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Travail des femmes, travail des filles à Abidjan. Nouvelles figures de travailleuses migrantes au cœur de la globalisation

p. 247-257

Note de l’éditeur

Référence : Jacquemin, Mélanie. “Travail des femmes, travail des filles à Abidjan. Nouvelles figures de travailleuses migrantes au cœur de la globalisation” in Christine Verschuur et Christine Catarino, Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°9, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2013, pp. 247-257, DOI : 10.4000/books.iheid.5977 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.

Note de l’auteur

Ce texte est une version réduite et en partie remaniée d’un article publié en 2009 dans le dossier thématique « Domestiques d’ici et d’ailleurs » de la revue Travail, genre et sociétés (Jacquemin 2009a).


Texte intégral

1À Abidjan, on remarque d’emblée l’intensité du travail féminin qui se déploie dans la vie domestique mais aussi dans l’économie informelle marchande, où sont concentrés les taux d’activité des femmes. En l’absence de politiques familiales et structures de garde d’enfants efficientes, en l’absence aussi d’équipements ménagers accessibles, il est impossible aux femmes d’assumer seules à la fois leur activité économique et les tâches reproductives. C’est pourquoi, dans l’ombre de ces travailleuses visibles, existe une main-d’œuvre la moins coûteuse possible, composée de fillettes et d’adolescentes, le plus souvent des migrantes d’origine rurale. Âgées de 10 à 20 ans pour la plupart, ces filles – non ou déscolarisées – vivent et travaillent dans des ménages urbains où ne réside aucun de leurs parents géniteurs.

2Le phénomène des petites domestiques n’est pas nouveau. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’est pas né de la récession économique grave qui sévit en Côte d’Ivoire depuis le début des années 1980. Mais il s’est transformé et complexifié dans le creuset de la crise économique et de la mondialisation néolibérale. La nouveauté tient alors à des formes inédites de mise au travail domestique des enfants, dans un contexte de récession et de globalisation où le travail des femmes est devenu central dans les stratégies de survie des ménages urbains. Car en effet, le phénomène des petites domestiques – dont l’activité se situe à l’intersection des sphères domestique et marchande – ne peut être compris dans ses dimensions historiques ni contemporaines sans que soit examiné le champ de l’activité économique des femmes.

3Il reste à ce jour impossible de chiffrer précisément ce phénomène qui, à Abidjan, se conjugue quasi exclusivement au féminin1. L’on sait cependant que les petites domestiques y sont très nombreuses : seuls les ménages des fractions sociales les plus aisées emploient une domesticité adulte, féminine et masculine (« grandes bonnes » et « boys »), et ce sont ces très jeunes travailleuses qui, dans les milieux populaires comme dans la petite bourgeoisie, effectuent la majeure partie du service domestique. L’importance numérique de cette main-d’œuvre urbaine composée de très jeunes migrantes a d’ailleurs et de longue date, une répercussion évidente sur la démographie d’Abidjan.

4À partir des résultats d’une recherche que j’ai menée en Côte d’Ivoire de 1999 à 2001 (Jacquemin 2007), ce texte présente tout d’abord brièvement des éléments de contexte démo-historique, socio-économique et culturel indispensables pour comprendre le phénomène des petites domestiques à Abidjan dans ses évolutions depuis la fin de la période coloniale. Les trois modèles d’embauche qui coexistent désormais sur le marché du service domestique juvénile à Abidjan sont ensuite décrits afin de mettre en lumière la partie invisible de l’organisation de la reproduction sociale dans la capitale ivoirienne. Enfin, en examinant les pratiques concrètes de délégation des tâches reproductives et les rapports sociaux de travail qui s’y jouent, on verra que, par-delà des points communs à cette main-d’œuvre exploitée de filles migrantes, il existe une grande diversité de situations, ce qui traduit bien toute la complexité sociologique du phénomène.

Un phénomène ancien en transformation. Éléments de contexte

Lever une énigme démographique

5Plusieurs sources donnent à voir l’ancienneté du petit commerce féminin à Abidjan (Archives du Tribunal de commerce d’Abidjan 1923-1940 ; Savineau 2001 ; Vidal 1989 ; Jacquemin 2012) : dès l’époque coloniale, les femmes ont joué un rôle considérable dans la construction économique et sociale de cette ville qui, née il y a un siècle, compte aujourd’hui plus de 3 millions d’habitants. La documentation révèle aussi que, dès les années 1920, de très jeunes filles migrantes, « jeunes parentes » de ces femmes commerçantes, artisanes, restauratrices, étaient déjà là pour les assister dans leurs activités domestiques et économiques.

