Made in China : dagongmei, les ouvrières migrantes chinoises
p. 217-227
Note de l’éditeur
Référence : Ngai, Pun. “Made in China : dagongmei, les ouvrières migrantes chinoises” in Christine Verschuur et Christine Catarino, Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°9, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2013, pp. 217-227, DOI : 10.4000/books.iheid.5972 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1Le 19 novembre 1993, un incendie a ravagé une usine de Shenzen gérée par un sous-traitant de Hong Kong d’un fabricant européen de jouets, marque très connue sur les marchés américain et européen. Plus de quatre-vingts ouvriers ont été tués, tous sauf deux d’entre eux étant des femmes. […] J’ai rencontré Xiaoming à l’hôpital. Son corps était entièrement brûlé, toute sa peau était flétrie et carbonisée – mais son joli visage aux yeux brillants et innocents avait été épargné. […]
2Les traumatismes sociaux tels que les incendies d’usine font pressentir la violence sociale d’une manière générale, ainsi que la triple oppression spécifique imposée aux dagongmei1 chinoises par le capitalisme mondialisé, le socialisme d’État et la famille patriarcale qui fonctionnent main dans la main pour produire des formes particulières d’exploitation de la main d’œuvre selon des divisions de classe, de genre et de disparité entre urbains et ruraux. […] Le repositionnement de la Chine comme « atelier du monde » dans la nouvelle division internationale du travail est incontestablement un projet du capital mondial. C’est le soubassement de la formation d’une nouvelle classe ouvrière chinoise en général et d’un nouveau sujet-travailleur, la dagongmei chinoise, en particulier (Lee 1995 et 1998 ; Jacka 1998 ; Pun 1999 ; Xu 2000). La main-d’œuvre à bon marché et la faiblesse du prix des terres ne sont pas les seules raisons motivant la relocalisation actuelle du capital transnational en Chine. Les ouvrières chinoises, appliquées, bien formées et dociles qui acceptent de peiner douze heures par jour conviennent à la production juste-à-temps, sont des consommatrices potentielles des produits mondialisés, et tous ces facteurs contribuent à séduire le capital transnational et à l’inciter à se délocaliser en Chine (Croll 1995 ; Davis 2000 ; Chen et al. 2001 ; Pun 2003 ; Yan 2003).
3[…] Les transformations rapides en Chine au cours des deux dernières décennies – l’ouverture du pays au capital mondial et l’introduction des mécanismes du marché pour venir au secours de la légitimité déclinante du parti-État […] – infligent des blessures à la société chinoise et redoublent les formes d’oppression. L’alliance hybride du pouvoir d’État et du capital mondialisé crée de nouvelles formes de contrôle au niveau sociétal et au niveau individuel. Cette fois, la terre et la main-d’œuvre, la nature et la vie humaine, tout est « marchandisé » sous la forme de biens à vendre et non pas seulement par le marché « capitaliste » mais par le parti-État « socialiste ». […] Le système dépassé, mais toujours en vigueur, du hukou (le système d’enregistrement de la population), le localisme des autorités urbaines dotées d’un pouvoir administratif renforcé, le strict contrôle du développement de la population et de l’économie et les mesures répressives contre les organisations indépendantes de travailleurs imposent un processus spécifique de prolétarisation et de lutte dans la Chine contemporaine.
4[…] Le système d’enregistrement du hukou rattache le destin des dagongmei à leur lieu de naissance à la campagne. Ainsi, les travailleurs migrants chinois, souvent appelés mingong (paysans-travailleurs) ont été privés des droits fondamentaux de s’installer dans les villes, de fonder une famille, de bénéficier d’une véritable formation, de soins médicaux et d’autres prestations sociales auxquelles les résidents urbains ont droit2. Il en est résulté un très large recours au système de l’usine-dortoir dans les zones industrielles ou en développement des villes chinoises, système grâce auquel les entreprises étrangères et locales ont pu maximiser le temps de travail et extraire la force de travail sans se préoccuper de la reproduction de la main-d’œuvre dans le long terme. L’utilisation temporaire de la main-d’œuvre chinoise a donc été légitimée institutionnellement par l’État chinois, dont le système du hukou, tout en se modifiant, a permis l’exercice d’un contrôle sur la population et sur la main-d’œuvre qui a joué en faveur du capital mondialisé et privé.
