Hommes combattants, femmes discrètes : aspects des résistances subalternes dans Le conflit et l’exil afghans
Fighting Men, Discreet Women : Aspects of Subordinate Resistance in the Afghan Conflict and Exile
Hombres combatientes, mujeres discretas : aspectos de las resistencias subalternas en el conflicto y el exilo afgano
p. 169-182
Résumés
Unlike the anglo-afghan wars of the 19 th Century that aroused women’s tradition for resistance, the never ending Afghan conflict which began as a coup d’Etat in April 1978, generated few heroic female warriors. The islamic and traditional nature of the Afghan resistance movement may be part of the reason. In this conflict Afghan women seem to have been mainly victims, which was used for propaganda purposes by the parties.
In refugee camps in Pakistan, the “management” of women, particularly that of widows without family support, triggered conflicts between well known Afghans and experts from international Organisations.
But it would be erroneous to consider that relations between men and women in the Afghan conflict merely represent a relationship of subordination going from the authority of some to the passivity of others. Women discreetly resisted to both the common adversary and the situation that was imposed on them.
Contrariamente a las tradiciones de resistencia femenina durante las guerras anglo-afganas del siglo XIX, el interminable conflicto afgano que comienza con el golpe de Estado de abril de 1978, ha suscitado pocas proezas bélicas femeninas. El carácter islámico y tradicional de la resistencia afgana tiene posiblemente algo que ver en ello. En este conflicto, las mujeres afganas parecen haber sido ante todo víctimas, condición que ha sido, por lo demás, utilizada por los partidos con fines propagandísticos.
En los campos de refugiados de Pakistán, la “gestión” de las mujeres, en particular de las viudas sin apoyo familiar, ha provocado un conflicto entre los notables afganos y los expertos de las organizaciones internacionales. No obstante, sería erróneo considerar las relaciones hombre-mujer dentro del conflicto afgano como una simple relación de subordinación entre la autoridad de unos y la pasividad de otros. La resistencia discreta de las mujeres se ha ejercido tanto contra el adversario común como contra la situación que se les ha inputado.
Contrairement aux traditions de résistance féminine lors des guerres anglo-afghanes du XIXe siècle, l’interminable conflit afghan, qui commence au coup d’Etat d’avril 1978, a suscité peu de prouesses guerrières féminines. Le caractère islamique et traditionaliste de la résistance afghane y est peut-être pour quelque chose. Dans ce conflit, les femmes afghanes semblent avoir été avant tout des victimes, une condition d’ailleurs utilisée par les partis à des fins de propagande.
Dans les camps de réfugiés au Pakistan, la « gestion » des femmes, en particulier des veuves sans soutien de famille, a provoqué un conflit entre les notables afghans et les experts des organisations internationales.
Cependant, on aurait tort de considérer les rapports hommes-femmes dans le conflit afghan comme une simple relation de subordination entre l’autorité des uns et la passivité des autres. La résistance discrète des femmes s’est exercée aussi bien contre l’adversaire commun que contre la situation qui leur est imposée.
Texte intégral
1Quelques héroïnes guerrières afghanes se fraient un chemin dans les manuels d’histoire afghane à l’époque de Zaher Shah (1933-1973) ; elles avaient pris part au XIXe siècle à la lutte contre les troupes britanniques des Indes, c’est ce que rapportent du moins des historiens afghans.
2A la bataille de Maiwand (27 juillet 1880), au cours de la deuxième guerre anglo-afghane (1878-1880), les Afghans étaient acculés à la défaite, leur porte-drapeau tué. C’est alors qu’une jeune fille, Malalaï, ramassa l’étendard et exhorta les hommes au combat. Les combattants galvanisés par son exemple mirent alors les Britanniques en fuite et remportèrent la victoire. Certains récits disent que Malalaï fut tuée sur le champ de bataille.
