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Quelques réflexions personnelles au retour de Porto Alegre sur la Marche mondiale des femmes, le Forum social et la place des femmes dans le mouvement altermondialiste

p. 189-198


Texte intégral

1Ce texte a été conçu en janvier 2003, immédiatement après mon retour du Forum social mondial, alors que j’étais imprégnée de l’ambiance enthousiasmante de Porto Alegre. Cette contribution n’a pas de prétentions académiques ; je l’écris à titre personnel en tant que femme engagée dans le mouvement.

2Pour commencer seront exposés quelques éléments d’information sur la Marche mondiale des femmes (MMF) et sur les forums sociaux (FS) ; la place de la question des femmes et des positions féministes dans les FS sera abordée ensuite. Je connais un peu mieux la Marche mondiale des femmes que le Forum social, mais je vais essayer néanmoins de faire une synthèse à mon niveau. Les développements des mouvements sociaux ces dernières années sont porteurs d’espoir, mais fragiles, et nous avons intérêt à essayer de les comprendre le mieux possible.

3Nous traversons une période très particulière de grandes transformations, qui se caractérise par le pouvoir croissant du capital financier et des grandes entreprises multinationales. Le système est en crise et cherche désespérément des solutions. Cela intervient dix ans après l’effondrement des régimes de l’Est et depuis, le système capitaliste et l’économie de marché se sont étendus et dominent sans partage tandis que les Etats-Unis d’Amérique apparaissent comme la principale grande puissance. La majorité de la population mondiale vit dans des conditions désastreuses sur le plan économique et social. La pauvreté et le chômage augmentent ainsi que le sous-développement, les populations qui vivaient de l’agriculture diminuent et sont réduites à la misère tandis que la pollution et la destruction de la nature progressent. Tant dans les pays du Sud que du Nord, de grands secteurs de la population souffrent gravement de la situation qui ne s’améliore pas, bien au contraire. Chassées par la guerre et la misère, les populations sont contraintes à l’émigration et se heurtent aux barrières dressées dans les pays riches.

A propos de la Marche mondiale des femmes

4L’idée de la Marche mondiale des femmes 2000 a été lancée par des militantes féministes québécoises à Pékin1, dans le cadre de la 4e Conférence internationale des femmes.

5A la suite de la proposition lancée à Pékin, 140 femmes venues de 65 pays se réunissaient en octobre 1998 pour discuter ensemble des revendications à porter à l’échelle internationale. Une analyse de la situation des femmes dans le monde et une plate-forme revendicative ont été ainsi élaborées. On constate notamment dans cette analyse que nous vivons dans un monde progressivement construit par la force conjuguée de deux phénomènes mondiaux :

  1. la domination d’un système économique unique à l’échelle de la planète : le capitalisme néolibéral (compétitivité absolue, privatisation, libéralisation, loi du marché, la pleine jouissance des droits humains fondamentaux subordonnée à la liberté économique avec les conséquences bien connues que cela entraîne ;

  2. la perpétuation d’un système social et politique dominant envers les femmes : le patriarcat. Le patriarcat est bien plus ancien que le capitalisme. Il s’exprime dans tous les domaines de la vie et se manifeste par différents stéréotypes qui conditionnent ou marquent les rapports entre les femmes et les hommes.

6A partir de cette analyse, des revendications ont été formulées : six contre la pauvreté et onze contre la violence, dont voici quelques exemples :

  • la fin des programmes d’ajustement structurel et la fin des compressions et coupures dans les budgets sociaux et les services publics ;

  • l’annulation de la dette des pays du tiers-monde ;

  • la répression de la traite des êtres humains ;

  • des politiques de désarmement dans tous les pays, pour les armes classiques, nucléaires ou biologiques, ratification de la convention sur les mines antipersonnelles ;

  • le droit d’asile pour les femmes victimes de persécutions sexistes ou de violences sexuelles ou pour les personnes persécutées en raison de leur orientation sexuelle.

7La Marche mondiale des femmes prend des positions radicales en déclarant vouloir rompre définitivement avec le capitalisme néolibéral et avec le patriarcat ; c’est d’une remise en cause du système qu’il s’agit. Elle se donne pour but de créer de nouvelles règles à partir des expériences et des alternatives proposées par les femmes et les mouvements sociaux sur les plans local, national et international.

8La MMF réunit des groupes de femmes de base et exclut formellement les organismes gouvernementaux. Elle a adopté un certain nombre de valeurs : les femmes dirigent le mouvement ; il n’y a pas une région du monde qui domine les autres ; la diversité du mouvement. Les possibilités offertes par les nouveaux moyens de communication et par Internet ont rapidement été comprises par les femmes engagées dans la MMF, qui en ont fait grand usage.

