hugo Grotius », pp. 218 ss et 230 ss ; G. A. Finch, Préface à la traduction du De Iure Praedae Commentarius, Oxford et Londres, 1950, pp. xix-xxiii (CIL, no 22).
4 Même l’éd. posthume de 1646, qui a été rééditée dans les CIL, est à cet égard encore intacte. Malgré ses défauts, nous nous référons dans la suite à cette division, parce qu’elle est généralement reçue. La division suggérée par Gronovius n’est pas non plus très satisfaisante ; cf. sa note ad IBP, Proleg., n. 1. Cf. également infra, p. 502, note 311.
5 IBP, Proleg., nn. 1-5.
6 Ibid., nn. 6-17 et 25-27.
7 Ibid., nn. 18-24.
8 Ibid., nn. 36-38.
9 Ibid., nn. 28-30.
10 Ibid., nn. 30-35.
11 Ibid., nn. 39-40.
12 Ibid., nn. 41-60.
13 Cf. infra, pp. 457 ss.
14 Cf. supra, pp. 55 ss.
15 IPC, fol. 4’ (p. 6) ; rajout en haut de page.
16 Cf. supra, pp. 56-60.
17 C’est ce que trahit en particulier le temps passé utilisé tout au long des Prolégomènes ; cf. p. ex. nn. 17 (distinguimus), 29 (adhibenda fuit), 30 (adiuvare volui), 32 (ostendimus), 33 (examinavimus), 39 (operam dedimus). Notre constatation ne semble pas infirmée par le renvoi de IBP, i, i, xv, 1, à Proleg. 12 ; encore que ce renvoi date de la première édition, il peut s’agir d’un rajout survenu en cours de relecture lors de la rédaction de l’ouvrage.
18 L’un des rares auteurs à le relever est L. Neumann, « Hugo Grotius », p. 21, note 1.
19 Nous ne saurions donc partager l’étonnement de Hély : « Il est étrange qu’avant d’avoir dit ce qu’il entend par le droit, Grotius se soit empressé, dès les prolégomènes de son livre, d’en affirmer l’existence ; c’est peut-être un léger défaut de logique. » Etude, p. 127. Il n’y a là aucun défaut de logique, puisque les Prolégomènes sont une pièce hors-oeuvre.
20 IBP, Proleg., n. 58.
21 La différence séparant sur ce point les deux ouvrages se traduit du reste admirablement dans les prières qui les achèvent respectivement : dans l’épilogue du IPC, Grotius implore Dieu d’exalter sa patrie et de terrasser ses ennemis ; dans le paragraphe final du IBP, il intercède pour l’humanité ; cf. IPC, cap. xv, fol. 163 (p. 341) et IBP, iii, xxv, viii.
22 IBP, Proleg., n. 1.
23 Ibid., n. 36 ; les nn. 36-38 évoquent les lacunes laissées par ses prédécesseurs.
24 Ibid., n. 39, i. pr.
25 IPC, fol. 5 (p. 7) ; rajout en bas de page.
26 IBP, Proleg., n. 2. Pour la traduction de conditionibus = « accords », l’indication de Gronovius, ad loc. cit., paraît pertinente. Sur le premier emploi de cette phrase dans le IPC, cf. supra, p. 58, note 28.
27 Cf. supra, p. 354, note 1724.
28 IBP, Proleg., n. 17.
29 IPC, cap. xii, fol. 105 (p. 225).
30 IBP, Proleg., n. 22
31 Ibid., n. 23.
32 Ibid., n. 32.
33 Ibid., nn. 30 et 36.
34 Ibid., nn. 39-41.
35 Cf. infra, pp. 617-619.
36 Cf. supra, pp. 57 ss.
37 IBP, Proleg., n. 56.
38 Cf. supra, p. 450, note 24.
39 IBP, Proleg., nn. 39, med., et aussi 40, i. f.
40 IPC, fol. 5 (p. 7) ; cf. également supra, p. 59, note 32.
41 Wolfgang Röd, Geometrischer Geist und Naturrecht, Munich, 1970, passim, en part, pp. 70 ss.
42 De legibus, i, 10 ; cf. Gronovius, ad IBP, Proleg., n. 39.
43 IBP, Proleg., nn. 1, 40, i. f.
44 Ibid., n. 37.
45 Ibid., n. 1.
46 Cf. supra, p. 450, note 25.
47 Il y parle d’ordinis perspicuitas ; IPC, chap. v, i. f., fol. 26’ (p. 59).
48 Il existe d’autres distinctions essentielles, sur lesquelles on reviendra par la suite, comme celle entre droit interne et droit externe, mentionnée à IBP, Proleg., n. 41 ; cf. infra, pp. 579 ss.
49 IBP, Proleg., n. 1 ; cf. également nn. 11-17 ; 26 ; 30 ; 37 ; 39-41 ; 46 ; 48.
50 IBP, i, i, xii, 1.
51 Cf. supra, p. 449, notes 11 et 12.
52 Sur l’importance de la traditio dans la méthode théologique de Grotius, cf. René Voeltzel, « La Méthode théologique de Hugo Grotius », RHPR, xxxii (1952), pp. 129-132.
53 Cf. supra, p. 391, note 1908.
54 IBP, Proleg., n. 30.
55 Ibid.
56 Ibid., n. 31.
57 Ibid., n. 32.
58 Relevons aussi la permanence qu’il attribue au Volcker-wet dans l’Inleidinge, et qui rapproche à son avis celui-ci du droit naturel ; i, 2 (12), p. 5. Cf. aussi infra, p. 516.
59 Rod voit le germe de celle-ci plutôt dans la « laïcisation » que Grotius aurait opérée du droit naturel ; mais cet aspect ne paraîtra essentiel que dans la perspective kelsénienne, nécessairement étroite, qui est la sienne. Quant à la vraie portée de la « laïcisation » grotienne, cf. infra, pp. 496 ss.
60 Cf. Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufklärung, pp. 316-319.
61 IBP, Proleg., n. 33.
62 IBP, Proleg., n. 34.
63 Ibid., n. 35.
64 Sur le remploi du chap. x du Mémoire, cf. supra, pp. 387-388.
65 Cf. supra, pp. 63-66.
66 Cf. infra, pp. 578-579.
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