3Mythe ou personnage historique, Malalaï est pour les Afghans le symbole du courage féminin l’emportant sur les hommes par son héroïsme. Légende ou vérité, elle est l’image d’une meneuse d’hommes ; elle incarne la bravoure, le sacrifice. Pour les Britanniques, en revanche, qui affrontèrent les Afghans au XIXe siècle, la femme afghane est objet de terreur, non parce qu’elle porte des armes mais parce qu’elle a la réputation de hanter les champs de bataille à la nuit tombée, d’achever les blessés et d’arracher des trophées sanglants (Centlivres-Demont 1994 : 362).
4Au cours du XXe siècle, Malalaï est récupérée par le courant nationaliste et moderniste qui tente de bâtir une identité de femmes par-delà celle d’épouse et de mère, incarnant les luttes de la construction nationale. Ainsi le premier lycée de jeunes filles à Kaboul, créé en 1940 et où l’enseignement était donné en français, porte le nom de Malalaï. L’un des partis communistes afghans donne, il y a un quart de siècle, l’exemple de Malalaï comme celui d’une femme libérée de l’arriération et la compare à Jeanne d’Arc (Tarzi 1999). Plus tard, après le coup d’Etat marxiste de 1978 et l’intervention soviétique, leurs adversaires font de Malalaï le symbole du combat contre l’ennemi étranger et non musulman. Pour certains intellectuels afghans aujourd’hui pourtant, nous serions là en présence d’un cas d’« invention de la tradition », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Hobsbawm et Ranger (1983).
5De l’histoire afghane en général, les femmes ne sont pas absentes, en particulier les épouses et mères de souverains durrani (XVIIIe et XIXe siècles) qui favorisèrent la carrière de leurs maris et de leurs fils.
6Cependant, elles n’eurent aucune activité guerrière et exercèrent leur influence dans le quartier des femmes. Les sources historiques afghanes tout comme européennes du XIXe siècle parlent certes d’Afghanes apportant de l’eau aux combattants sur les champs de bataille, mais elles ne sont pas armées.
7La société afghane et la société pachtoune sont le théâtre de la domination masculine. Ces sociétés sont pour l’essentiel régies par les valeurs masculines, guerrières, dans un environnement virilisé à l’extrême où les femmes, la plupart analphabètes, ne sont pas en mesure de jouir même des droits que leur confère la tradition religieuse ou tribale ; elles subissent une double oppression : physique et morale. Par ailleurs, elles représentent une sorte de témoin caché de l’honneur masculin, pour lequel elles sont aussi, par leur inconduite éventuelle, une menace. « C’est l’opinion de la femme, le regard de la femme, qui décident de comment l’homme doit se comporter selon son propre code de l’honneur », dit l’écrivain et poète afghan, Sayd Bahodine Majrouh (1988 : 31). Les femmes peuvent s’entremettre dans des conflits internes, mais restent en dehors du groupe des hommes de la tribu et de leurs réunions coutumières. Par leur potentialité sexuelle et leur prétendue faiblesse, elles sont une proie éventuelle pour tout ce qui vient de l’extérieur du cercle domestique et familial, donc un des points faibles de l’honneur des époux et des frères. Au combat, elles ne portent pas les armes, mais elles exhortent les hommes au courage, exaltent leur héroïsme. Les femmes sont les gardiennes du foyer et de l’intégrité du lignage, construit selon la filiation masculine. Dans la culture pachtoune, les landay (poèmes de deux vers libres de 9 et 13 pieds, sans rimes obligatoires) sont, pour et par les femmes, un moyen d’expression où « la femme prend l’homme au piège de ses propres valeurs » (Majrouh 1988 : 32). La femme ne peut aimer qu’un guerrier mais seulement un guerrier qui a prouvé sa valeur et ne recule pas devant la mort. « Je ne vais qu’au courage, disent-elles, jamais je n’aimerai un lâche. »
« Puisses-tu périr au champ d’honneur, mon bien-aimé
Afin que les filles chantent ta gloire chaque fois qu’elles s’en iront puiser l’eau à la Source » (id. : 33).
« Aujourd’hui pendant la bataille, mon amant a tourné le dos à l’ennemi.
