Femmes et micro-économie. Le petit crédit
p. 195-206
Texte intégral
1Le crédit a toujours existé en milieu rural et connaît une évolution liée aux transformations socio-économiques qui concernent directement ou indirectement la société rurale. Le crédit traditionnel permet une redistribution des biens entre les membres de la communauté rurale. Cette redistribution s’opère-t-elle dans le sens d’une répartition plus équitable ? Quels sont les partenaires de ces échanges ? Quel rôle jouent les femmes au sein de cette dynamique ? Quelles mutations aujourd’hui pour les femmes ?
2Actuellement, on assiste à une coexistence du crédit traditionnel et du crédit externe qui draine une masse monétaire au plan de l’économie villageoise et qui tente d’engendrer une dynamique de développement “par une amélioration des conditions de vie des populations concernées”. Il s’agira pour nous de saisir le sens et la portée réelle du petit crédit dans notre société nigérienne haoussa et d’analyser son impact en termes de changements et/ou de transformations engendrés pour les “bénéficiaires.” Il nous semble pertinent d’aborder la question du crédit par la division sexuelle des activités et des rôles sociaux qui est intimement liée aux facteurs de production et aux besoins qui en sont engendrés.
3Les femmes sont surtout présentes dans la sphère privée. Elles s’occupent des activités domestiques qui sont : le ménage, la garde et l’éducation des enfants, la cuisine, le pilage, la recherche de l’eau et du bois, etc. Ces activités dévolues aux femmes prennent beaucoup de temps sans pour autant les écarter des activités productives qu’elles exercent de façon peu rémunératrice.
4La femme pratique l’agriculture en tant que main-d’oeuvre sur l’exploitation familiale ; elle dispose aussi d’un lopin de terre qui lui est concédé par le chef d’exploitation et les produits récoltés lui reviennent mais sont souvent en partie consommés (comme “rajouts”), car la ration journalière donnée par le chef d’exploitation est fonction de la récolte globale ; et en cas de mauvaise récolte – ce qui est de plus en plus souvent le cas – le peu de grains du grenier féminin est entièrement consommé par la famille. Notons que la femme n’hérite pas la terre même si elle en a le droit selon les règles islamiques de l’héritage, le Niger ne disposant pas encore de textes juridiques régissant la succession ou la vie de famille.
5L’élevage a une signification proche de l’épargne et, de ce fait, l’élevage exercé par les femmes est surtout composé de petits ruminants (ovins et caprins) qui sont financièrement plus accessibles compte tenu de la position économique qu’elles occupent. Cette forme d’élevage est plus proche du numéraire puisque facilement convertible en espèce en cas de besoin. Ce besoin d’argent s’accommode parfaitement à la pratique du petit élevage et désigne le type d’animal, sa taille (ou son coût) et le nombre à vendre pour couvrir la dépense. Cette flexibilité pour la conversion est absente pour le gros élevage, apanage des hommes qui ne peut être revendu qu’en cas de gros besoins qui sont les plus rares. Seuls les hommes sont présents au marché de bétail. Ils achètent et revendent les petits ruminants des femmes.
6L’artisanat connaît aussi une division sexuelle dans la fabrication des articles. Les femmes s’occupent de l’artisanat d’art et les hommes de l’artisanat de production. Les nouvelles activités engendrées par les projets de développement sont masculinisées par les agents de terrains qui forment les hommes (secouristes, pépiniéristes, brigadiers phytosanitaires, meuniers, pompistes, fontainiers, para-vétérinaires, etc.) sauf pour les matrones hygiéniste qui nettoient les abords des points d’eau, les formations en nutrition, la couture, etc. ce qui conforte la femme dans son rôle traditionnel.
7En conclusion dans le milieu rural haoussa la présence féminine dans la sphère économique est caractérisée par son absence au niveau des facteurs de production, essentiellement la terre à laquelle elle n’a pas accès ; la femme pratique la “culture de case” sur une parcelle qui lui est temporairement concédée par son époux. Elle pratique le petit élevage (caprin et ovin) et le petit commerce.
