Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre. Introduction de la problématique
p. 13-19
Texte intégral
1Le Colloque genre qui se tient annuellement à l’IUED s’inscrit e depuis l’année dernière dans un cycle sur la mondialisation. En 2002, l’angle d’approche était économique ; cette année, il est politique. Nous ne traitons pas de la mondialisation en général, mais de ses rapports avec le politique, en particulier en ce qui concerne les relations de genre. Le Colloque genre s’est tenu cette année les 31 janvier et 1er février 2003.
2La mondialisation modifie les structures et les processus de décision, le rôle et la nature de l’Etat, les rapports entre les Etats, entre le public et le privé, entre les différents niveaux des instances de décision, entre les acteurs politiques, et en particulier entre l’Etat, le marché et la société civile. Les rapports de pouvoir entre hommes et femmes sont ébranlés et la place des femmes dans les structures et processus de décision est en transformation. On assiste à la fois à un déplacement de pouvoir vers des instances différentes, à une perte de pouvoir à certains niveaux et à l’accroissement du pouvoir de nouveaux acteurs. Ce mouvement est contradictoire et paradoxal : d’un côté il réduit les possibilités d’exercer du pouvoir ; de l’autre il permet aux mouvements citoyens, aux femmes et aux hommes, de saisir de nouvelles opportunités. Les technologies de la communication jouent un rôle non négligeable dans l’accès à de nouvelles possibilités de s’informer, d’échanger, de s’organiser, de faire pression. La mondialisation des mouvements revendiquant plus de justice sociale et d’équité – notamment de genre –, des mouvements de femmes, de citoyens, des ONG, interpelle le pouvoir politique en place et cherche à définir de nouveaux paradigmes de développement. Parallèlement, les sociétés multinationales occupent le paysage avec une puissance qui semble illimitée. Les instances supranationales, qui sont aussi traversées par des lobbies puissants, exercent des pouvoirs qui dépassent les frontières.
3La mondialisation nous interpelle donc fortement sur ces questions rattachées au pouvoir. Celles-ci sont profondément liées aux rapports de genre, car « le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir »1.
4Les changements économiques importants liés à la mondialisation s’accompagnent de transformations des rapports de pouvoir et des identités de genre au sein des ménages, dans les organisations, dans les mouvements de base et dans les instances politiques à tous les niveaux. Ces processus d’accès et de participation au pouvoir des femmes, de choix et de prise de décision sont dans la continuité de notre réflexion sur la mondialisation et les transformations des rapports sociaux entre hommes et femmes.
5Dans le contexte de la mondialisation, diverses démarches peuvent être observées qui tentent de redéfinir d’autres systèmes de gestion des affaires publiques. Les clivages et modèles d’organisation politiques sont en discussion ou dépassés, de nouvelles formes sont recherchées. L’on observe de multiples événements où s’exprime la contestation, une mondialisation des mouvements de base se développe, des fora internationaux alternatifs s’organisent. Parallèlement, l’on constate que des instances étatiques ou supranationales cherchent à redéfinir des mécanismes, processus et structures de gestion des affaires publiques.
6La notion de « gouvernance » est apparue dans ce contexte et est utilisée de manière croissante. Cette notion, liée aux programmes d’ajustement structurel et de décentralisation promus par la Banque mondiale, est cependant employée dans des sens différents. Nous présenterons dans le colloque une analyse historique du terme et tenterons de donner du contenu à cette expression connotée et parfois controversée, et surtout de l’aborder dans une perspective de genre, ce qui est encore trop rarement le cas.
7Les institutions financières internationales promeuvent la « bonne gouvernance »2. En plaçant ce concept – dont l’origine est liée à la recherche sur les entreprises (corporate governance) – au centre de leurs politiques, elles affirment qu’elles visent à combattre les différentes formes de corruption et de mauvaise gestion qui sont néfastes à l’économie. La « bonne gouvernance » s’inscrit donc dans les relations de pouvoir mondiales et est étroitement liée à une conception macroéconomique du développement (efficacité et croissance). Les institutions financières internationales peuvent ainsi imposer, par les clauses de conditionnalité et les programmes d’ajustement, un cadre restreint et normatif de gouvernance qu’elles qualifient de « bonne ».