Je me sens humiliée de l’avoir embrassé hier soir. » (id. : 33)
8Cependant, dans la société afghane, dans la vie quotidienne, la femme est dans l’ombre de l’homme. Au cours du XXe siècle, pour les « progressistes » afghans, elle est symbole d’arriération, et donc son émancipation mise au centre des projets de modernisation voulus par l’élite éclairée de Kaboul. Dans les faits, les femmes accèdent à des « libertés » plus par les progrès législatifs voulus par le souverain et le premier ministre que par leur volonté à elles ou par un mouvement féministe. Objets d’une condition définie par d’autres, beaucoup de femmes afghanes ont intériorisé la condition d’infériorité à elles imposée par leurs maîtres. Comme le remarque Nancy Dupree, les femmes afghanes se sont vu accorder ou refuser leurs droits par des gouvernants masculins, sans qu’elles aient eu la possibilité de se battre pour leur cause (Dupree 1998 : 5). Le flux et le reflux des « progressistes » et des « conservateurs » en matière d’émancipation des femmes jalonnent le XXe siècle afghan. Sous le roi Amanullah (1919-1929), un premier mouvement d’émancipation se dessine : écoles de jeunes filles, formation d’infirmières, étudiantes envoyées à l’étranger, journaux et associations de femmes ; cependant ces mesures ne touchent que des femmes des classes moyennes supérieures de la capitale. Il faut attendre 1959, année où le premier ministre Mohammad Daoud ordonne le dévoilement des femmes lors des cérémonies publiques, et surtout la Constitution de 1964 et les élections de 1965 pour que quelques femmes occupent un siège au Parlement ou obtiennent un portefeuille de ministre. On assiste à une promotion-modernisation forcée sous le régime communiste de 1978 à 1992, suivie d’un retour en arrière avec l’arrivée des moudjahidin à Kaboul, et enfin à un confinement quasi absolu, spécialement à Kaboul, dès 1996, avec les taliban.
9Au milieu des années 60, l’Organisation démocratique des femmes afghanes, l’Organisation des jeunes filles scoutes ainsi que d’autres associations furent mises sur pied pour développer la conscience sociale et politique des femmes afghanes et introduire des réformes, mais elles émanaient de cercles relativement étroits et élitistes : la bourgeoisie, les cercles de l’aristocratie et les milieux urbains éduqués, d’où venaient d’ailleurs aussi les femmes des différentes tendances du parti communiste afghan (Centlivres-Demont 1994 : 342).
10Les milieux traditionalistes s’opposèrent souvent violemment au mouvement relatif d’émancipation des femmes. Leur résistance aux réformes s’est focalisée sur une certaine libéralisation des mœurs plutôt que sur les droits politiques obtenus par les femmes.
11Le coup d’Etat marxiste d’avril 1978 suivi de l’intervention soviétique de décembre 1979 vont remettre en question, selon deux conceptions diamétralement opposées, la position des femmes et les rapports entre hommes et femmes dans la guerre, la résistance et l’exil. En octobre 1978, le gouvernement communiste du président Taraki décréta des mesures instaurant l’alphabétisation forcée des femmes et des hommes et l’éducation mixte. D’autres directives réglementèrent plus particulièrement le mariage et le douaire. Ces mesures furent considérées par la population comme contraires aux traditions et aux croyances religieuses ; appliquées brutalement, elles touchaient à ce qui pour les Afghans fait partie de la sphère privée liée à l’honneur masculin ; elles conduisirent à une résistance des milieux traditionnels et des campagnes, puis à l’opposition armée. Suite à la riposte violente de Kaboul, des centaines de milliers d’Afghanes et d’Afghans quittèrent leur pays pour se réfugier au Pakistan et en Iran.