9L’ampleur du mouvement a été considérable puisque plus de 5 000 groupes de 157 pays et territoires de tous les continents ont participé aux mobilisations de l’an 2000. Mais on ne peut pas laisser dans l’ombre le fait que tous les réseaux féministes n’ont pas adhéré à la Marche. Elle a eu par exemple des difficultés à s’étendre parmi les germanophones et n’a que peu de relais aux Etats-Unis.

10En outre, un certain nombre de critiques ont été formulées à l’égard de la MMF, dont on en mentionnera deux : la première affirme que la Marche refuse le néolibéralisme mais accepte le capitalisme et lui reproche une plate-forme « attrape tout » ; la seconde a porté sur la perspective très institutionnelle de la MMF, étant donné les instances (gouvernements et institutions internationales, Banque mondiale, ONU, Fonds monétaire international) auxquelles ont été adressées les revendications.

11Il faut reconnaître aussi que des désaccords et des ambiguïtés traversent le mouvement. Deux exemples significatifs sont les positions en partie contradictoires sur la prostitution et sur le lesbianisme et les difficultés rencontrées pour rédiger la plate-forme sur ces deux questions. D’autres problèmes importants au sein du mouvement de la Marche sont liés à la représentativité inégale des délégations et à la répartition du pouvoir dans les structures. La diversité des modes d’organisation et des moyens techniques et financiers parmi les groupes et les associations crée des déséquilibres difficiles à régler. Une autre source de problèmes réside dans le rapport de collaboration entre les permanentes et les volontaires, les unes payées pour un certain nombre d’heures de travail tandis que d’autres y consacrent leur temps libre ou sont au chômage.

12Il faut mentionner pour terminer le fait que sans aucun doute, parmi les multiples groupes qui ont participé à la Marche, certains l’ont fait sans avoir pris connaissance de la plate-forme, sans l’avoir adoptée et en étant en désaccord avec une partie de son contenu.

13Un certain nombre de ces problèmes existent aussi au sein des forums sociaux comme dans d’autres mouvements.

14Plusieurs années ont passé et en 2003, le mouvement de la Marche mondiale des femmes existe toujours, même si la situation n’est pas facile. Une réunion européenne a eu lieu à Zurich en février 2002 et une réunion internationale à New Delhi en mars 2002. Le réseau international s’est maintenu, mais l’état des coordinations locales et nationales est très inégal selon les régions : lors du bilan des actions de l’an 2000, 80 coordinations nationales ont exprimé leur volonté de continuer et nous avons appris par exemple à Porto Alegre que des coordinations régionales de la MMF existent dans vingt Etats du Brésil.

15Une fois passé l’échéance fixée en 2000, la mobilisation est tombée et une partie des forces engagées dans le mouvement s’en est retournée aux affaires courantes. C’est le cas en particulier des permanentes salariées par une organisation qui a « marché » en 2000 parce qu’elle était mandatée. Mais aussi, de manière générale, il apparaît que le mouvement ne peut garder le même niveau de mobilisation sans une échéance vers laquelle se tendent toutes les énergies.

16La Marche se poursuit en effet mais avec des problèmes de structure. La Fédération des femmes du Québec, qui a porté l’essentiel du mouvement jusqu’ici, ne peut pas continuer et il faut donner à la MMF une structure indépendante.

17Les démarches infructueuses auprès des instances internationales en 2000 ont ouvert les yeux de celles qui se faisaient des illusions sur la possibilité d’obtenir des réponses positives à nos revendications par ce moyen. L’orientation consistant à développer les organisations de base, la coordination et la mobilisation, à faire des alliances et à participer très activement au mouvement altermondialiste, demande du temps et de l’énergie mais nous voulons croire que c’est une perspective prometteuse pour l’avenir.

A propos du Forum social mondial

18La Marche mondiale des femmes s’est impliquée dès le début dans la création du Forum social mondial (FSM) ; elle fait partie du Comité international du FSM et s’est jusqu’ici fortement investie dans leur préparation, tant au niveau mondial qu’européen.

19Le premier FSM a eu lieu en janvier 2001 à Porto Alegre en même temps que le Forum économique mondial (WEF) de Da vos. Il a été rendu possible par le développement d’importants mouvements sociaux dans plusieurs régions du monde comme l’Inde, l’Amérique latine et l’Italie, et du réseau d’échanges qui s’est créé entre eux. La nécessité des rencontres était ressentie dans les regroupements internationaux comme Attac, l’Action mondiale des peuples ou l’Appel de Bangkok, entre autres. En outre, la situation particulière du Brésil et de la ville de Porto Alegre en 2001 a favorisé la réalisation de ce premier Forum2. Préparé en quelques mois, il a été une réussite et a lancé une dynamique qui voit des structures similaires se créer à différents niveaux.

