I. Le différend et la tâche de Grotius
p. 53-55
Texte intégral
When great or unexpected events fall out upon the stage of this sublunary world – the mind of man, which is an inquisitive kind of a substance, naturally takes a flight, behind the scenes, to see what is the cause and first spring of them.
Laurence Sterne
What men say is not the only important thing ; often it is equally important to know, how they have said it.
Cecil N. S. Woolf
Unkenntnis des Quellen beeinflusst nicht nur die Interpretation seiner Lehre, sondern bringt die gesamte Grotius-forschung in ein verwirrendes Halbdunkel.
Günter Hoffmann-Loerzer
1Notre survol historique nous a conduit jusqu’aux années de jeunesse de grotius. Quelques mois seulement avant le tournant du siècle, âgé de dix-sept ans, il s’était inscrit au Barreau de La Haye.1 C’est en qualité d’avocat qu’il devait entrer en contact pour la première fois, quatre ans plus tard, avec le domaine juridique auquel son nom demeure rattaché.2 Car c’est alors qu’il rédigea le De iure praedae commentarius.3 De ce mémoire, composé de 163 feuillets manuscrits, on ignora jusqu’à l’éxistence durant plus de deux siècles et demi, avant sa découverte fortuite en 1864. Aussi, toutes les circonstances de sa composition n’ont-elles pu être élucidées.4 Est bien connu en revanche l’incident qui en a suscité la rédaction, puisque Grotius le relate dès l’abord et qu’il se reflète directement dans le titre : à savoir la prise, dans le détroit de Malacca, d’une caraque portugaise, la Catharina,5 le 25 février 1603, par Jacob van Helmskerck, amiral au service de la Compagnie des Indes orientales nouvellement fondée.6
2Amenée aux Pays-Bas au printemps 1604, cette prise avait soulevé un double différend. D’une part, la Compagnie devait la défendre devant l’Amirauté de Hollande face à d’autres ayants droit possibles. Il se peut que, dans cette phase déjà, Grotius ait servi d’avocat à la Compagnie, sur la demande d’Oldenbarnevelt lui-même.7 Cette procédure prit fin avec la décision du 1er septembre 1604, qui adjugea la prise à la Compagnie.8 Alors surgit, toute inopinée, l’autre querelle, relative à la distribution de la prise au sein même de la Compagnie. Différend inattendu, car les ayants droit – les directeurs, les actionnaires, l’amiral victorieux et son équipage – reçurent tous leur part. Toutefois un important groupe d’actionnaires, mennonites, pris de scrupules d’ordre religieux, crut non seulement devoir refuser son lot, mais vendit de surcroît ses actions et prit des dispositions en vue de fonder en territoire français – sous les auspices d’Henri IV, lui-même bénéficiaire d’une part du butin – une société concurrente dont les procédés seraient plus conformes à l’esprit des Evangiles. Cette critique de principe, qui d’un coup dépassait le cas d’espèce, menaçait de compromettre jusqu’à l’existence de la jeune Compagnie. Il fallait trouver un moyen de restaurer son crédit chancelant, et pour cela justifier non seulement la prise de la caraque dans le passé, mais plus encore une ligne d’action similaire dans l’avenir. C’est ainsi, semble-t-il que les directeurs de la Compagne recoururent au jeune Grotius, afin qu’il entreprît une apologie.
3Sa situation n’était donc pas sans analogie avec celle de saint Augustin appelé à défendre la conduite de Moïse et de Josué face aux critiques manichéennes : il lui fallait démontrer qu’en soi rien ne s’opposait à ce que des chrétiens participent à la guerre et en retirent des profits ; qu’à certaines conditions un tel comportement était non seulement excusable, mais se justifiait de manière positive ; et que ces conditions se trouvaient réunies en l’espèce. De cette double perspective, à la fois théorique et concrète, le Mémoire de 1605 reçut sa structure particulière, tenant à la fois de l’avis de droit et de la dissertation juridique, alliant étroitement la démonstration du cas d’espèce et l’étude des principes généraux.