12Cependant, sous le gouvernement communiste de Kaboul (1978-1992), les mesures d’émancipation des femmes de la capitale s’accélérèrent : cours, apprentissages, emplois gouvernementaux, stages à l’étranger, c’est-à-dire en URSS et dans les pays du bloc soviétique. Dans l’armée pourtant, le régime n’intégra pas de femmes dans ses unités de combat même si un certain nombre d’entre elles ont servi dans la milice communiste à Kaboul et dans les campagnes où elles participèrent à des combats défensifs au même titre que les hommes (Dupaigne 2000 : 26). Des magazines publièrent quelques photos de femmes portant une arme dans les rangs de la milice (Afghanistan Today, mars-avril 1986, n° 2 : 28 ; Afghanistan Today, janvier-février 1990, n° 1 : 2) ou d’une jeune parachutiste (Afghanistan Today, juillet-août 1988, n° 4 : 13). Mais il n’y eut pas de recrutement généralisé d’unités féminines armées.
13De son côté, la résistance islamique au régime communiste fit encore moins appel à des combattantes – contrairement à ce qu’avait fait l’Iran voisin – et s’est gardée de glorifier des figures héroïques féminines. « Nous n’avons pas de femmes combattantes ; Dieu soit loué, nous avons suffisamment d’hommes », s’écrie le moudjahid Shah Bazgar (1987 : 174). Si les femmes participent au djihad, c’est comme épouses, mères et sœurs des moudjahidin ; elles cachent à l’occasion des résistants. Sous le chadri, certaines transportent des munitions, du ravitaillement et des tracts parfois jusqu’au centre de Kaboul. Mais comparées à l’image des Iraniennes, par exemple, les Afghanes sont restées à l’arrière-plan de la résistance armée. Leur participation dans le djihad est indirecte, et ce n’est qu’en auxiliaires des combattants, et non en combattant elles-mêmes, qu’elles font l’objet de mentions (Centlivres-Demont 1983 ; 1994 : 362).
14Seuls les hommes peuvent être moudjahidin et par conséquent martyrs, c’est-à-dire tombés en combattant au cours de la guerre sainte et, par leur mort, témoins de la foi. Les femmes, durement touchées par la guerre, sont l’objet de pitié. Les organes de presse des partis de la résistance anticommuniste et leurs états-majors se préoccupaient des veuves chassées de leurs foyers par la guerre et qui avaient difficilement accès à l’aide internationale. Pour les Afghans comme pour l’opinion internationale, il s’agissait avant tout de victimes, témoignant malgré elles de l’inhumanité de l’ennemi, et non d’héroïnes nationales ou de témoins de la foi. Ajoutons que les actes d’héroïsme de lycéennes de Kaboul manifestant contre le régime communiste en mars 1980 et ceux de nombreuses villageoises étaient presque passés sous silence par les partis de la résistance, comme peu conformes à l’ethos féminin.
15Pour les partis islamistes de la résistance, « l’émancipation des femmes afghanes ne saurait être semblable à l’émancipation des femmes occidentales. La femme afghane a sa propre culture et ses problèmes spécifiques… » (Résistance/Renaissance Afghane, n° 2, mars-avril 1988 : 5).
***
16Une exception cependant ; celle de RAWA (acronyme de Revolutionary Association of the Women of Afghanistan), une association de femmes progressistes fondée en 1977 par Kishwar Kamal, connue sous le nom de Mina et assassinée à Quetta (Pakistan) en 1987. Etablie à Quetta, l’association s’est opposée au régime communiste de Kaboul et a toujours été en conflit avec les sept partis de la résistance établis à Peshawar, et en particulier avec les islamistes, et donc maintenant avec les talibans. RAWA a été et est la seule organisation de femmes à promouvoir la lutte armée pour les femmes ; elle a organisé des grèves dans des usines textiles de Kaboul en 1987 (Centlivres-Demont 1994 : 361). Inutile de dire qu’elle était largement minoritaire parmi les partis de la résistance. Aujourd’hui, toujours depuis Quetta, les membres de RAWA luttent pour l’instruction, la promotion des femmes, la reconnaissance de leurs droits1. Elles entretiennent un hôpital (le Malalaï Hospital justement) pour femmes et enfants à Quetta, des écoles pour garçons et filles dans les camps de réfugiés au Pakistan et, clandestinement, des cours à domicile pour filles et femmes en Afghanistan. A Islamabad, à l’occasion du Jour des droits de l’homme (12.12.2000), une démonstration de RAWA contre le régime taliban a tourné à l’affrontement avec des Pakistanais qui ont alors incendié des boutiques de commerçants afghans.