20Dans toutes ces tentatives est présente la volonté de trouver des espaces pour favoriser la coopération, la discussion et la critique. Un aspect déterminant, mais plus difficile à conduire que la critique et l’analyse des effets destructeurs du système, est la recherche des alternatives. Des réflexions et des expériences diverses existent pourtant. Par exemple, un effort considérable en vue de la réalisation du campement de la jeunesse a été fait au dernier FSM : l’immense village de tentes alternatif a fonctionné sans argent, avec des modes d’autogestion, dans une conception écologique, avec une réflexion sur la culture, sur la nourriture biologique, etc.

21Le FSM a lancé un appel à la création de forums régionaux et locaux, et ceux-ci sont nombreux à se mettre en place par régions ou par thèmes3.

22Il est utile de préciser qu’un Forum social n’est pas une nouvelle organisation, mais un espace mis à disposition pour les échanges, la formation et le développement des réseaux de base. En principe, un FS est moins tourné vers l’action que la MMF. C’est un phénomène nouveau qui répond au besoin de rencontres à une vaste échelle des groupements de la société civile qui acceptent leur diversité dans un cadre commun. Il s’agit d’une volonté de mettre en relation l’ensemble des mouvements sociaux qui acceptent la plate-forme du FSM et la Déclaration de l’Assemblée des mouvements sociaux4.

23Un aspect très important à mon sens est la possibilité, dans le cadre du forum, de traiter des questions transversales et de mettre en relation des terrains d’action éloignés les uns des autres. Un autre aspect remarquable des FS est l’activité de formation des milliers de participant-e-s, et surtout des jeunes.

24La diversité des intérêts de la multitude de groupes, associations et organisations qui participent au FS constitue sa richesse et sa vitalité. Elle peut aussi dériver vers la confusion ou vers des combats pour le pouvoir. La réussite et la continuation du forum constituent à chaque fois un pari.

25En ce qui me concerne, j’ai participé au Forum social européen de Florence en novembre 2002 et au Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2003, et, comme la plupart des participant-e-s, j’ai été bouleversée et enthousiasmée par les milliers de personnes mobilisées dans les mouvements sociaux.

26Mais si, au-delà de mon enthousiasme, je cherche à exprimer quelques éléments critiques, j’en viens à faire état de la forme traditionnelle des grandes conférences avec des intervenants prestigieux et passionnants et un public attentif. Ce dispositif ex cathedra ne manquait pas de renvoyer certain-e-s aux souvenirs des études. Mais comment procéder autrement avec des milliers de personnes ?

27La question du pouvoir et de la représentativité est aussi un motif de préoccupation. Les décisions se prennent par consensus et il y a une volonté forte de trouver des solutions qui puissent être acceptables par toutes les forces présentes. Cependant, le processus de décision, qui nécessite des déplacements mensuels à l’échelle européenne (FSE) ou mondiale (FSM) pour assister aux rencontres préparatoires, est un obstacle pour les groupes qui n’ont pas de ressources financières ou de permanent-e-s disponibles. Jusqu’ici les solutions trouvées ont permis aux forums d’avoir lieu en offrant des conditions d’ouverture, mais l’équilibre est fragile. Il suffirait que certains courants décident d’imposer leur point de vue et tout le processus risquerait d’être arrêté.

La place des femmes et des thèmes féministes au sein du Forum social

28Je ne connais pas la statistique sur la répartition des participant-e-s au FSM ou au FSE, mais mon impression est que la participation des femmes a été très importante. Les femmes sont très engagées et très actives dans les mouvements sociaux mixtes. Sur le plan des interventions dans les conférences et les séminaires, j’ai eu le sentiment qu’une amélioration de la situation était intervenue entre Florence et Porto Alegre.

29A Florence, les femmes intervenantes étaient l’exception, le conférencier type étant un homme blanc d’environ 50 ans – et ce constat a été abondamment souligné.

30Dès la première année, la faible représentation des femmes au FSM de Porto Alegre avait été sujette à des critiques. Dans les archives du site du FSM figure un article de Candido Grzybowski, intitulé « Un monde plus féminin est-il possible ? », qui met en évidence cette lacune (en 2002). En comparaison de la situation au FSE de Florence, la présence des femmes dans les conférences et séminaires semblait plus importante qu’au FSM de Porto Alegre. Précisons que les sujets traités par les intervenantes étaient divers (économie, migrations, etc.). Donc, au niveau de la visibilité et de la représentation des femmes dans les prises de parole, on a constaté des progrès5.

