Les amazones face à l’ordonnancement social
p. 199-205
Texte intégral
Hommes, hommes, restez !
Que les hommes restent !
Qu’ils cultivent le maïs
Et fassent pousser les palmiers …
Nous, nous partons en guerre,
Nous marchons, nos glaives en avant !
Nous allons retourner les entrailles de l’ennemi !
1C’est aux accents de cet hymne guerrier que les amazones partaient au front. Fortes, invulnérables, éduquées à la guerre, vouées au combat, elles attaquent toujours les premières, galvanisent le courage des soldats masculins par leur stupéfiante intrépidité.
2Qui sont donc ces amazones ?
3Dans l’ancien royaume du Dahomey (Bénin actuel) qui s’est développé à partir du XVIIe siècle sur la côte du golfe de Guinée, il existait au sein de l’armée des troupes d’élite féminines qu’on a appelées les amazones, par référence aux héroïnes de l’Antiquité. Leur présence dans l’armée remonte au règne d’Akaba (1680-1708). En 1890, face à la pénétration coloniale, elles représentaient 30 % de l’effectif total de l’armée et constituaient l’essentiel de la garde personnelle du souverain. Leur recrutement se faisait soit au tirage au sort parmi les filles jugées aptes aux « labeurs guerriers », soit parmi les volontaires (princesses ou roturières), « dotées d’une condition physique exceptionnelle ».
4Cette présence des femmes combattantes dans l’armée n’est donc pas une légende. C’est une réalité qui s’est révélée – avec le temps – un lieu de construction d’identités « genrées », à travers notamment la transformation des rapports sociaux et la diffusion de significations, de symboles et de normes auxquels elle a abouti.
5Les amazones ont la capacité de conquérir l’espace public et communautaire. L’exercice de certains rôles publics ou l’accès à certaines fonctions généralement réservées aux hommes ne sont pas perçus comme une entrée en dissidence des règles sociales lorsque ces fonctions sont exercées et ces rôles joués par celles que l’on appelle communément Na1.
6Peut-on aujourd’hui affirmer dans le contexte béninois que la capacité de s’affranchir du pouvoir dominateur des hommes est l’apanage des seules amazones ? Comment comprendre alors les modifications des rapports de pouvoir entre femmes et hommes qui apparaissent encore plus nettement sur le plan économique, ainsi que l’émergence de leaders féminins jadis « introuvables » sur la scène politique béninoise ?
Les virtualités et les limites du patriarcat
7Dans la dynastie des rois de Danxome (Dahomey), la non-participation des femmes au trône était la règle. La succession se faisait en ligne directe par primogéniture, de mâle en mâle. Ce système de succession est désigné par l’expression laconique de To kou nou vi so (succession de père en fils). Mais la rigueur de cette règle s’estompa au fur et à mesure que le pouvoir se consolidait et l’exclusion des femmes de l’exercice du pouvoir connut une remarquable exception :
Après avoir succédé à son père Huegbaja, Akaba régna trois ans. A sa mort, il laissa des enfants en bas âge. Son frère Agaja, son puîné, voulut assurer la régence. Or, il était le dosu, c’est-à-dire « l’enfant immédiatement né après des jumeaux ». Hangbe, la sœur jumelle d’Akaba, s’opposa aux prétentions de son jeune frère car si Agaja prenait le pouvoir, il ne risquait pas de le rendre. Hangbe assura donc la régence pendant trois ans. Au cours de sa régence, Agaja se lia par des pactes avec les notables du royaume et tous les habitants vinrent trouver Hangbe pour lui demander de laisser le pouvoir à son frère. Elle accepta, mais recommanda de se méfier de son frère bien que ce dernier eût promis de restituer le pouvoir. L’histoire enseigne que cette exception n’était pas la seule dérogation au principe de succession de père en fils et que les règles de succession se sont dégagées et précisées au Danxome par des concours de circonstances.