17Le cas des réfugiés afghans est unique au XXe siècle : ils ont constitué la plus grande population de même origine réfugiée hors ses frontières : plus de 3,2 millions au Pakistan et plus de 2 millions en Iran dans les années 1980. Malgré le retour de près de la moitié d’entre eux à partir de 1992, il en reste 2,4 millions au Pakistan et en Iran, auxquels sont venus s’ajouter depuis l’été 2000 des dizaines de milliers d’Afghans fuyant la sécheresse, la famine et les combats dans le nord-est du pays.
18Durant les années 80, dans les camps au Pakistan, les femmes adultes représentaient environ 28 % des réfugiés (Centlivres et Centlivres-Demont, 1988 : 72 ; id. 1999 : 953). Pour le HCR, comme pour les organisations qui plus tard, allaient s’installer en Afghanistan, il y avait là un « groupe vulnérable », des victimes parmi les victimes, alourdi encore par les 48 % d’enfants que comportait la population réfugiée. Il y avait surtout pour les organisations internationales (OI) une cause à défendre, celle de l’égalité et de l’émancipation des femmes, d’où l’importance de « to raise, and be firm on, issues of principle – human rights, gender […] » (Donini et al. 1996 : 3).
19La gestion de l’élément féminin du groupe domestique dans un contexte de camp posait de nombreux problèmes aux chefs de famille. Pour eux en effet, comme pour tant de sociétés « tribales » du Moyen-Orient, les femmes représentent une préoccupation centrale liée à l’ethos masculin, un point sensible par lequel l’honneur peut être mis en danger, un domaine interne sur lequel l’étranger, et même le voisin, n’a aucun droit de regard. « Women make men vulnerable », écrit justement Edwards (1996 : 243, note 23). Le contexte de promiscuité des camps, l’entassement de familles et la présence de célibataires étrangers à la famille, la perspective d’inspections et de vérifications de la part de membres d’OI, la visite de journalistes ou d’experts rendaient la protection de l’espace privé féminin extrêmement difficile. Un domaine sensible donc.
20Alors que les hommes afghans s’efforçaient de maintenir l’invisibilité des femmes, les OI et le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) cherchaient au contraire, et cherchent toujours, à mobiliser les femmes, à les rendre autonomes, à encourager diverses formes d’apprentissage, à assurer l’accès direct des femmes chefs de famille au même titre que les hommes aux distributions des rations alimentaires et celui des filles à l’instruction dans les écoles des camps. Les OI et les organisations non gouvernementales (ONG) ont mis sur pied dans les années 80, souvent avec succès, des ateliers de broderie ou des réseaux de brodeuses à domicile, dont les produits créés pour un marché occidental, étaient commercialisés dans les boutiques gérées par ces organisations. Pourtant, dans l’Afghanistan d’avant-guerre, vendre ses broderies (bonnets, tentures…) était pour une femme signe de grande pauvreté, ces objets étant destinés au seul cercle domestique, exception faite pour les tapis tissés et noués. En exil, l’entrée d’un artisanat domestique dans la logique du marché et sa commercialisation furent peut-être un signe de promotion, mais un signe ambigu. De leur côté, les hommes se montraient très méfiants vis-à-vis des projets destinés aux femmes, surtout depuis les tentatives de la République démocratique afghane (1978) pour faire participer les femmes à des cours d’alphabétisation et des manifestations de rues pro-gouvernementales.