8Sur le plan social, les hommes sont partout présents dans la structure sociale villageoise, ce qui donne l’impression d’une société masculine fortement organisée qui cohabite avec une société de femmes structurellement inexistante. Ces deux sociétés sont reliées par une ou plusieurs représentantes des femmes (soeurs du chef traditionnel d’un certain âge) auprès des hommes qui jouent le rôle de canaux de transmission d’informations. Dans la communauté haoussa la femme joue le rôle de reproductrice et de garante des traditions à travers les activités sociales. Elle demeure l’actrice principale pour l’organisation des cérémonies sociales et se trouve ainsi impliquée dans le système d’entraide sociale (biki, goudounmoua) et de prestations de service, système qui est de plus en plus monétarisé.
9En effet, la précarité de l’environnement limite la prise de risques chez les ruraux et encourage plutôt l’appropriation du numéraire par d’autres canaux (exode rural, crédit, etc.) que la revente de leur production. On constate parallèlement une minimisation des dépenses à travers les systèmes de prestations sociales. Or, il y a quelques années seulement, selon C. Raynaut l’argent paraissait “comme une finalité car la production agricole et pastorale est sans cesse monnayée pour se procurer de l’argent”. Aujourd’hui c’est une pratique de dernier recours.
Le crédit traditionnel
10Le crédit traditionnel généralement contracté en milieu rural consistait surtout en des prêts de céréales qui était aussi remboursé en céréales (mil, niébé, arachide). C’est une des formes de crédit la plus connue et la plus apparente. Les femmes sont directement concernées par ce crédit en céréales dans le cadre strict du commerce de plats cuisinés (tuwo, fura.). En réalité, elles achètent le mil qu’elles transforment et règlent le marchand en espèce après écoulement (au village ou sur le marché) des mets préparés. Pour les femmes ce système leur permet de disposer régulièrement de céréales pour leur activité économique et met ainsi les céréales hors de la portée des utilisations domestiques ou sociales possibles. Pour le marchand, c’est la garantie d’une clientèle sûre pour son stock de mil dans un milieu où les producteurs sont majoritaires.
11Le crédit “social” qui est chez les femmes le plus important est occulté et semble être à première vue une simple dépense sociale ; dans la majorité des cas un premier crédit est contracté lors d’un baptême ou mariage et remboursé sans intérêt après l’organisation de la fête. Ce crédit en espèces suppose une certaine confiance entre le prêteur et l’emprunteur ; une confiance non pour la solvabilité (puisqu’elle est supposée acquise même si ce n’est pas toujours le cas) mais surtout pour le silence. Le crédit se prend et se rend dans le secret ; contracter un crédit est signe d’incapacité et d’irresponsabilité, aussi est-il préférable de le prendre auprès d’un parent ou d’un ami.
12Le biki est une contribution réciproque et obligatoire que se versent des femmes lors de cérémonies de mariage (elles ont la charge du trousseau de leur fille) et aussi des dépenses sociales relatives au mariage du fils qui dans la plupart des cas contribue pour environ 50 %. Ces échanges existent entre femmes qui entretiennent des liens d’amitié. La réciprocité obligatoire fait du biki est une sorte de crédit pour celle le qui reçoit. Elle doit, à l’occasion, le rendre avec des intérêts qui peuvent atteindre le taux de 100 %. Il est pratiqué lors d’un mariage ou d’un baptême organisé au sein de la concession.
13Le goudounmoua ou aide réciproque, souvent en nature, se pratique entre parents. C’est aussi une forme de crédit avec obligation morale de remboursement. Il est moins contraignant que le biki. Celui qui doit rembourser n’est pas tenu de respecter des “conditionalités” de temps (remettre le cadeau le jour de la fête) ni de valeur du cadeau reçu. La somme accumulée à l’occasion de ces fêtes est souvent très importante et exprime l’importance de l’attraction ou de la capacité de mobilisation sociale de l’organisatrice qui est différente de son statut social ; elle est simplement le reflet de la valeur et du nombre des placements sociaux effectués.
