Avant-propos
p. 15-19
Texte intégral
1Depuis un certain nombre d’années, les expériences concrètes et les recherches en santé publique démontrent de plus en plus clairement que la santé est le résultat d’interactions avec l’environnement social, culturel, économique, politique et physique dans lequel nous vivons au quotidien. En partant des déterminants sociaux de la santé davantage que des systèmes de soins et des infrastructures, on ouvre une large brèche sur la prétendue neutralité des données sanitaires catégorisées jusqu’ici selon des critères d’âge, de sexe, d’éducation, de catégories socio-économiques, d’appartenance à un pays riche ou pauvre. Cela constitue l’une des nouvelles approches que nous souhaitions explorer dans ce colloque.
2A y regarder de plus près, les théories habituelles autour des spécificités de la santé sont liées au sexe biologique et confinent le plus souvent la santé des femmes à leurs conditions reproductives et de fourniture de services, en particulier au foyer (le « dedans »), au contraire de celle des hommes, vue sous l’angle du « dehors » : le monde du travail, l’économique, le politique. Jusqu’ici, les questions de la santé ne se posaient donc pas de la même manière pour les uns et les autres, par la force d’une évidence peu remise en question. Dans son exposé, J. Price démontre ainsi que les sciences de la vie, dont la biomédecine, ne sont pas neutres mais orientées selon le genre de ceux qui en ont jeté les bases. Elle s’interroge donc sur l’influence exercée par une telle orientation sur tous les choix faits dans le domaine de la santé et des soins.
3L’analyse des rapports sociaux entre hommes et femmes nous semble fondamentale pour approcher l’extrême complexité et la diversité des besoins des hommes et des femmes dans leurs différences biologiques d’abord, mais aussi dans l’expression de leurs différences socialement construites par l’histoire, la culture et les pratiques sociales, entre autres. C’est cette analyse de genre que propose L. Doyal en nous présentant un cadre conceptuel incluant le sexe, le genre et leurs liens avec la santé. A. Deluz, toutefois, nous incite à nous méfier de nos critères occidentaux de différenciation des hommes et des femmes et de leurs rôles respectifs dans la société à travers une description des chants de femmes sur la vie, la maladie et la mort en Côte d’Ivoire.
4Les conditions d’existence et d’organisation que se donne une société s’expriment de manière différente tant au niveau des classes et des statuts sociaux que des rapports sociaux entre hommes et femmes. Elles influencent fondamentalement les conditions de vie de sa population et, par conséquent, son état de santé. On a trop souvent tendance à faire un constat des inégalités sans se souvenir ou vouloir reconnaître qu’elles sont le fruit d’une construction sociale et culturelle qui n’est pas immuable et définitive. D. Fassin se fait ainsi l’avocat d’une « lecture sociale du genre », autrement dit une lecture incluant une analyse des inégalités sociales en complément d’une « approche politique de la culture ».
5Aux inégalités de ressources entre riches et pauvres, qu’ils soient hommes ou femmes, s’ajoutent pour les femmes les inégalités dans les relations de genre. L’exemple des maladies sexuellement transmissibles est particulièrement parlant, car pendant très longtemps l’importance des facteurs sociaux dans ce domaine a été négligée. Par exemple, le fait de centrer les campagnes de prévention sur l’utilisation du préservatif a laissé sous-entendre qu’il ne s’agissait que d’un problème d’information et de connaissance, alors qu’il est question, pour les femmes, de rapports de pouvoir et de négociation avec leurs partenaires ainsi que de leurs droits fondamentaux. A. Welbourn montre, à travers le projet « Stepping Stones », comment aborder la prévention du sida d’une manière qui soit à la fois respectueuse des gens, de leur culture et de leurs valeurs, ainsi que des différences entre hommes et femmes et entre groupes d’âge.
6Les problèmes de pouvoir et d’enjeux sociaux sont particulièrement aigus dans le cas des mutilations sexuelles analysés par B. Ras-Work. De manière plus large, M. Cordeiro, riche de son expérience au Centre des femmes de Cabo (Brésil), insiste sur l’importance du travail lié aux droits des femmes en matière de santé reproductive et basé sur une stratégie communautaire mais aussi politique. Ce type de travail est nécessaire puisque, comme le montre G. Patscheider Graf, les changements socio-économiques actuels à Cochabamba (Bolivie) augmentent la charge de travail et les responsabilités des femmes, avec des répercussions négatives sur leur santé.