21Les (hommes) Afghans réagirent fortement contre des mesures qui leur arrachaient, en partie du moins, la responsabilité de la protection et du contrôle des femmes. Dans les camps de réfugiés, du fait de leur inactivité et de leur dépendance économique, beaucoup d’hommes se sentirent humiliés et privés de leur rôle de chefs de famille. Peut-on parler de « revanche » pour les talibans qui restaurent aujourd’hui la primauté masculine dans tout l’espace public ?
22En 1982, le HCR établit un camp « autonome » de veuves et d’orphelins, près de Peshawar ; ce camp fut attaqué par des réfugiés d’un camp voisin, comme contraire aux usages afghans. Des intellectuels du Hezb-e islami, le parti islamiste de Gulbuddin Hekmatyar, rappelèrent que la polygynie et le lévirat, loin d’être des usages dégradants et attardés, permettaient au contraire de résoudre les problèmes nés de la surmortalité masculine en temps de guerre en obligeant les parents mâles survivants à prendre en charge les veuves de leurs proches qui trouvaient ainsi une solution à leur veuvage. Cependant, du fait de la dispersion des familles et de l’éloignement du milieu d’origine, beaucoup de veuves se replièrent sur leur propre famille et retournèrent vivre chez leur père ou leur frère. On disait aussi que les veuves de shahidân, martyrs, pouvaient refuser de se remarier, contrairement à l’usage tribal. Quant aux écoles des camps, elles n’accueillirent que des fillettes d’âge prépubère.
23Pourtant, le discours des leaders politiques afghans de la résistance sut s’adapter dans une certaine mesure à celui des OI et à leur insistance sur l’égalité des hommes et des femmes. Contrairement à d’autres chefs de parti, Hekmatyar se déclara favorable au suffrage féminin. Le Hezb-e Wahdat, qui regroupe les principaux mouvements chiites hazaras, introduisit plusieurs femmes dans ses organes législatifs (assemblées) au début des années 90.
24Un tournant se dessine dès 1994 avec l’arrivée des talibans sur la scène afghane et surtout dès septembre 1996 avec la prise de Kaboul.
25Est-il nécessaire de rappeler que les décrets des talibans à l’égard des femmes aboutissent pratiquement à les exclure de la sphère publique, en leur interdisant, dans les villes, de travailler hors de leur domicile, ce qui a mis au chômage des dizaines de milliers d’employées, de représentantes de professions libérales et les collaboratrices des OI, et ce qui a rendu encore plus difficiles les conditions d’existence des veuves, plus de 50 000 dans la seule capitale afghane. Jusqu’en 1996, avant l’arrivée des talibans à Kaboul, l’administration de l’Etat comptait 60 % de femmes, occupant la plupart du temps des emplois subalternes. Mais la rigueur actuelle touche aussi bien les hommes que les femmes, puisque ce sont les maris qui sont punis d’une amende, de bastonnade ou de prison en cas d’infraction aux décrets par leurs épouses, preuve que le régime insiste sur la responsabilité masculine dans le contrôle du comportement féminin. Le principe de la séparation totale des sexes s’est étendu dans un premier temps également aux soins hospitaliers avec un système médical totalement cloisonné. Le régime a depuis, sur ce point, fait quelque peu marche arrière. La société tout entière subit le contrecoup d’un régime qui, tout en ayant diminué l’insécurité des vies et des biens, impose par la force une utopie morale sans apporter de solution à l’appauvrissement général dû aux destructions et au sous-développement.
26Dans une grande ville comme Kaboul, il est clair que l’application de ces normes est particulièrement choquante et discriminatoire. Le recours aux mesures répressives, à une conception crispée de la place de l’homme et de la femme dans la société révèle une angoisse profonde, causée par l’impuissance et l’humiliation des hommes au travers des désordres de la guerre.
27L’ordre taliban, ancré dans une interprétation très étroite de la loi religieuse, la charia, se réclame d’un projet global et systématique touchant l’ensemble de la société. Les talibans nient que les mesures décrétées le soient à l’encontre des femmes et les privent de leurs droits. Ils affirment au contraire rétablir ces derniers par une stricte application de la charia et imposer le juste rapport entre les hommes et les femmes. Ils affirment enfin œuvrer en faveur de l’honneur des femmes, de leurs droits et de leur dignité (Centlivres 1999).