5[…] La famille patriarcale chinoise, bien qu’elle ait subi une transformation rapide au cours de la période des réformes3, impose de fortes contraintes sur le déroulement de la vie des femmes chinoises rurales, en particulier en ce qui concerne leur éducation, la division du travail dans la famille, le travail salarié et le choix du moment de leur mariage. […] L’intervalle de temps entre le milieu et la fin des vingt premières années d’une femme est typiquement le point où la famille décide si elle lui permet ou non de travailler en ville (Pun 2000). Au-delà de cet âge, le retard au mariage sera considéré comme un coût trop élevé à payer. […] Quitter le travail pour se marier et retourner à la vie villageoise est encore une caractéristique commune à la plupart des filles migrantes qui travaillent, bien que ce destin commun n’aille pas sans rencontrer de résistances. La période dorée de la jeunesse, entre 18 et 25 ans, est donc subsumée sous l’expropriation réalisée par le capitalisme mondialisé et par le système étatique socialiste qui intervient continuellement en faveur du développement urbain et industriel. […]
Acteur social ou sujet de classe ?
6[…] Les actes individuels difficiles contestant les décisions de la famille quant au travail et au mariage ont été nombreux et en augmentation sur le lieu de travail. Les ouvrières échangeaient souvent autour d’histoires touchantes de fuite hors de la maison de leur père ou de leur mari pour travailler en usine […]. Hésitant entre le travail industriel et la famille rurale, la plupart des dagongmei ont néanmoins opté pour le premier et rêvaient de rester en ville aussi longtemps que possible. Cependant, lorsque les conflits entre ces deux domaines n’étaient pas manifestes, le soutien de la famille et de la parenté restait le dernier recours pour les migrantes rurales qui n’avaient nulle part où se tourner, lorsque des problèmes ou des difficultés surgissaient dans leur travail industriel urbain. Ces relations familiales et les pratiques culturelles qui s’y rattachent ont néanmoins contribué provisoirement à contenir le processus d’individuation porté par le capital. […]
L’État à la rencontre du capital : la formation et la désagrégation d’une nouvelle classe ouvrière chinoise […]
L’usine dans une collectivité en transformation : un inventaire
7[…] La main-d’œuvre, chez Météore4 et dans l’industrie manufacturière dans son ensemble, dans le village comme à Shenzhen, était principalement composée d’une population rurale à laquelle n’étaient accordés que des hukou temporaires lorsqu’ils étaient employés par les usines de Shenzhen. Le hukou est attaché à l’emploi et une fois qu’un travailleur migrant était licencié ou perdait son emploi, le droit de rester à Shenzhen ne lui était pas garanti. […]
8La plupart des travailleurs temporaires sont employés dans des entreprises collectives ou des entreprises privées, en particulier dans les entreprises à capitaux étrangers […].
9L’appropriation du travail à Shenzhen, comme dans les autres zones de développement, a des caractéristiques uniques dans l’utilisation qui est faite de la main-d’œuvre temporaire provenant des régions rurales. […] La Chine des réformes, comme d’autres pays en développement, s’appuie sur la mobilisation de la main-d’œuvre rurale, en tant qu’elle correspond à l’offre de main-d’œuvre la moins chère ; elle participe à un processus d’accumulation primitive dans le développement économique. Pourtant, le recours à la main-d’œuvre temporaire n’était pas courant au cours de la période socialiste de Mao et c’est plutôt un phénomène spécifique des ZES5 et une stratégie de développement importante dans la période des réformes […].