14Le système de tontine est aussi une sorte de crédit sans intérêt pour celle qui prend l’ensemble des cotisations des membres. Elle regroupe plusieurs personnes (généralement exerçant une activité économique) qui cotisent régulièrement et la somme globale est reversée à un membre du groupe à la fin de chaque tour (une semaine, un mois). Le nombre de participants est égal au nombre des tours d’un cycle.
15L’importance du crédit en milieu rural amène C. Raynaut à dire que l’importance extrême que revêt le crédit dans la vie quotidienne locale – telle que sans lui toute activité économique et sociale serait paralysée – peut être interprétée comme un moyen d’accroître au maximum la masse monétaire en circulation et de laisser le moins possible d’argent inutilisé. En effet la présence du crédit en nature à plusieurs niveaux confirme cette hypothèse :
la vendeuse de galettes du village vend ses galettes et achète son mil à crédit chez le boutiquier,
le boutiquier du village prend le mil à crédit à Maradi chez un grossiste qui lui-même s’approvisionne au Nigeria, Mali, etc. à crédit peut-être.
16Ce schéma est vrai pour le riz et pour de nombreux articles. Ceci prouve le besoin urgent de liquidités dans l’économie villageoise. Le crédit en argent est rare et existe seulement entre amis et parents. Les marchands préfèrent écouler leurs marchandises à crédit que de donner des espèces. Les demandeurs des espèces prennent alors des articles qu’ils bradent (20 à 30 % moins cher).
17La recherche de crédit commence dans le cercle des parents et amis et finit dans un autre village qui aurait eu une récolte plus consistante. Le réseau de crédit d’un individu est infini puisqu’il peut, en cas de besoin, utiliser le réseau d’un autre ami ou parent qui contracterait le crédit pour lui.
18Le crédit traditionnel est toujours un crédit gratuit sauf dans le cas du biki. Il est toujours contracté pour résoudre un problème particulier, souvent social ; mais quand on sait le rôle régulateur au sens de garantie financière que joue le “social” alors il cesse de paraître comme une dépense inutile et purement sociale, mais plutôt comme une épargne pour celui qui donne. Ces “activités” sociales ne sont pas comptabilisables et échappent souvent aux critères des évaluations des actions de crédit “moderne”. Chaque homme et surtout chaque femme draine avec soi ce capital qui est toujours mobilisable en cas de besoin. La forte présence des femmes dans ce système se justifie-t-elle par leur absence au niveau des bénéfices de l’économie villageoise ? En effet, en milieu urbain, on constate que les femmes les plus aisées se passent d’entretenir des relations intenses ; leur cercle de biki et de goudounmoua est plus restreint. Alors que chez les autres femmes ce réseau couvre une telle importance qu’il est nécessaire pour elles de recouvrer les fonds investis à un moment donné. Mais en ville des solutions de rechange ont été trouvées et on organise un biki à l’occasion du mariage (ou du baptême) d’une nièce ou d’un neveu. Les placements sociaux ne s’arrêtent pas là, il en existe d’autres qui évitent les dépenses : les prestations de services. Elles sont à la base soutenues par un système de cadeaux ou de dons (souvent en espèces) régulièrement offerts aux prestataires qui sont le plus souvent issus d’une classe sociale inférieure ; ces dons les rendent redevables en cas de surcharge de travail chez le donneur. Ainsi les biki sont toujours accompagnés d’une fête qui nécessite une main-d’oeuvre importante pour son organisation. Plus l’organisatrice a offert des cadeaux, plus les différentes tâches sont effectuées et organisées avec diligence de sorte qu’elle se retrouve libérée pour l’accueil des invités.
19La conséquence de ce phénomène pour la femme rurale aujourd’hui est qu’elle investit beaucoup dans les activités sociales parce qu’elle est la garante des cérémonies de baptême et de mariage : dans le cas d’un baptême presque tout est un gain, mais un gain toujours redistribué parmi les parents, amis et voisins ; dans le cas d’un mariage, l’épargne en termes de sommes et de cadeaux reçus est remise en grande partie au couple et à la belle famille.