28Quels sont ces droits ? Quels sont les fondements de la condition féminine selon Mullah Omar, le commandeur des croyants de l’Emirat islamique d’Afghanistan ? Sa doctrine implique tout d’abord une certaine conception de la nature féminine qui fonde la différenciation des tâches et des responsabilités. Selon Mullah Omar : « Dieu Tout-Puissant a conçu l’homme et la femme différemment afin qu’ils remplissent des fonctions distinctes sur cette terre. »
29Peut-être en réaction à l’indignation de la communauté internationale, mais aussi pour affirmer la supériorité et la priorité des principes de la loi islamique sur les usages tribaux familiers aux talibans, Mullah Omar a promulgué à l’automne 1998 un décret en sept points, qui condamne des pratiques fondées sur le droit coutumier tribal et répandues en Afghanistan. Le premier et le quatrième points réaffirment le droit des femmes à une part de l’héritage (la moitié de celle des hommes) ; le deuxième condamne l’échange des femmes ou la remise d’une femme pour le règlement d’un conflit, en compensation d’un meurtre par exemple ; le troisième rappelle que nul n’a le droit d’obliger une veuve à épouser un parent de l’époux décédé. Les points cinq, six et sept insistent sur l’accord nécessaire des futurs conjoints en vue du mariage, et en particulier sur l’accord de la femme et son consentement. Ce décret est-il appliqué ?
30Au travers d’un carcan d’interdictions, en l’absence de réseaux d’information et de communication modernes, dans un pays ruiné et vidé de son élite scolarisée, les femmes afghanes n’ont pas baissé les bras. La guerre et l’exil ont rapproché les habitantes des villes de celles des campagnes. Alors qu’avant la guerre, les services sociaux et les emplois féminins ne fonctionnaient que dans les zones urbaines, aujourd’hui ces services subsistent et se développent avec l’aide des ONG dans les campagnes. Ce sont dans les régions rurales que l’on trouve la majorité des quelques médecins restés au pays. Comparé avec les années d’avant-guerre, l’accès des femmes et des filles aux services de santé et à l’éducation est plus élevé dans les zones rurales que dans les zones urbaines. Et ce sont quelques femmes afghanes, venues des villes, qui, sous le chadri et accompagnées de gardiens que leur impose le régime, forment d’autres femmes aux règles d’hygiène. Elles utilisent des moyens simples pour rendre ces femmes responsables, leur apprendre qu’elles appartiennent de plein droit à la société. C’est leur façon de combattre, non dans les rangs des militaires ou des milices, mais sur le plan social, comme militantes du savoir et de la santé. Carol LeDuc, du Swedish Committee for Afghanistan, témoigne de la part que prennent des femmes dans le fonctionnement de la société civile (1999 : 13-15). Des femmes, à Kaboul et en province, font l’école à des enfants à domicile ; les talibans ferment les yeux s’il s’agit de fillettes prépubères. A Kandahar (v. Paris Match, 10 janvier 2001), des jeunes femmes, totalement voilées, suivent les cours d’infirmières, sous la haute surveillance des talibans.
31A l’écart des centres urbains, il y a une faible marge de manœuvre, des possibilités pour aller au-delà de ce qui est interdit. Là, les femmes se sentent plus fortes, elles s’adaptent ; sans défier l’autorité, elles la contournent. Elles sont ce que le régime en place leur demande d’être : voilées, accompagnées et silencieuses en public. Elles ne protestent pas en parole ; mais elles cherchent à agir, dans la discrétion et la dignité suivant en cela les préceptes religieux, dont disent s’inspirer les talibans.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bazgar, Shah
1987, Afghanistan : La résistance au cœur. Paris, Denoël.
Centlivres, Pierre
1999, « Le mouvement taliban et la condition féminine », Afghanistan Info (Neuchâtel), n° 44, mars, pp. 11-13.