10L’essor économique rapide de Shenzhen et la progression de sa position dans l’économie mondiale dépendent non seulement de l’extraction de la main-d’œuvre des régions rurales, mais plus spécifiquement de celle de la main-d’œuvre féminine. Le processus de « mondialisation » de Shenzhen repose sur la main-d’œuvre féminine. […] Phyllis Andors (1988, 31-32) a estimé que plus de 70 % de la main-d’œuvre temporaire à Shenzhen était féminine. […] Dans ma recherche sur l’usine Météore, j’ai trouvé que toutes les ouvrières, sauf une, pouvaient être classées comme travailleuses temporaires. Quelle que soit la durée de leur temps de travail à Shenzhen, elles ne pouvaient devenir gongren (ouvrières) selon la catégorisation officielle des statuts. […]
Une identité ambiguë : le déracinement d’une force de classe
11[…] Le maintien de la distinction entre résidents temporaires et permanents par le système du hukou permet à l’État de s’exempter de toute obligation de fournir un logement, la sécurité de l’emploi et une protection sociale aux travailleurs migrants ruraux (Solinger 1999 ; Mallee 2000 ; Zhang 2001). On a besoin de la main-d’œuvre de la population rurale, mais non de sa présence en ville une fois que sa force de travail cesse d’être nécessaire. […]
12Ce que je soutiens ici, c’est que ce processus de prolétarisation a été mis en œuvre par l’État socialiste chinois lorsqu’il a autorisé les migrations rurales pour répondre aux besoins du capital mondial et du développement national tout en exerçant, en même temps, des contraintes et en contenant la formation de cette nouvelle classe ouvrière. L’État développementaliste s’est arrangé pour imposer des mécanismes capitalistes au système socialiste, tout en refusant ou en étant incapable en même temps de se charger des coûts de la prolétarisation et de sa reproduction générationnelle. Le brouillage de l’identité ouvrière/paysanne ou le caractère subalterne de la nouvelle classe ouvrière est une conséquence étrange de l’intervention de l’État socialiste chinois dans son mode d’extraction de la main-d’œuvre des régions rurales. […]
13De plus, l’éducation, le logement et d’autres équipements collectifs ne sont pas fournis aux résidents temporaires par l’administration de Shenzhen. Les migrants eux-mêmes ne sont pas des citoyens de plein droit et, de plus, les membres de leur famille ne sont pas autorisés à vivre à Shenzhen, à moins qu’ils ne puissent, eux aussi, trouver un emploi et n’obtiennent le statut de travailleur temporaire. Les mariages et les naissances ne peuvent être enregistrés à Shenzhen. Officiellement, ces travailleurs sont encore considérés comme des paysans et sont supposés bénéficier du soutien de leurs familles dans les régions rurales. Ainsi, l’administration locale et les entreprises étrangères peuvent réduire leurs charges, tout en utilisant en même temps la main-d’œuvre rurale à leur profit. Le coût de la reproduction de la main d’œuvre est supporté par la société rurale. La main-d’œuvre migrante se distingue par son caractère transitoire ; normalement, un travailleur, en particulier une femme, passera de trois à cinq ans à travailler comme salarié dans une ville industrielle avant de se marier. Il est attendu que la prévision à long terme des activités du cycle de vie, comme le mariage, la procréation et la formation de la famille, prenne place dans les communautés rurales. Comme dans d’autres pays en développement, le processus de prolétarisation dans la Chine contemporaine repose fortement sur le mode de subsistance lié à la production agricole. […]
Le corps social, l’art de la discipline et de la résistance
14[…] Transformer un corps jeune et rural en un travailleur industriel productif, projet semble-t-il universel de disciplinarisation de la main-d’œuvre, est la tâche première de la production transnationale lorsqu’elle vient à rencontrer la main-d’œuvre migrante dans la Chine urbaine. Ici, je tente de comprendre ces techniques disciplinaires mises en œuvre sur le corps dans le lieu de travail, que Foucault (1975) appelait « microphysique du pouvoir ». Le corps, et en particulier le corps féminin, est en Chine de la plus haute importance pour le capital mondialisé parce qu’il est le moyen grâce auquel la machine productive peut extraire la force de travail. L’image que se fait le capital transnational de la dagongmei chinoise, telle qu’elle est assimilée à une culture patriarcale chinoise réifiée, est une construction homogène et orientaliste : un corps mince, des yeux vifs, des doigts agiles, timides et durs au travail. À l’opposé de cet imaginaire orientaliste, les expériences, les pratiques des femmes et les formes de leurs défis étaient extrêmement diversifiées chez Météore […]. […]
Des ouvriers chinois, des corps socialistes
15[…] Chez Météore, j’ai été intriguée par la formation méthodique d’un discours hégémonique relatif au calibrage de la valeur des dagongmei et des dagongzai6 afin de satisfaire aux exigences du système productif moderne.