6Ces formes anciennes de migration des filles vers Abidjan s’inscrivaient dans le cadre des pratiques de fosterage des enfants (Goody 1969). Pratiques répandues dans les sociétés « traditionnelles » ouest-africaines, la circulation des enfants au sein de la parenté étendue et la mise au travail domestique des fillettes ainsi « confiées » (Lallemand 1993) trouvaient dès cette époque des formes d’adaptation urbaine liées au travail des femmes.

Figure 1. La surreprésentation des filles à Abidjan Rapport de féminité-nombre de femmes pour 100 hommes

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Sources : Recensements successifs de Côte d’Ivoire (RGPH 1955/1975/1988/1998).

7L’ampleur de ces transferts de filles vers la capitale ivoirienne est repérable dans la pyramide des âges de la population abidjanaise dès le premier recensement général de la population abidjanaise, conduit en 1955 : le taux de féminité dans le groupe d’âge 5-19 ans y est proportionnellement beaucoup plus fort qu’aux âges plus élevés. La tendance s’accentue nettement par la suite : tous les recensements ultérieurs (1975 ; 1988 ; 1998) indiquent une surreprésentation considérable des filles et adolescentes de moins de 20 ans, par rapport aux garçons du même âge et aux autres groupes d’âge féminins (Figure 1).

8C’est à la fin des années 1970 que, pour la première fois, des chercheurs s’interrogent devant ce phénomène démographique, aussi remarquable qu’intriguant (Antoine et Herry 1982). L’apport des études anthropologiques consacrées aux pratiques de circulation et de fosterage des enfants, permet alors d’éclairer cette anomalie démographique, puisqu’elles découvrent que le surnombre des mineures à Abidjan tient à la migration massive de jeunes filles de la parenté rurale venant dans la ville en tant qu’aides familiales ou bonnes (Etienne 1979). Ce phénomène fut alors interprété comme l’expression de nouvelles formes de solidarité familiale (Antoine et Guillaume 1986).

9Repérée au cours d’une période de forte croissance économique, la « surpopulation » des filles mineures à Abidjan s’est ensuite perpétuée dans un contexte pourtant tout différent : en période de grave récession économique telle qu’en traverse la Côte d’Ivoire depuis le début des années 1980, la thèse classique de la solidarité familiale ne suffit plus à interpréter l’ampleur des flux migratoires des filles vers Abidjan. Au contraire, plusieurs études attestent l’affaiblissement de ces pratiques de solidarité, et tout spécialement la diminution de l’accueil d’enfants confiés en ville en contexte de crise économique (Vidal et Le Pape 1986 ; Beauchemin 2002). Quand tous les budgets se resserrent, comment expliquer alors le maintien, dans la plupart des ménages d’Abidjan, de ces jeunes « aides familiales » ?

Le rôle économique d’un travail « caché » car négligé

10C’est seulement à la fin des années 1970 que commence à être analysé le travail des femmes dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « secteur informel » (Le Pape 1983 ; Hugon 1989). Les effets sociaux de la grave crise économique qui sévit alors durablement, mais aussi l’élan porté par les mouvements féministes et les Women’s Studies, obligent finalement à dévoiler le travail productif des femmes et le rôle indispensable de leurs micro-activités dans l’économie urbaine (Charmes 1996). On découvre aussi qu’en dépit des apparences, les petits négoces informels féminins sont fortement structurés : la mobilisation de différents types de capital (économique, social, symbolique) et surtout la mise au travail d’une main-d’œuvre d’appoint ressortent comme conditions indispensables à la mise en route et au maintien de ces activités artisanales et commerciales féminines (Vidal 1985) qui continuent aujourd’hui d’irriguer la ville en assurant à bas coût toutes sortes de productions et de services. Or, dégager quelques bénéfices est impensable sans le recours à une main-d’œuvre très bon marché. Extorquer du travail à des petites domestiques les moins chères possibles ressort ainsi comme un élément central de l’organisation du travail des femmes.