Centlivres, Pierre et Micheline Centlivres-Demont
1988, « The Afghan Refugees in Pakistan : A Nation in Exile », Current Sociology, Londres, 36/2, pp. 71-92.
1999, « Etat, islam et tribus face aux organisations internationales. Le cas de l’Afghanistan 1978-1998 », Annales (Histoire, Sciences Sociales), n° 4, juillet-août, pp. 945-965.
Centlivres-Demont, Micheline
1988, « Les femmes afghanes aujourd’hui », Afghanistan Info (Neuchâtel), n° 23, pp. 17-18.
1994, « Afghan Women in Peace, War, and Exile. » In : Myron Weiner et Ali Banuazizi, ed : The Politics of Social Transformation in Afghanistan, Iran, and Pakistan. Syracuse, Syracuse University Press, pp. 333-365.
Donini, Antonio, Eric Dudley et Ron Oc kwell
1996, Afghanistan. Coordination in a Fragmented State. New York, Department of, United Nations.
Dupaigne, Bernard
2000, « La femme dans l’économie rurale », in La femme afghane à travers l’histoire de l’Afghanistan. (Actes du colloque, Unesco-Paris, 11 décembre 1998), Paris, Ceredaf, pp. 19-31.
Dupree, Nancy Hatch
1998, The Women of Afghanistan. Islamabad.
Edwards, David B.
1996, Heroes of the Age. Moral Fault Lines on the Afghan Frontier. Berkeley, University of California Press.
Hobsbawm, Eric et Terence Ranger, éd.
1983, The Invention of Tradition. Cambridge, University Press.
Kabul Times
1998, [articles parus dans les] nos 25 et 28, octobre et novembre.
LeDuc, Carol
1999, « Perspectives on the Status of Women in Afghanistan », Afghanistan Info (Neuchâtel), n° 45, septembre, pp. 13-15.
Majrouh, Sayd Bahodine
1988, Le suicide et le chant., Poésie populaire des femmes pashtounes. Traduit du pashtou et adapté par André Velter et l’auteur. s.l., Les cahiers des brisants.
Tarzi, Amin
1999, « Malalaï : la Jeanne d’Arc afghane ». Les Nouvelles d’Afghanistan (Paris), n° 87, 4e trimestre, pp. 18-20.
Notes de bas de page
1 Deux d’entre elles ont fait une tournée aux USA en mai 2000 (New York Times Magazine, 14 mai 2000), suite à quoi Meena Nanji, une cinéaste afghane établie à Los Angeles est venue au Pakistan tourner un film sur les femmes afghanes au Pakistan (The Digital Talkies Magazine, Inde, vol. 1/6, 1er janvier
Auteur
Rédactrice d’Afghanistan Info, Neuchâtel, Suisse.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les silences pudiques de l'économie
Économie et rapports sociaux entre hommes et femmes
Yvonne Preiswerk et Anne Zwahlen (dir.)
1998
Tant qu’on a la santé
Les déterminants socio-économiques et culturels de la santé dans les relations sociales entre les femmes et les hommes
Yvonne Preiswerk et Mary-Josée Burnier (dir.)
1999
Quel genre d’homme ?
Construction sociale de la masculinité, relations de genre et développement
Christine Verschuur (dir.)
2000
Hommes armés, femmes aguerries
Rapports de genre en situations de conflit armé
Fenneke Reysoo (dir.)
2001
On m'appelle à régner
Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre
Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.)
2003
Femmes en mouvement
Genre, migrations et nouvelle division internationale du travail
Fenneke Reysoo et Christine Verschuur (dir.)
2004
Vents d'Est, vents d'Ouest
Mouvements de femmes et féminismes anticoloniaux
Christine Verschuur (dir.)
2009
Chic, chèque, choc
Transactions autour des corps et stratégies amoureuses contemporaines
Françoise Grange Omokaro et Fenneke Reysoo (dir.)
2012
Des brèches dans la ville
Organisations urbaines, environnement et transformation des rapports de genre
Christine Verschuur et François Hainard (dir.)
2006