31Qu’en est-il des thèmes féministes : les droits des femmes, la violence, la lutte contre l’oppression ? Dans une table ronde sur l’égalité, la salle était majoritairement remplie de femmes même si par la suite nous avons entendu des interventions venant du public non exclusivement féminines. On a observé une fois de plus que si une conférence porte un titre facilement identifiable comme ayant trait à la question des rapports de genre, elle n’attire que très peu d’hommes. Le problème de la domination pèse davantage sur les dominé-e-s et dès lors présente davantage d’intérêt pour les dominé-e-s que pour les dominants.

32En revanche, toujours au FSM 2003, dans une conférence qui portait sur le thème de l’impunité, j’ai entendu une intervention remarquable et très impressionnante d’une femme coréenne, Chin Sung Chung, sur l’esclavage sexuel (comfort women) pendant la dernière guerre mondiale et sur le silence qui a été fait sur ces crimes. Elle a parlé de la violence à l’égard des femmes, des crimes sexuels pendant les guerres et de l’impunité. Ce discours a eu lieu dans un immense stade bondé (le Gigantinho) et a été écouté attentivement par des milliers de personnes, hommes et femmes. Je fais l’hypothèse que si la même conférence avait fait partie d’un ensemble d’interventions dont le titre évoque la question des « genres », son auditoire se serait composé de 90 % de femmes.

33La question de l’égalité des droits entre hommes et femmes est presque toujours mentionnée dans les documents du mouvement altermondialiste et l’on mentionne explicitement la lutte contre le sexisme et le patriarcat dans la Déclaration des mouvements sociaux de 2003 (à la rédaction de laquelle a participé la MMF). En dépit des apparences, ces questions ne sont pas – et de loin – prises en charge autrement que de manière déclamatoire et superficielle par la plupart des mouvements mixtes, car ils ne disposent pas des concepts pour les penser et encore moins pour les intégrer dans leur discours ou dans leurs pratiques.

Pour conclure

34Actuellement, le mouvement altermondialiste est en plein développement. Il correspond aux aspirations de très nombreux groupes et organisations convaincus de la nécessité vitale de trouver des solutions alternatives au système dominant. Dans ce contexte, les rencontres à l’occasion des FS sont des énormes succès et les actions exprimant l’opposition aux politiques dominantes réunissent des milliers de personnes dans tous les continents. Le FSE et le FSM ont permis d’organiser de manière relativement coordonnée les manifestations massives d’opposition à la guerre en Irak dans le monde entier.

35Le défi actuel me semble résider dans la capacité de favoriser l’intégration progressive des thématiques entre les mouvements par les discussions et l’échange d’arguments. La remise en question des rapports sociaux entre les sexes et de l’oppression des femmes est marginale ou absente, mais si cette réflexion n’est pas pleinement intégrée dans le projet de construction d’une alternative au monde dans lequel nous vivons, ce projet est voué à l’échec.

36Pour les féministes, il s’agit de préserver l’autonomie indispensable du mouvement tout en étant capables de participer, collaborer et faire alliance, dans et avec les mouvements mixtes, pour que la question des rapports entre les genres soit enfin prise en compte.

37Le dernier point qui me semble décisif, et que j’ai compris grâce aux FS (en écoutant en particulier Leonardo Boff), est le caractère prioritaire de la construction des organismes de base, car elle seule permet aux femmes et aux hommes de recréer du collectif, de prendre conscience de leurs intérêts véritables et de prendre du pouvoir sur leurs vies et sur l’avenir.

Bibliographie

SITES INTERNET

Marche mondiale des femmes : < http://www.ffq.qc.ca/marche2000 >.

Forum social mondial : < http://www.forumsocialmundial.org.br >.

Social Movements International Network : < http://www.movsoc.org >.

Notes de bas de page

1 En 1995, elles avaient mené au Québec une marche contre la pauvreté et la violence intitulée « Du pain et des roses », qui a eu un énorme retentissement.

2 La municipalité de Porto Alegre était intéressée et la campagne en faveur de l’élection de Lula plaidait dans le même sens.

3 En septembre 2003 aura lieu à Fribourg le Forum social suisse et en novembre de la même année le Forum social européen à Paris – Saint-Denis (précédé par une Assemblée européenne des femmes).

4 L’Assemblée des mouvements sociaux, qui est convoquée durant le FS, permet d’annoncer à l’ensemble des composantes du mouvement les échéances et de coordonner les agendas.

5 Il n’en reste pas moins que la couleur blanche continue à dominer et de ce point de vue, le déplacement du FSM en Asie est très positif.

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