8Du coup, on se rend à l’évidence que la transmission héréditaire du statut, la différence de sexe ainsi que la division sociale hiérarchisée qui en sont les corollaires, constituent une réalité contingente au contenu instable, variable selon le contexte et le cours de l’histoire. On en arrive alors à l’hypothèse que l’exercice de certains métiers ou la possession d’un statut sont encore aujourd’hui le résultat d’une décision sociale. Les Ahovi ont par là acquis des attributs auxquels sont associées leur aptitude à régner ou à occuper le devant de la scène publique, leur capacité à diriger des groupes d’hommes et de femmes, leur indépendance vis-à-vis de l’ordre établi, leur potentialité à négocier leur propre accès au pouvoir et à inverser au besoin les rapports de pouvoir, bref, leur autonomie. Le reflet de cette identité particulière transparaissait déjà dans certains de leurs chants guerriers où, loin d’idéaliser la nature masculine, les amazones prétendaient à la supériorité dans le courage et dans l’action, et prônaient une inversion des valeurs établies : « Dahomey, Dahomey […] ! Tes filles, plus courageuses que les guerriers, ne reculent jamais devant l’ennemi. » « Que les hommes restent, qu’ils cultivent le maïs et fassent pousser les palmiers. Nous, nous partons en guerre. » « Nous arrachons, retournons, arrachons à notre cœur. Que les hommes fassent la récolte du manioc ! »
9Au demeurant, les Ahovi sont aujourd’hui considérées comme socialement différentes des autres femmes. Or, on aurait pu croire que cette fonction de structuration (ou de restructuration) des rapports sociaux relève d’un domaine réservé : celui de l’ordre patriarcal. Beaucoup s’en faut, car la capacité d’influencer le changement social qui est ainsi reconnue aux amazones est d’une essence si dynamique qu’il serait difficile de ne pas entrevoir un lien avec le processus d’autonomisation des femmes qui est en cours dans le pays. Par ailleurs, ce processus intervient dans un contexte de mondialisation, où le développement des nouvelles technologies de l’information et ses conséquences renforcent et accélèrent les transformations évoquées ci-dessus.
La dynamique de transformation des rapports de pouvoir et le processus d’autonomisation
10L’idée qu’il est en train de se développer un processus de transformation sociale visant à rendre plus autonomes les femmes repose sur l’observation d’un double mouvement : l’abdication progressive de certaines normes traditionnelles et la prise en compte graduelle de la dimension genre dans les politiques de promotion sociale, tant au niveau gouvernemental qu’au niveau international (coopération internationale, organisations multilatérales, ONG…). Ce mouvement est intimement lié à la mondialisation ; il serait donc judicieux d’analyser l’un à la lumière de l’autre.
11Ce n’est pas un hasard que le Zindo, excellent moyen d’occupation de l’espace communautaire par les amazones, ait connu une telle confluence et une telle amplification au point de générer plusieurs milliers de groupements féminins au Bénin :
En effet selon une coutume du Danxome, lors d’un décès, une tombe se garnit avec des étoffes, des pièces de monnaie et divers objets (pipes, silex, blague à tabac, tabouret…) avant de se fermer et de dérober à l’affection des parents et amis éplorés celui ou celle dont ils eussent voulu négocier la vie à prix d’or avec la Mort, « la gloutonne au ventre profond ». La femme, les enfants, parentes, parents et alliés, doivent apporter leurs contributions aux funérailles avant l’inhumation. Cette cérémonie est sublimée et les funérailles amplifiées lorsque quelqu’un parmi les personnes citées est une amazone. Pour l’aider à faire face aux dépenses, une réjouissance est organisée à la place publique par le groupe d’amazones auquel elle appartient pour récolter des dons et souscriptions pendant toute une nuit. L’amazone frappée de deuil est portée en triomphe pendant cette réjouissance dite Zindo, qui est en même temps l’occasion pour tous les membres du groupe de sceller leur alliance et de prouver au public la force de leur union. En ce lieu et en cette nuit de vérité, chacune, sans fard et sans crainte, disait ce qu’elle pensait, faisait ouvertement ses remarques sur le pouvoir royal et sur le fonctionnement de la société. Mais le but primordial demeure le soutien à la famille éplorée.