Le “petit crédit”
20Le petit crédit, comme activité de projet à l’endroit des femmes, a commencé avec le constat d’échec des actions IFD. Au départ le petit crédit constituait en lui-même une activité. Certains projets ne font que du crédit tandis que d’autres le considèrent comme une action d’incitation (restauration de sols). Dans tous les cas, du point de vue des femmes, nous avons trois catégories de petits crédits.
Première génération
21Elle est entièrement subventionnée par l’intervenant extérieur. C’est de l’argent qui renfloue ainsi momentanément la masse monétaire du village. Ce petit crédit octroyé par les projets s’adresse toujours à un groupe de femmes pour la réalisation d’une activité préalablement définie comme le petit commerce (transformation des produits agricoles), l’embouche avec un appui en termes d’encadrement, etc. Toutes les femmes perçoivent le même montant de crédit qui est déterminé par l’activité retenue. Ce crédit est en général plafonné à 20 000 ou 25 000 FCFA en fonction de la capacité d’endettement des femmes calculée sur des bases économiques, ou de la capacité d’absorption de l’environnement économique de la femme rurale.
Deuxième génération
22Un apport personnel est exigé pour la constitution d’une garantie ou caution de groupe protégeant ainsi la somme injectée avec l’introduction d’un élément nouveau, la détermination par les femmes elles-mêmes du montant du crédit à contracter ; les crédits sont aussi plus importants, allant souvent jusqu’à 70 000 FCFA avec une moyenne autour de 50 000 F.
Troisième génération
23Le crédit est financé sur fonds propres (épargne) des femmes constituées en groupe de tontine améliorée. L’importance des crédits octroyés varie avec le montant de l’épargne constituée. Le projet garantit l’encadrement et la formation du groupement. Le remboursement de la dette et le paiement des intérêts (toujours très élevés) demeurent dans les trois cas le seul critère de réussite de l’opération. La durabilité de l’action est contenue dans les cas de figure, à travers la constitution d’un fonds de roulement subventionné ou progressivement constitué par les femmes afin de créer à terme une caisse ou mieux un mouvement de caisses de crédit et d’épargne. Mais l’expérience démontre souvent que la fin du projet correspond à celle du groupement et le fonds de roulement est équitablement partagé entre toutes les membres. Ces trois types de crédits évoluent ensemble, chaque agence de développement optant pour la formule la plus proche de sa philosophie.
Utilisations du petit crédit
24La somme contractée en crédit prend souvent de multiples orientations sociales ou économiques. Une partie de l’argent est toujours investie dans des activités économiques afin de permettre le remboursement de la dette.
Activités économiques réalisées par les femmes
25Avec les petits crédits les femmes tentent souvent d’améliorer leur ancienne activité économique avec un fonds de roulement un peu plus élevé : des plats cuisinés, autres transformations des produits agricoles (huile et tourteaux d’arachide, farine de maïs), des condiments, des savonnettes, savon en poudre, pagnes, tasses pour les villages proches du Nigeria, etc. Dans le cas où le crédit est plus élevé on constate souvent une diversification des articles vendus au niveau d’une même femme afin de minimiser les risques de mévente ; mais comme cette stratégie est adoptée par toutes les femmes du groupement, il se crée une homogénéité des activités ou mieux de l’offre au niveau villageois. D’autres femmes (surtout les plus âgées) tentent de mener des activités économiques qui dépassent les limites du village. La femme peut d’abord acheter un agneau ou un chevreau (comme garantie du crédit ou bénéfice de l’action) qu’elle embouche et le reste de la somme va dans le petit commerce qui assure le versement des traites. Pour d’autres, un système d’embouche à très court terme (un mois) pour le remboursement de chaque traite.
Autres utilisations du petit crédit
26Le crédit est redistribué entre les membres de la famille (époux, co-épouse, fille, fils, etc.). Les périodes de remboursement sont arrêtées avec chacun au moment du partage. Toutes les personnes concernées interviennent dans le règlement des traites proportionnellement à la somme perçue.