16À l’usine, une histoire souvent répétée, qui avait été inventée par les hommes d’affaires, les cadres dirigeants et le personnel technique de Hong Kong, consistait à dire que les travailleurs chinois du continent – des corps socialistes et ruraux – étaient inaptes à la production capitaliste. […]
17Les corps socialistes, « rouges » et paresseux, étaient donc inférieurs aux êtres capitalistes nés pour être individualistes, compétitifs, durs à la tâche et, ce qui est le plus important, orientés vers la réussite et par conséquent autodisciplinés. Cette politique discursive tendait à imaginer un corps socialiste inapte à la production capitaliste et justifiait d’autant les impératifs et les techniques de la machine productive pour transformer ces corps socialistes particuliers – les ouvrières rurales – en dagongmei modernes et productives. […]
Vitesse, contrôle et défi
18[…] Les tactiques de résistance ouverte visaient souvent le rythme du travail. La machine productive essayait de multiples façons de transformer le corps humain en machine et les dagongmei sur la ligne apprenaient très rapidement que la ligne en mouvement était un despote électrique, obligeant leur corps à travailler le plus vite possible pour le moins d’argent. […]
19Si la vitesse du travail était prédéterminée, les femmes pouvaient néanmoins exercer une certaine influence sur le rythme, à certains moments. Parfois, en particulier le soir, lorsque le rythme du travail était insupportable pour des corps soumis à des contraintes excessives ou lorsqu’une vitesse différente était établie pour de nouveaux produits et que les ouvrières n’y étaient pas habituées, toutes les femmes sur la ligne pouvaient ralentir soudain en même temps, manifestant une résistance collective silencieuse au chef de ligne et au contremaître. Personne ne disait un mot mais chacune laissait simplement le travail s’accumuler comme des collines, tandis qu’une autre restait les mains vides. Ainsi, elles laissaient la ligne avancer d’elle-même, la transformant en « tigre de papier » (un despote sans pouvoir). En réponse, le contremaître […] disait : « Les filles, plus vous travaillez, plus vous avez de primes. Alors, pourquoi vous ne vous y remettez pas. » […] Mais personne ne tenait compte de ces « paroles apaisantes » et le ralentissement se poursuivait. […]
20Il va sans dire que les femmes considéraient ces instants comme des victoires. […]
L’imaginaire du sexe et du genre dans le lieu de travail
Évocation des sujets sexués
21Il semble que pour le capital privé et global « la sexualisation du sujet » soit cruciale pour créer un projet de la modernité. La technologie politique du capital implique une série de manœuvres de hiérarchisation et de division de la société dont la différence des sexes était l’un des objectifs majeurs de régulation. […] Les dagongmei s’opposent au gongren7, le sujet non sexualisé de l’époque de Mao, et entraînent un processus de sexualisation à l’intérieur des corps qui travaillent. […]
22[…] On peut le percevoir si l’on compare les deux sujets sociaux : le gongren de la période Mao et les dagongmei/zai d’aujourd’hui. Avec le gongren, […] les femmes étaient introduites dans le « monde des hommes », que ce soit dans les industries légères, lourdes ou militaires. La rhétorique officielle proclamait que dans la Chine socialiste les femmes […] pouvaient faire tout ce que les hommes faisaient. Dans les pratiques régulatrices officielles, la différence sexuelle était diluée et rendue insignifiante par la propagande et les dispositifs institutionnels. Avec la dissolution des pratiques socialistes en général et la banqueroute de l’État et des entreprises collectives en particulier, le sujet gongren a disparu. […] Le monde désincarné de la main-d’œuvre industrielle devait être sexualisé ; son sexe ne devait pas être voilé mais réinventé et régulé.
23[…] Voici quelques vignettes dont j’ai relevé l’utilisation par l’encadrement pour évoquer les corps sexualisés :
Chun (contremaître de la ligne C) : Mei, tu es une fille, comment peux-tu me parler comme ça ? Est-ce que tes parents t’ont appris comment être une femme ? Est-ce que tu parles à ton père comme ça ? Hong (directeur adjoint) : Grosse voix, grosse qi [énergie]. Ne veux-tu pas te marier ? Tiens-toi bien puisque tu es encore une jeune fille. Li (contremaître de la ligne A) : Fille, as-tu des oreilles ? Tu ne suis jamais exactement ce que je te dis de faire. Où est ton cœur ? Parti avec ton amoureux ? He-Chouan (contremaître de la ligne B) : Mei, tu ne sais pas que tu es une fille ? Tu devrais traiter le travail plus tendrement. Combien de fois je dois te le rappeler ? He-Chouan (contremaître de la ligne B) : Regarde-toi, comme une nanren po [gouine]. Tu ne peux pas apprendre à ressembler à une femme.