11Pourtant, les analyses dominantes ont continué d’ignorer l’activité de ces « jeunes parentes ». Souvent mentionné dans les études africanistes, ou alors condamné par les organisations de protection de l’enfance, le travail domestique de ces fillettes et adolescentes reste toutefois pensé comme allant de soi, en référence au double cadre de la famille et des usages domestiques ; l’aspect productif de ce travail reproductif n’est que rarement envisagé. Cette évidence peut et doit être rompue, en examinant les rapports sociaux qui encadrent aujourd’hui le placement et l’utilisation de ces filles, en décrivant les types de pratiques qu’ils produisent, finalement en posant la question des transformations du phénomène des petites domestiques dans un contexte de récession où la réorganisation de la reproduction sociale se pose aussi comme condition nécessaire à la globalisation du système économique néolibéral moderne.

Le marché du service domestique juvénile à Abidjan

Trois modèles d’embauche

12Avant les années de récession, l’essentiel de cette main-d’œuvre était effectivement composée de jeunes filles que les familles villageoises décidaient ou acceptaient d’envoyer à la ville chez une parente, plus ou moins proche. Inscrit dans le cadre des pratiques de fosterage et de la solidarité familiale, le recours aux services de ces « petites nièces » n’était pas monétarisé mais, en échange, la « tantie » d’Abidjan devait s’occuper d’elles et de leur apprentissage. Or, à partir des années 1980, un type inédit de petites domestiques apparaît dans les ménages d’Abidjan : la « petite nièce » est désormais le plus souvent remplacée par une « petite bonne », jeune migrante étrangère à la famille et en principe rémunérée sur la base d’un salaire mensuel. Cependant, les « petites nièces » n’ont pas complètement disparu. Différentes pratiques d’embauche coexistent donc désormais, que l’on peut caractériser selon trois modèles : la « petite nièce », l’« enfant louée », et la « petite servante salariée »2.

13Le modèle de la « petite nièce »3 s’inscrit dans le prolongement des pratiques anciennes de circulation des enfants en Afrique de l’Ouest (Jacquemin 2000) : les collectifs de parenté ruraux acceptaient de confier à leurs parents urbains des « petites nièces » travaillant chez leurs « tanties » de la ville où elles étaient censées s’initier à la vie moderne. Le contexte était celui d’interrelations familiales denses, où les protagonistes se connaissaient personnellement et convenaient de leurs obligations réciproques, régies par des codes autant explicites qu’implicites. La « petite nièce » n’est jamais payée en numéraire, elle est logée, nourrie, habillée et assistée en cas de maladie par sa patronne-tutrice qui devra également « faire quelque chose » pour elle quand elle quittera la place : une « valise » (trousseau de mariage, pagnes, vaisselle, machine à coudre, petit pécule…). Entouré du symbolisme de la parenté, le modèle de la « petite nièce » est valorisé par le discours de la solidarité familiale, au risque de masquer la réalité ou la valeur du travail accompli, et de diluer les rapports de domination.

14Le second modèle, apparu à la fin des années 1970, se distingue du premier en ce que la filière de parenté produisant le service domestique juvénile a été tronquée : la fillette ou l’adolescente est bien sous la tutelle d’une parente (plus ou moins proche) qui, résidant à Abidjan, la fait venir du village. Mais au lieu de l’employer elle-même en ville, cette dernière la place chez une patronne, non parente, contre un salaire mensuel versé non à la petite domestique, mais à sa tutrice. L’« enfant louée » recevra de sa tutrice une rétribution de son travail sous forme non monétaire (une « valise ») et seulement au moment de son retour au village.

15Dans le troisième modèle, développé dans les années 1980, plus aucun lien familial n’intervient dans l’embauche de la jeune domestique ; des intermédiaires (agences de placement, connaissances) se chargent, le plus souvent contre rémunération, de mettre en relation « patronnes » et « petites bonnes », quand ce ne sont pas les jeunes filles elles-mêmes qui proposent leurs services, en porte-à-porte. Généralement logée et nourrie chez l’employeur, la « petite servante salariée » perçoit directement et gère personnellement son salaire monétaire mensuel. Les filles concernées par ce modèle d’embauche sont rarement âgées de moins de 14-15 ans ; il n’est pas rare qu’elles aient été scolarisées pendant quelques années du cycle primaire. Même si les salaires sont bas et les contrats – verbaux – très fragiles, l’extension des pratiques de salariat domestique juvénile dans un contexte de crise économique procède néanmoins d’une individualisation inédite des jeunes filles vis-à-vis de leur famille et des règles coutumières, source potentielle de changements importants des comportements féminins (démographiques, matrimoniaux, socio-économiques) (Lesclingand 2004), mais aussi des rapports hommes-femmes (Hertrich et Lesclingand à paraitre).