7Ces exemples éclairent bien l’importance qu’il y a à tenir compte des conditions dans lesquelles les gens vivent, travaillent, se détendent, s’aiment. C’est dans l’interaction quotidienne entre les personnes et le contexte qu’agissent les facteurs déterminants pour la santé. Chacun, chaque jour, « prend soin de sa vie » et donc de sa santé, en adéquation avec sa culture, ses connaissances et ses moyens. La santé devrait donc être considérée comme une ressource fondamentale de la vie quotidienne. Pourtant, comme l’explique C. Sanchez au sujet de la situation alarmante des femmes en République dominicaine, les inégalités et les conditions de vie précaires dues à la pauvreté sont autant d’obstacles à une bonne santé. Elle développe l’exemple de l’augmentation des inégalités sur le plan nutritionnel pour les petites filles, d’emblée défavorisées par rapport aux garçons.
8Les expériences faites en santé publique, en prévention et en éducation pour la santé, ainsi que les résultats de récentes études épidémiologiques montrent de manière claire l’influence des conditions sociales sur la santé, et les liens avérés entre pauvreté, oppression, soumission et mauvaise santé. Elles ont abouti ces dernières années à de sérieuses remises en question dans la manière de penser les politiques de santé. Ainsi, la Charte d’Ottawa de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) propose une approche novatrice pour le troisième millénaire, intitulée « Promotion de la santé », qui, sans remettre en cause l’utilité des soins, tient néanmoins compte des arguments développés ci-dessus. Elle a pour ambition de créer les conditions qui devront assurer une bonne santé pour tous, là où les gens vivent, pour qu’ils puissent contrôler la qualité de leur vie et donc de leur santé. Cela implique des choix de société qui dépendent autant des individus et des communautés locales que des institutions politiques nationales et supranationales. C’est à ce prix que les décisions utiles pour une meilleure qualité de vie pourront être prises. Mais M. O’Connor démontre de manière précise, inspirée par son expérience au Canada, à quel point il est important d’avoir une approche différenciée en matière de genre et d’inégalités dans une politique de promotion de la santé basée sur les déterminants.
9Croiser les concepts de « genre » et de « Promotion de la santé » est un choix exigeant car tant l’un que l’autre sont relativement nouveaux dans les réflexions et débats actuels et souvent difficiles à rendre visibles ou à mettre en œuvre, que ce soit dans les activités quotidiennes, dans les programmes de santé ou dans les projets de coopération au développement. A l’heure de la redécouverte, par ces projets, des ressources existantes en termes d’organisation sociale dans les communautés, E. Papa et Y. Coulibaly analysent une organisation mutualiste de femmes, son fonctionnement, ses problèmes et les moyens nécessaires à son soutien de la part des instances publiques et de la coopération. Les réflexions générales de E. Burnier et celles, plus spécifiques, de P. Dauby et ses collègues au Bénin sur la demande d’appui par un groupement féminin posent les questions du soutien aux actions émanant d’une communauté, du rôle des hommes et des femmes, et des réponses que la coopération peut apporter.
10Deux exemples très différents montrent comment la composante genre peut être intégrée dans l’ensemble des activités d’un projet, et ce dès son élaboration. Dans le projet de développement sanitaire en milieu rural au Népal, présenté par N. C. Chaulagai et A. Bürki, la politique de « discrimination positive » en faveur des femmes permet à ces dernières d’être plus nombreuses à participer à des formations puis aux activités générales. Dans le projet de santé des femmes en Afrique du Sud, S. Fonn démontre avec succès comment procéder pour que l’approche genre fasse partie intégrante des activités en impliquant les personnes concernées, ce qui en outre constitue un moyen d’améliorer la qualité des services.
11Les présentations et les débats avaient comme toile de fond les questions fondamentales suivantes :
- Comment et dans quelles conditions les rapports sociaux entre hommes et femmes influencent-ils la capacité des gens à prendre soin quotidiennement de leur vie et de leur santé et à faire des choix ?
- Comment la prise en compte des rapports sociaux entre hommes et femmes permet-elle une autre lecture des déterminants de la santé ?
- Si on admet que les rapports sociaux entre hommes et femmes transforment les facteurs déterminants de la santé, quels sont les changements à apporter dans nos pratiques et dans celles des intéressés, tant dans la formulation des politiques de santé que dans la mise en œuvre de projets ?
12Ce sont ces questionnements et les balbutiements de débuts d’expériences que nous désirions partager lors de ce colloque. Nous n’avons pas la prétention d’en finir avec une réflexion qui doit se poursuivre sur tous les fronts du développement social et sanitaire. Nous osons espérer que ce débat, dont nous avons à peine esquissé les contours, sera largement repris et alimenté par vos connaissances, analyses et pratiques de terrain pour que s’amplifient la pertinence et la nécessité de reconsidérer autrement les politiques actuelles de la santé afin de les ouvrir à d’autres perspectives. C’était là notre pari.
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