27Le petit crédit peut aussi être contracté pour une seule dépense sociale : départ des jeunes en exode et est remboursé avec les bénéfices des activités des parents ou avec d’autres crédits contractés au village en attendant le premier envoi des jeunes et le mil se trouve ainsi préservé. La somme peut servir seulement pour l’achat de grains en période de soudure ou au remboursement d’un autre petit crédit (s’il y a dans le village deux ou plusieurs intervenants) ou d’un crédit traditionnel (biki, etc.).
Impacts du crédit pendant l’action
28En relation avec les utilisations suscitées, on constate que le petit crédit sert aussi à plusieurs membres de la famille et qu’il n’est pas utilisé que par et pour la femme. Il s’intègre aisément dans le circuit traditionnel de l’argent du village. Il n’est pas uniquement destiné aux activités économiques, mais aux besoins plus pressants, tels l’exode, l’achat de mil, le remboursement d’une dette, etc. La demande ou le besoin de crédit vient des femmes mais le crédit est une offre du projet. En effet, le crédit suppose l’acquisition d’un minimum de condition de vie sinon il est englouti dans les problèmes quotidiens (aliments, habillement, soins médicaux, biki, etc.).
29Ce sont, sur le plan social, les femmes les plus âgées (qui ne sont plus mariées pour la plupart) qui adhèrent le plus au groupement comme pour les autres activités de projets par ailleurs. Ces femmes ont beaucoup de charges familiales, et souvent une partie du crédit finance le quotidien. Ce sont aussi les mêmes qui sont les plus actives dans les activités économiques (temps libéré) et les épargnes sociaux (puisqu’elles épargnent) en prévision des mariages des enfants. Les jeunes femmes mariées qui jouissent de moins de liberté bénéficient du petit crédit de façon indirecte. Le blocage est plutôt dû aux nombreuses tenues de réunions villageoises qui supposent des sorties incessantes qu’à l’exercice de l’activité économique, surtout si elle peut être réalisée à l’intérieur de la concession (embouche, vente de condiments).
30Dans l’ensemble, sur le plan économique, on ne constate pas d’innovation sur le plan des activités féminines mais une diversification des articles vendus par les femmes pour limiter les risques. Ce qui entraîne une surcharge d’activités pour les femmes. Le champ des activités est élargi puisque les femmes commencent à sortir de leur village pour l’approvisionnement et même l’écoulement des produits, souvent des condiments, des pagnes, etc.
31Le secret, qui était l’une des conditions du crédit traditionnel, a disparu avec l’avènement du petit crédit, offrant ainsi une ouverture à l’économie villageoise. Les femmes membres du groupement sont connues de tous et cela ne constitue plus une gêne à leur niveau mais bien au contraire un honneur. Ce type de crédit n’implique plus des redistributions (cadeaux) mais peut susciter des demandes de remboursement de crédit traditionnel ou d’octroi de crédit.
32On constate qu’en fonction du montant offert, les femmes qui pratiquent déjà une activité économique importante et viable sont écartées. Avec qui fait-on alors du développement ?
33Le groupement féminin développe la solidarité entre les femmes (biki, soutien moral, visite plus régulière) et crée ainsi un cadre d’échange d’idées. Les cours d’alphabétisation qui accompagnent le crédit, s’ils sont dispensés à toutes les adhérentes, favorisent les échanges en les orientant vers des thèmes de développement. Le groupement crée aussi des jalousies entre le groupement et les autres femmes et peut engendrer des scissions au niveau du village. Mais les rapports de pouvoir qui existaient entre femmes se reproduisent souvent dans les groupements ; en effet les femmes influentes du village occupent les postes de responsabilité. Par contre les relations sociales dites “de honte” (d’évitement) par exemple entre belles-mères et belles-filles tendent vers la décrispation.
34Une partie du crédit est toujours déviée vers les hommes car ils accèdent au crédit par l’intermédiaire de leurs épouses, leurs soeurs, etc. On constate en outre une implication de la femme dans les décisions concernant les dépenses de la famille. La femme a toujours participé aux dépenses familiales et cela n’a pas changé sa position dans la famille. Le pouvoir de décision est toujours au niveau des hommes même s’ils ont besoin de l’argent de la femme pour la concrétisation de la décision. Tant que la forme (toujours en nature) et le type (toujours parcellaire) de participation féminine ne changent pas, la femme ne sera pas valorisée. En revanche, au niveau de la communauté, les femmes influentes du comité commencent à émerger et à siéger dans des assemblées traditionnellement réservées aux hommes.