12Aujourd’hui, ces groupements de femmes ont contribué à donner un contenu palpable à l’économie solidaire à travers la diversité de leurs activités : tontine, mutuelle de santé, microcrédit, etc. Au fur et à mesure que les difficultés économiques s’accentuaient et que les frontières entre les communautés rurales devenaient de moins en moins étanches, ces regroupements de femmes allaient s’écarter de leur objectif originel pour prendre la forme plus adaptée qu’on connaît actuellement, c’est-à-dire celle de groupements d’auto promotion. Alors que les femmes s’organisent et sont plus aptes à développer des stratégies de contournement face à la situation économique (elles contrôlent le circuit marchand et constituent 92 % des effectifs dans le commerce), il s’est avéré de plus en plus que la plupart des hommes n’arrivent plus à contribuer aux charges du ménage (soit par égoïsme, soit par manque réel de moyens). De venue par nécessité pourvoyeuse de fonds, la femme est également devenue sa propre « protectrice » et la « protectrice » de toute la famille.
13De facto, les responsabilités au sein de la famille changent de pôle et l’obligation d’assumer les charges du ménage repose désormais sur la femme. Certains hommes se réfugient derrière le fallacieux prétexte d’avoir honoré l’engagement de payer la dot pour justifier la fuite devant leurs responsabilités ou cette inversion de rôles. Cette situation ne suscite pas pour autant l’indignation du commun des Béninois et apparaît comme normale. Nous assistons alors à une remise en cause implicite des normes traditionnelles, c’est-à-dire à la tendance manifeste vers une abdication des rôles traditionnels et des responsabilités2. Les femmes chefs de famille se comptent aujourd’hui par milliers au Bénin, tant en milieu rural qu’en milieu urbain.
14Désormais vacillante, la norme culturelle est également moins réfractaire vis-à-vis des initiatives visant à promouvoir le leadership féminin, que ces initiatives soient internes ou non à la communauté. Ainsi, grâce à l’appui des ONG et sous l’impulsion de la communauté internationale, une nouvelle génération des femmes leaders a vu le jour. Ces femmes ont joué un rôle prépondérant dans l’avènement de la démocratie et sont devenues des acteurs clés du système politique au Bénin : les assises de l’historique Conférence des forces vives de la nation, qui s’est déroulée du 19 au 28 février 1990 et qui a marqué l’ouverture du pays à la démocratie (après dix-sept ans de dictature militaire), ont été en grande partie dirigées par une femme. Depuis sa création en 1990 et pour un second mandat électif de cinq ans, la Cour constitutionnelle, institution de régulation la plus importante de la démocratie au Bénin, est dirigée par une femme. Enfin – pour être bref –, le plus important parti politique (parmi une centaine) est actuellement dirigé par une femme.
15Ces femmes, faut-il le rappeler, sont en train d’émerger, même si l’environnement ne leur est pas totalement favorable. Cela offre des perspectives différentes sur la conception de la place et du rôle de la femme dans les projets politiques au Bénin.
16Il est donc tout à fait possible de penser que c’est l’inégalité des rapports entre hommes et femmes qui produit les différences de sexe, et non le contraire. L’institution des amazones est, de ce point de vue, consubstantielle à la thèse d’une remise en cause de la construction sociale dominante.
Notes de bas de page
1 N’ayant pas de nom générique, les femmes soldats sont désignées par cette expression commune, qui est en fait le diminutif de toutes les autres appellations : Ahosi (femme du roi), Mi no (nos mères), Ahovi (princesse).
2 Voir Catherine Overholt, Kathleen Cloud, Mary B. Anderson, James E. Austin, « Femmes dans le développement : cadre pour un projet d’analyse », Le genre : un outil nécessaire, Jeanne Bisilliat, Christine Verschuur (dir.), Cahiers genre et développement, n° 1, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 207. Dans le même sens, Caroline O. N. Moser, « Planification selon le genre dans le Tiers Monde : comment satisfaire les besoins pratiques et stratégiques selon le genre », ibid., pp. 133-137.
Auteur
Etudiant IUED, Bénin.
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