16Le remplacement dans les ménages urbains des petites aides familiales par des petites bonnes salariées constitue une mutation considérable, dont les enjeux portent sur l’ensemble de la société ivoirienne contemporaine, bien au-delà de la sphère domestique. Le passage au salariat domestique d’enfants non apparentés manifeste notamment une transformation profonde des rapports entre les citadins et le monde villageois ; il remet en question la puissance de l’unité de parenté, souvent considérée en soi comme une valeur primordiale des sociétés africaines.

Rapports sociaux et pratiques du travail domestique juvénile à Abidjan

Un continuum de situations

17L’analyse des pratiques concrètes de travail et des rapports patronnes-petites domestiques met en valeur l’hétérogénéité des conditions et la très grande diversité des situations, mais aussi leur complexité (Jacquemin 2012) : à un pôle, des formes brutales d’exploitation et des violences extrêmes – verbales, physiques, voire sexuelles – et à l’autre pôle, des relations presque harmonieuses de type contractuel ou relevant de l’idéal familial. On relève des disparités importantes quant au traitement verbal et physique, à la nourriture, aux conditions de logement, aux éventuels temps de repos et jours de congé, à la transmission de savoir-faire, voire aux petits cadeaux offerts par la patronne : autant de signes (voire des critères) de différenciation des conditions de vie et de travail des petites domestiques. Il serait toutefois inexact d’envisager les trois modèles d’embauche comme des catégories enveloppant des pratiques et des comportements homogènes, ou d’associer schématiquement l’un d’entre eux à des conditions de travail et de traitement systématiquement plus ou, à l’inverse, moins mauvaises que celles développées dans un autre statut d’emploi. Parce que toutes les combinaisons et les nuances existent, il faut par exemple impérativement se garder de se représenter les « petites nièces » comme moins exposées aux abus et aux mauvais traitements que les « petites bonnes salariées » non apparentées qui elles, seraient moins malmenées que les « enfants louées », ou de toute autre généralisation de ce type. Dans chaque statut, différents leviers (âge, sexe, origine sociale, origine urbaine ou rurale voire groupe ethnique) sont articulés par les patronnes (et la société) pour donner corps et maintenir un rapport spécifique de travail et de subordination.

« Disponibles avant tout » : un rapport spécifique de travail

18Au cœur de la très grande diversité des situations, on peut toutefois signaler trois points communs à toutes les petites domestiques. Le premier, c’est la somme considérable de travail qu’elles accomplissent, quel que soit leur âge : 11 à 16 heures de travaux quotidiens répétitifs, souvent pénibles, parfois excessifs. Seules certaines « petites servantes salariées » ont régulièrement des jours de repos : un ou deux week-end par mois… Elles se trouvent ainsi dans une situation de « serviciabilité » absolue (Verlet 2005), où la frontière est d’ailleurs parfois très floue entre service domestique et service sexuel (Moujoud et Pourette 2005), comme en témoignent notamment des situations d’abus sexuels sur les petites domestiques (Jacquemin 2012).

19Le deuxième point commun, c’est leur situation définitive d’enfant hors-école. Qu’elles aient été déscolarisées après quelques années passées à l’école primaire, ou qu’elles n’aient jamais fréquenté l’école, ces fillettes et ces adolescentes n’ont aucune chance, du moins tant qu’elles travaillent et dans l’état actuel du système éducatif, de pouvoir bénéficier d’une formation scolaire ou professionnelle (Jacquemin et Schlemmer 2011).

20Enfin, le troisième point commun, c’est la référence constante, quel que soit le type d’embauche concerné, au modèle familial de mise au travail des cadettes par leurs aînées, ou plus exactement à une vision idyllique du modèle « petite nièce ». Formulé par les patronnes comme par les petites domestiques, ce discours de l’appartenance familiale englobe toutes les pratiques. Produit par les adultes (employeurs, intermédiaires de placement, responsables politiques, journalistes), ce discours sert le plus souvent à masquer l’exploitation, à dénier la valeur du travail accompli, à adoucir les rapports de domination, selon la logique bien connue des rapports paternalistes. Reproduite par les jeunes travailleuses elles-mêmes, la référence à un comportement « familial », ressenti ou revendiqué, exprime leurs besoins d’affection, de protection, d’éducation, de divertissement et de respect (Jacquemin 2004).