4Cette conjonction spéciale permet de saisir la genèse même de la pensée grotienne sur la guerre. De là tout l’intérêt du Mémoire, d’autant plus considérable que celui-ci est resté manuscrit : en effet si l’on se trouve certes devant une copie définitive, destinée à l’imprimeur, et non devant les premières esquisses, ce texte, rédigé apparemment de façon linéaire, n’en comporte pas moins nombre de ratures et de rajouts qui permettent de suivre et de reconstituer au moins une partie du cheminement de son auteur. C’est donc paradoxalement son manque d’influence pratique qui nous rend le Mémoire si précieux : car, à supposer qu’il eût franchi le seuil de la presse, le manuscrit, devenu inutile, aurait sans doute été détruit. Les raisons qui empêchèrent au dernier moment sa publication nous échappent du reste ; peut-être ne la jugeait-on plus très opportune, après que la menace mennonite eut fait long feu.
5Quoi qu’il en soit, l’effort immense investi dans l’étude ne fut pas vain. D’une part, elle aura permis à notre auteur d’échapper pour un temps à l’étroitesse de sa pratique d’avocat dont il se plaint peu auparavant dans une lettre à Lingelsheim.9 D’autre part, nous savons que, quelques années plus tard, il n’en publia pas moins un chapitre, raccourci mais à peine modifié, en vue de renforcer la position des Provinces-Unies dans les négociations relatives à la Trêve des Douze Ans : à tort ou à raison, ce douzième chapitre, devenu Mare liberum,10 contribuera autant à la renommée de Grotius devant la postérité que son traité de 1625. Enfin, il se peut que ce traité même n’aurait jamais vu le jour sans le dossier préparé vingt ans plus tôt : trésor enfoui qu’il était tentant de ramener au jour dans le désœuvrement et la splendide misère de l’exil parisien. Ainsi, bien qu’indirecte et longtemps cryptique, on ne saurait dénier au Commentarius toute influence sur l’histoire de la pensée.
Notes de bas de page
1 W. S. M. Knight, The Life, pp. 36-37 ; W. J. M. van Eysinga, Hugo Grotius, Eine biographische Skizze, Bâle, 1952, p. 15 ; Fiorella de Michelis, Le origini storiche e culturali del pensiero di Ugo Grozio, Florence, 1967, pp. 71 ss.
2 Pour un écrit antérieur au IPC touchant en partie au droit des gens, à savoir le Parallelon rerumpublicarum, dont le chap. vi du troisième livre s’intitule De fide et perfidia, cf. W. J. M. van Eysinga, « Het oudste bekende geschrift van De Groot over volkenrecht », MNAW, Afd. Letterkunde, Nieuwe reeks, Deel 4, no 11, pp. 463-474.
3 Cf. supra, p. 9, note 28.
4 Cette composition est en général placée en hiver 1604 et au printemps 1605. Il se peut que le gros de l’œuvre ait été accompli durant ces mois ; mais il est probable que la composition se soit prolongée durant toute l’année 1605, et même durant une partie de 1606. Car ce n’est que le 1er novembre de cette année-ci que Grotius annonce à Ligelsheim l’achèvement de son « opuscule sur les affaires indiennes ». P. C. Molhuysen, Briefwisseling van Hugo Grotius, i, La Haye, 1928, no 86, p. 72. Toutefois cette annonce ne pourrait être que tardive, puisque Grotius répond à une lettre de Lingelsheim du 21 mars 1605, op. cit., no 63, pp. 53-54. Devant cette incertitude, nous avons choisi de parler du « Mémoire de 1605 ». Cf. aussi W. J. M. van Eysinga, « Quelques observations au sujet du Mare liberum », pp. 70-75.
5 Le navire est dénommé S. Catharina dans le jugement du 1er septembre 1604 du Tribunal d’Amirauté d’Amsterdam ; cf. W. J. M. van Eysinga, « Grotius et la Chine », Grotiana, vii (1936-1939), p. 28. Nous nous en tiendrons cependant à l’usage reçu, en parlant simplement de la Catharina.
6 Pour les faits, nous suivons l’étude, toujours fondamentale, de Robert Fruin, « An Unpublished Work of Hugo Grotius’s », trad. D’un article paru en néerlandais dans la revue De Gids, 1868, iv, pp. 1 ss, publiée dans BV, v (1925), pp. 1-74 ; cf. aussi F. De Pauw, Grotius and the Law of the Sea, pp. 14 ss.