8D’autres abordent la question différemment. « La “gouvernance” ne se caractérise pas par des organes spécifiques, mais par ses procédures et ses pratiques. C’est un processus, et non une structure. […] elle exige, au-delà des institutions et des instruments de gouvernement, la participation de la société civile et la négociation entre groupes d’intérêts, réseaux et secteurs. La gouvernance favorise donc les interactions Etat-société, en offrant un mode de coordination entre les acteurs sociaux caractérisés par la multiplicité et la fragmentation – administrations publiques, groupes de pression, consultants, mouvements de citoyens et associations de consommateurs, notamment –, pour rendre l’élaboration de l’action publique plus efficace. »3
Quelques questions pour stimuler le débat
9Les questions posées ci-dessous ont pour but de stimuler le débat. Il serait probablement utile, à la fin du colloque, d’encourager des recherches plus approfondies sur une question centrale : que signifierait la « gouvernance », considérée et pratiquée dans une perspective de genre ?
Quels sont les interactions entre les acteurs situés à différents niveaux, les rapports entre le local et le global, et comment les relations de genre interviennent-elles à ces différents niveaux ? Qu’en est-il de la décentralisation et comment analyser le transfert des responsabilités de reproduction sociale de l’Etat vers les femmes ? Dans ces évolutions, peut-on observer des processus d’empowerment ou de disempowerment ?
Quels sont les liens entre l’évolution des rapports de pouvoir entre femmes et hommes et leur participation aux décisions dans la sphère publique ? Quels autres canaux d’influence sur les décisions publiques les femmes ont-elles ?
Quelle est l’évolution de la représentation des femmes dans la vie publique, aux postes de décision gouvernementaux, et quelle prise de conscience fait-on de leur sous-représentation ? Quelle est l’importance d’avoir une « masse critique » pour exercer une influence ? Quelles sont les stratégies pour obtenir une représentation équitable aux niveaux de décision ?
Y a-t-il des « manières de faire » politiques différentes lorsque l’on prend en compte les questions de genre ? Observe-t-on des différences, des contributions innovantes, au niveau des choix et priorités des thèmes d’action politique (gender issues), au niveau des approches (« holistes »), au niveau des formes de discussion des problèmes et de mise en œuvre des actions (horizontalité, transparence, intégrité) ?
On mesure au niveau international les progrès d’accès au pouvoir des femmes avec l’indicateur gender empowerment measure (GEM)4. Or, de nombreux aspects de l’empowerment lui échappent, comme l’évolution des rapports de pouvoir au niveau domestique, dans la vie communautaire, au niveau rural, car ils sont difficilement mesurables. Peut-on suggérer des pistes pour dépasser ces difficultés à évaluer les progrès ou les reculs ?
Les entreprises privées et multinationales jouent un rôle croissant dans la gestion des biens publics. Quelle en est la conséquence sur les femmes et les hommes et sur les relations de genre ? Comment instaurer une surveillance de la prise en compte d’une perspective de genre dans les entreprises privées et les sociétés multinationales5, mais également dans des institutions financières comme la Banque mondiale6, le FMI ou l’OMC ?
Comment instaurer et généraliser des systèmes de vérification des résultats des choix politiques, bénéfiques ou non (accountability) en termes de genre (exemple des « budgets genre ») ? Quels mécanismes mettre en place pour que les populations demandent des comptes aux acteurs qui les représentent ou auxquels elles ont confié la responsabilité de leur bien-être ?
10Ce colloque se propose donc de s’interroger et de débattre pour comprendre comment les femmes luttent, s’organisent et conçoivent leur place et leurs stratégies dans l’action collective et la gestion des entitlements7 auxquels elles ont droit. L’émergence de nouvelles procédures et pratiques de pouvoir leur permet-elle d’élaborer de nouvelles stratégies pour faire aboutir des revendications collectives allant dans le sens de leur empowerment, et si oui, à quels niveaux de la société cela se produit-il ?