21Les petites domestiques d’Abidjan ont en commun avec tous les employé-es domestiques de la planète d’être engagées dans un rapport interpersonnel de travail où la soumission, créée par la supervision directe, est renforcée par la nature privatisée du travail. Mais leur très jeune âge, le fait qu’elles logent chez l’employeur et les représentations, prégnantes, du modèle familial de mise au travail précoce surajoutent à la spécificité de ce rapport de travail ; ces paramètres fondent une forme particulière d’exploitation. Circulant sans statut légal ni protection aucune (juridique, sociale), elles vivent au quotidien des situations de dépendance liées à leurs conditions de travail.

22En conclusion, que nous disent les transformations du phénomène des petites domestiques à Abidjan sur les liens entre globalisation, augmentation du travail des femmes, réorganisation de la reproduction sociale et migrations juvéniles féminines ? Dans les ménages abidjanais, la généralisation du salariat domestique juvénile (« enfant louée » ou « petite servante » directement salariée) apparaît nettement comme une pratique de crise. Dans un contexte de profonde récession économique et de troubles politiques engendrant une brutalisation des rapports sociaux, le statut des patronnes de l’artisanat et du petit commerce, acculées à des pratiques de survie, se dégrade, tandis que la condition des petites bonnes, de plus en plus dépourvues de protection, s’aggrave.

23Alors que l’âge des filles n’était pas une variable décisive tant que dominait le modèle « familial », il est devenu un critère sociologique de différenciation : la petite domestique salariée doit avoir 15 ans (âge réel ou prétendu). Et son activité est peu à peu reconnue comme un travail. De plus, les campagnes médiatiques menées contre l’exploitation des fillettes ne rendent plus leur embauche innocente. Mais nombre de femmes, ne disposant pas des liquidités nécessaires pour salarier des « grandes filles », continuent de faire travailler des « petites filles ». Or, l’offre des « petites nièces » s’est raréfiée pour plusieurs raisons (scolarisation des filles, coûts symbolique et matériel élevé de cette main-d’œuvre, refus des intéressées). La captation et la mise au travail des plus jeunes continuent et continueront à passer par le système des réseaux familiaux, élargis jusqu’aux liens régionaux de façon à récupérer des enfants dans des milieux très pauvres où le départ d’une fillette représente une bouche de moins à nourrir. Ainsi le système de la tutrice-loueuse d’enfants a un avenir certain. Il existe aussi des réseaux transfrontaliers de trafic d’enfants, qui aboutissent à des formes proches de l’esclavage.

24Aussi serait-il illusoire de lire dans la succession du modèle familial au modèle salarial, le passage progressif d’une « tradition » de plus en plus mal tolérée à une « modernité » de mieux en mieux acceptée. Notamment parce qu’ils coexistent encore aujourd’hui, ces différents modèles sont aussi « modernes » les uns que les autres, d’une modernité faite avant tout de très grande précarité pour les petites domestiques.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Comme le montrent notamment des enquêtes ethnographiques conduites au Burkina Faso sur les jeunes travailleurs migrants à Ouagadougou, les garçons migrants accomplissent eux aussi une variété de tâches, parmi lesquelles le travail domestique qu’ils effectuent dans des cadres privé ou public. Ils sont toutefois le plus souvent occultés par la catégorisation dominante les désignant comme « petits vendeurs » (Thorsen et Jacquemin à paraître).

2 Avec certaines nuances cependant, il apparaît que la coexistence des différents modèles d’embauche des petites domestiques se rencontre dans d’autres capitales ouest-africaines (Accra, Cotonou, Ouagadougou, Bamako…), mais il faudrait approfondir les enquêtes sur les invariants et les spécificités du phénomène dans chaque pays (Jacquemin 2009b).

3 Précisons que ce terme ne désigne pas systématiquement la réalité de ce lien précis de parenté : il peut en effet aussi bien s’agir d’une nièce que d’une petite sœur, d’une cousine ou de la fille d’un-e ami-e de l’un des membres du ménage urbain récipiendaire, ou plus simplement encore d’une enfant originaire du même village.

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