Phase après le “petit crédit”
35Le constat général que nous faisons après analyse de plusieurs projets de petits crédits se résume à :
la disparition du groupement en tant que structure ; le groupement n’a pas permis, même pendant le projet, une implication collective des femmes au niveau communautaire ; il a toujours eu une existence formelle pour l’obtention du crédit sans aucune signification sociale ;
l’action n’a pas engendré de nouvelles activités féminines qui soient plus valorisantes au plan social pour les femmes. Le petit crédit conforte la femme dans ses activités et son rôle traditionnel ;
le petit crédit n’a pas donné plus d’autonomie financière à la femme que les autres crédits traditionnels ; il crée une autonomie relative au moment de la prise du crédit ;
les femmes passent de petit crédit en petit crédit et sont de plus en plus dépendantes du crédit. Ce qui nous fait dire que l’utilisation qu’en font les femmes reste peu différente de celle qu’elles font de l’argent des tontines et des biki ;
on assiste aujourd’hui dans les villages à une pratique de crédit avec intérêts au niveau des crédits traditionnels, les commerçants du village commencent à demander un peu plus que le coût réel de la marchandise vendue à crédit ;
le rapport de pouvoir homme/femme n’a pas changé. Il s’est créé un nouveau domaine d’exploitation de la femme par l’homme par un surcroît de responsabilité en termes de dépenses qui n’est pas accompagné par un transfert de responsabilité ou de pouvoir de l’homme vers la femme ;
le positionnement social des femmes demeure le même. Elles ont, dans certains cas, plus de chèvres qui sont exposées au même traitement que les autres chèvres sauf qu’elles sont vendues plus facilement lors de problèmes (maladie, évacuations, rupture de grains, etc.) parce que les biens du mari (gros bétail, terre, etc.) ne peuvent être vendus que dans les cas extrêmes ;
le petit crédit ne met pas les femmes en rapport avec le système bancaire ; elles restent toujours dépendantes de l’intervenant extérieur.
36Et, au cas où le groupement continue d’exister, quel impact un système de crédit permanent a-t-il dans la vie des femmes ? Quel objectif en fait poursuivent les projets de petits crédits ? Au départ il était question d’amélioration des conditions de vie des femmes et depuis peu, avec l’avènement de l’analyse genre, certains visent aussi la position de la femme.
37Pour les femmes qui adhèrent au groupement, le crédit est certes une ouverture pour exercer une activité économique (afin de garantir son remboursement), mais il est surtout contracté par recherche d’une garantie pour la survie de la famille. Le petit crédit n’est pas différent du crédit traditionnel ni quant à son montant, ni dans son utilisation et il n’engendre aucun développement qui ne soit déjà opéré par le système traditionnel de crédit. Il est, comme le crédit traditionnel, un palliatif.
Rapprocher les objectifs des femmes et du projet
38Si les projets veulent améliorer les conditions de vie de la femme le montant du crédit octroyé ne doit plus être “petit” mais permettre le démarrage d’une véritable activité économique appuyée par d’autres actions de formation-information (échanges d’expériences à travers des visites, films, etc.).
39Le changement de la position de la femme passe dans ce milieu social par la formation, l’information et la conscientisation autour des activités comme le gros élevage, l’achat de champs, le jardin individuel, le moulin individuel, la presse à huile individuelle, la boutique individuelle, la machine à coudre, la charrette individuelle pour location, le commerce de gros, etc.
40La formation en alphabétisation avec information juridique, l’action d’allégement des tâches ménagères doivent accompagner ce processus de recherche d’une meilleure position de la femme.1
Notes de bas de page
1 Pour en savoir plus : Claude RAYNAUT, 1977, “Circulation monétaire et évolution des structures socio-économiques chez les haoussa du Niger”, in Revue Africa, 47 (2), Londres
Auteur
Sociologue, Institut de Recherches en Sciences Humaines, Niamey, Niger.
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