L’objectif du colloque
11L’objectif du colloque est double. Il fournit l’occasion de progresser dans le débat et la réflexion sur l’accès équitable, en termes de genre, au pouvoir, ainsi que dans l’analyse critique du concept de gouvernance dans une perspective de genre, à l’heure de la mondialisation. Il consiste aussi à servir de réservoir d’idées à ceux – décideur-se-s, chargé-e-s de programme, chercheur-se-s et étudiant-e-s – qui travaillent sur le développement avec cette perspective.
12Pour certains, le discours sur la « gouvernance » apparaît comme un nouveau discours stratégique, top-down et hégémonique. Pour d’autres, le terme suppose par définition une participation de la société civile, des interactions entre l’Etat, la société civile et le marché.
13Que signifierait la « gouvernance incluant une perspective de genre » ? Si l’objectif est de donner la parole aux non-puissants, aux femmes et aux hommes de manière équitable, de donner accès aux informations (et formations) nécessaires pour exercer le pouvoir, pour décider et agir, pour inclure une vision du monde différente, pour refléter les besoins et les intérêts des femmes et des hommes, pour défendre les droits de la personne et permettre l’exercice des droits citoyens, quelles pratiques et procédures faut-il mettre en œuvre pour y parvenir ? Le colloque devra débattre si – et si oui, comment – la « gouvernance démocratique », comme l’appellent certains, pourrait effectivement inclure les perspectives des mouvements de base, prendre en compte le sens de leurs luttes, inclure leurs propositions.
14On observe aussi des résistances et des blocages face à un accès équitable en termes de genre aux prises de décision. Car il ne s’agit pas de processus consensuels, mais aussi de luttes et de négociations entre intérêts différents, de rapports entre détenteurs du pouvoir et ceux qui en sont exclus. Lorsqu’il s’agit de rapports de genre, les résistances sont particulièrement tenaces, car l’on touche aux identités de genre, aux inégalités de genre plus durables au sein du groupe familial ainsi que dans la société. Comprendre les mécanismes de résistance à l’accès équitable au pouvoir, afin éventuellement de dépasser les obstacles, fera aussi partie de notre réflexion.
Notes de bas de page
1 Scott, J., « Genre, une catégorie utile d’analyse historique », Le genre, un outil nécessaire, Bisilliat, J. et Verschuur, Ch. (dir.), Cahiers genre et développement, nº 1, L’Harmattan, Paris, 2000.
2 IMF, Guidelines regarding Governance Issues, 2002, <www.imf.org>.
3 Kazancigil, A., « Gouvernance et science : modes de gestion de la société et de production du savoir empruntés au marché », Revue internationale des sciences sociales, nº 155, 1998, pp. 73-84, cité dans Femmes dans les crises urbaines. Relations de genre et environnements précaires, Hainard, F., Verschuur, Ch. et al., Karthala, Paris, 2001, 300 p., p. 138.
4 Cet indicateur, utilisé par les Nations unies, mesure trois variables : le pouvoir de gagner de l’argent, la participation aux emplois professionnels et de management, et la part des sièges aux parlements.
5 Par exemple, le European Round Table of Industrialists échappe pour l’instant aux actions et à l’influence du mouvement international des femmes. Il en va probablement de même pour les réunions d’industriels et de financiers d’autres continents.
6 On peut penser ici aux consultations de la Banque mondiale avec les ONG après la conférence de Beijing.
7 Difficile à traduire en français, le concept d’entitlement, élaboré notamment par Amartya Sen, permet de décrire et d’analyser l’accès à et le contrôle sur les ressources de pouvoir.
Auteurs
Anthropologue, chargée de cours à l’IUED, Genève et à l’Université de Nimègue (Pays-Bas).
Anthropologue, chargée de cours à l’IUED, Genève.
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