Introduction
p. 21-24
Texte intégral
1Ce colloque est le deuxième d’une série de trois sur la problématique de la mondialisation et du genre. L’année dernière, nous avons réfléchi et débattu des aspects économiques de la mondialisation. Les questions concernaient la libéralisation du marché et du commerce et son impact sur les possibilités de développement des femmes et l’évolution des rapports de genre. Nous avions vu que l’économie mondialisée (notamment les zones franches) crée des opportunités pour les femmes et accroît leur autonomie économique, mais qu’en même temps ces opportunités ne vont pas forcément de pair avec le respect des droits humains (droits de travail, droits reproductifs, etc.) et exploitent la position subordonnée des femmes (main-d’œuvre bon marché, dextérité…). Afin de garantir des possibilités de travail et de revenu dans des conditions décentes, il est important de pouvoir influencer les processus et structures politiques responsables des mesures économiques.
2C’est l’enjeu de cette année : Quels sont les structures et mécanismes de prise de décision ? Où se situent les centres de pouvoir et y a-t-il eu des déplacements de ces centres de pouvoir sous l’influence de la mondialisation ? Dans un tel contexte, comment doit-on s’organiser pour intégrer la perspective genre et comment peut-on continuer la lutte pour réaliser l’égalité de genre dans notre monde ? Les différents exposés de nos interlocuteurs et interlocutrices, venu-e-s d’horizons divers, nous aideront à éclaircir cette relation complexe entre mondialisation, genre et prise de décision/gestion des affaires publiques.
3Pour ne pas couper l’herbe sous les pieds des spécialistes et invité-e-s d’honneur, je vais introduire notre sujet par une petite digression dans l’histoire de la création d’un lieu mondialement connu : Lourdes.
Lourdes1
4Nous sommes en 1858, année où une jeune fille de 14 ans, Bernadette Soubirous, raconte avoir vu des apparitions d’une très jolie jeune fille de 12 ans qui lui ordonne d’aller voir le curé pour construire une chapelle près de la grotte locale.
5Bernadette, issue des couches pauvres et sans pouvoir, a de la peine à transmettre auprès de l’establishment de l’Eglise catholique le message de la jeune fille apparue. Ils ne la prennent pas au sérieux.
6Le clergé lui demande d’identifier plus précisément cette fille – qui à leur avis ressemble à une fée tout droit venue du folklore populaire et superstitieux des Pyrénées. Lors de la seizième apparition (nous, les femmes, n’en sommes qu’à la quatrième Conférence mondiale des femmes), Bernadette raconte qu’il s’agit de l’Immaculée Conception. En entendant ce vocabulaire connu de l’Eglise catholique, mais considéré comme trop sophistiqué pour une fille du peuple, le clergé admet enfin avoir affaire à un signe sacré.
7La négociation entre Bernadette et le clergé est un exemple de rapports de pouvoir et d’un conflit qui se joue sur des symboles. Pour voir sa vision acceptée, Bernadette a dû s’accommoder du langage dominant de l’Eglise catholique (la jeune fille est devenue sainte Marie).
8Le conflit entre Bernadette et le clergé peut être interprété en termes de lutte de pouvoir à un niveau plus large : les populations des Pyrénées cherchant des conditions de vie meilleures essaient d’intégrer des images puissantes du christianisme dans leur religion populaire, tout comme le clergé se munit contre les attitudes superstitieuses des peuples marginaux de la montagne ; il protège son patrimoine symbolique et donc sa domination.
9La lutte de pouvoir, ici esquissée, résulte en un nombre d’inversions : un petit village est devenu le site le plus couru par les pèlerins dans le monde chrétien, une pauvre fille sans pouvoir est devenue une sainte, une fée des bois est devenue la Vierge Marie et les malades et marginaux y deviennent des héros. Ces inversions sont une contestation des discours dominants qui oppriment les femmes et les « faibles ».
10Ne pouvons-nous pas faire le parallèle avec le lieu de rencontre massive qu’est devenu Porto Alegre et le lieu de la chasse gardée qu’est le World Economic Forum (WEF) à Davos ? Ne perçoit-on pas des affrontements d’intérêts opposés ou mêmes inconciliables ?
11Cela m’amène à vous poser les questions suivantes :
Les femmes, lors de leurs nombreux pèlerinages (Planeta Femea, Beijing, Porto Alegre), ne se voient-elles pas, comme Bernadette, obligées d’exprimer leurs problèmes, leurs restrictions sociales et leurs visions d’un monde plus équitable dans un langage connu et compris par les dominants pour être entendues (théorie des muted groups) ?
Quelles sortes de problèmes les femmes mettent-elles sur l’agenda politique (pour autant qu’elles y accèdent) et comment ces problèmes sont-ils liés à la domination masculine (discours de genre dominant) dans nos sociétés ?
Faut-il parler le langage dominant, néolibéral, masculin pour contester le bradage des intérêts publics et l’érosion de la démocratie ? Comment un système clos comme le WEF à Davos est-il acceptable d’un point de vue démocratique ? Et s’il y a érosion des systèmes démocratiques dans ce monde, que peuvent faire la société civile, les mouvements de femmes et les organisations d’aide au développement pour contrôler, influencer et changer les politiques ? Si le modèle dominant est la piraterie économique et la commercialisation de l’existence humaine, où sont les lieux d’influence et quelles sont les structures de contrôle ? (Le paradigme des politiques de partenariat entre le privé et le public s’exprime dans un langage d’intérêts partagés, de situations win-win, de responsabilités mutuelles2 .)
Dans notre monde mondialisé, la gouvernance est-elle le terme, la notion, le mécanisme qui va nous aider à réaliser le développement durable, la justice sociale et l’égalité de genre ?
12Voilà mes questions… et l’enjeu des réflexions et débats lors de ces deux jours.
13Sommes-nous comme des araignées (à régner) dans une toile mondiale (www) ? Sommes-nous prisonnières ou y a-t-il des niches d’influence ? Y a-t-il quelque espoir de régner, de gouverner… et de savoir où notre embarcation se dirige ?
Notes de bas de page
1 L’histoire de Bernadette Soubirous est empruntée à ma collègue Catrien Notermans et le projet de recherche « The Power of Pilgrimage », du Centre des études femmes de l’Université de Nimègue (Pays-Bas).
2 Cf. Richter, Judith, « We the Peoples » or « We the Corporations » : Critical Reflections on UN-business « Partnerships », International Baby Food Action Network (IBFAN) ; Geneva Infant Feeding Association (GIFA), Geneva, 2003, <www.ibfan.org/english/pdfs/wethepeoples.pdf>.
Auteur
Anthropologue, chargée de cours à l’IUED, Genève et à l’Université de Nimègue (Pays-Bas).
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