7 A la suite de Molhuysen, Eysinga met cependant en doute cette hypothèse, après l’avoir préalablement soutenue ; « Quelques observations au sujet du Mare liberum », pp. 70-71.
8 Pour une traduction allemande de ce jugement dont l’original est perdu, cf. W. J. M. van Eysinga, « Grotius et la Chine », pp. 28-33.
9 Lettre du 25 janvier 1604, Briefwisseling, i, n° 49, pp. 40-41.
10 Il ne fait aucun doute que ce sont les négociations entre les Provinces-Unies et l’Espagne, commencées au printemps 1607 à La Haye, poursuivies à Anvers dès février 1609 et conduisant, le 9 avril 1609, à la conclusion de la trêve des Douze Ans, qui ont provoqué de la part de Grotius la publication du Mare liberum. C’est ce qu’ont mis en lumière R. Fruin et P. Leupe, il y a plus d’un siècle. R. Fruin, « An Unpublished Work », pp. 41 ss et 72 ss ; cf. aussi E. Nys, Les origines du droit international, Paris et Bruxelles, 1894, pp. 383 s ; W. J. M. van Eysinga, Hugo Grotius, Eine biographische Skizze ; trad. Plemp van Duiveland, Bâle, 1952, pp. 42 ss ; F. De Pauw, Grotius and the Law of the Sea, p. 20 ; pour les négociations, cf. P. A. Hausmann, « Die Spuren der Treuga Dei im Völkerrecht, oder, Vom Wandel des Friedensverstândnisses », in : Frieden und Völkerrecht, éd. G. Picht et C. Eisenbart, Stuttgart, 1973, pp. 254 ss. La motivation de Grotius résulte à l’évidence de l’ensemble des éléments qu’il a rajoutés à son manuscrit originau (cf. infra, p. 384, note 1854) ; de sa correspondance contemporaine (R. Fruin, op. cit., pp. 72 ss, et Briefwisseling, i, nnos 146, 148, 149, 150,155 et 159, pp. 128 ss) ; et enfin du passage introductif à sa Defensio Capitis quinti Maris liberi (infra, pp. 388 ss). On comprend assez mal dès lors pourquoi Gidel a cru devoir soutenir, à la suite de Fulton, semble-t-il, que la publication du Mare liberum aurait visé en réalité les prétentions britanniques en matière de souveraineté maritime et de pêche ; Le droit international public de la mer, Châteauroux, 1932, t. i, pp. 149 et 154 ss. Sans doute les Hollandais étaient-ils informés dès 1608 de la politique restrictive que Jacques Ier entendait poursuivre dans le domaine de la pêche maritime ; sans doute la parution – anonyme – de l’opuscule en mars 1609 suscitera-t-elle aussitôt son ire ; sans doute faut-il enfin reconnaître que ses effets pratiques seront aussi minimes à Anvers qu’ils seront gravement ressentis à Londres mais rien de tout cela ne préjuge de l’intention de Grotius en publiant l’ouvrage. La question de la pêche y est à peine effleurée, précisément au chap. V que vitupérera Welwod (infra, pp. 388 ss) ; tout y est manifestement axé sur les Indicana Commercia dont parle le sous-titre, ce qui ne pouvait viser, alors, que les prétentions concurrentes de la Péninsule ibérique et nous fait donc aboutir aux négociations de La Haye et d’Anvers. Avec W. J. M. van Eysinga on peut dire « que le Mare liberum fut rédigé à l’origine contre les prétentions du Portugal, qu’il a été publié contre l’Espagne et qu’il a conquis le monde en bravant les prétentions britanniques » ; op. cit., p. 44, et, du même, « Grotius (1625-1925) », RDILC, 52 (1925), p. 271. C’est à juste titre que cet auteur souligne par ailleurs que l’état de guerre existait techniquement entre les Provinces- Unies et le Portugal à raison de la soumission de ce dernier à l’Espagne depuis 1580 ; « Grotius et la Chine », pp. 23-24.
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