24[…] En tant que fille inscrite dans le processus de devenir femme, on devait se comporter comme la culture l’exigeait : docile, obéissante, industrieuse, tendre, etc. Les implications sous-jacentes étaient :
Tu es une fille, tu devrais être suffisamment obéissante pour faire ce que l’encadrement te dit de faire. Tu es une fille, tu ne devrais pas être provocante à l’égard de ton supérieur en parlant d’une voix forte. Tu es une fille, tu vas te marier, servir quelqu’un, aussi tu dois mieux te préparer à te comporter correctement. Tu dois prendre soin du travail que tu fais comme tu prendras soin un jour de ta famille. Fille, tu vas être une femme, une épouse et la mère d’autres hommes. […]
La division sexuelle de la main-d’œuvre
25[…] [Chez Météore], sur plus de cinq cents ouvriers, environ 75 % étaient des femmes. Elles étaient prédominantes sur les lignes de montage et étaient affectées à toutes sortes de processus de travail : assemblage des composants, vissage, séchage à l’air, soudage, moulage, tests fonctionnels, contrôle de qualité et emballage. Au-dessus d’elles, il y avait des hommes comme leurs contremaîtres, leurs cadres et leur directeur. Météore était un monde de femmes, mais non un monde pour les femmes. Qu’importe le nombre de fois où on leur rappelait de ne pas être masculines – « Ne te comporte pas comme un garçon » –, c’étaient les hommes qui possédaient pouvoir et statut, avec un salaire plus élevé et des avantages. […]
Le désir consumériste et le Soi moderne
26[…] Dans leur recherche de la « modernité » et dans leurs espoirs d’améliorer leurs vies, les ouvrières étaient dévorées par une passion de consommer. Leur désir de consommation était dirigé par leur désir urgent de réduire la disparité entre elles-mêmes et les habitants de la ville, ainsi que celui de vivre en accord avec le modèle moderne de la beauté féminine qui était de plus en plus imaginé et imagé par les médias et par les magazines populaires.
27La transition vers être une femme moderne, même si ce n’était que d’apparence, évoquait les rêves et les désirs des dagongmei lorsqu’elles s’efforçaient de se transformer. Être de quelque façon à la mode pour attirer l’attention sur leur apparence était la stratégie la plus courante pour les femmes, en tant que consommatrices. […]
Cris, rêves et transgressions dans le lieu de travail
Les ruses du capital sur la souffrance corporelle
28[…] Le pouvoir disciplinaire avait ses propres ruses pour contenir la résistance corporelle des ouvrières. Dans l’atelier, les chefs de ligne disposaient de plusieurs types de pilules dont on ne connaissait pas la nature et qu’ils pouvaient donner aux ouvrières lorsqu’elles se plaignaient d’inconfort menstruel. […]
29Je pense que les ouvrières peuvent être sujettes à des forces aliénantes plus graves et plus profondes que ne le sont les ouvriers, parce que la physiologie, le corps et le temps vécu d’une femme sont fondamentalement contradictoires avec le mode de production capitaliste et la modalité industrialisée du temps. Le temps des femmes est ce à quoi elles sont moins à même de renoncer et les corps des femmes sont plus difficiles à réguler. Les syndromes prémenstruels, les douleurs menstruelles, les congés de maternité et de maladie sont tous des problèmes de femmes qui dépassent la capacité de contrôle de la machine capitaliste. La main-d’œuvre féminine est dévalorisée et discriminée, précisément à cause de la difficulté que rencontre la machine à institutionnaliser et à canaliser le temps des femmes dans le temps industriel. […]8
Cris, rêves et transgressions dans le lieu de travail
Pun Ngai
Vers la fin de la dernière étape de mon travail de terrain, j’ai entendu sans m’y attendre le cri provoqué par le rêve d’une ouvrière. Le hurlement s’est projeté à travers l’obscurité des dernières heures de la nuit, vers quatre heures du matin. J’ai été réveillée par la voix fantomatique pour m’apercevoir qu’elle s’éteignait et le silence profond de la nuit a de nouveau régné. Le cri était venu de Yan, qui avait fait le même rêve précédemment. Des plaintes s’étant élevées parce qu’elle criait chaque nuit, j’ai décidé d’aller à la chambre qu’elle partageait avec sept autres femmes. Les relations entre ces femmes étaient tendues, non seulement du fait du manque d’espace et d’intimité, mais aussi à cause des cris de Yan qui effrayaient ses camarades de chambre et perturbaient leur sommeil. Je souffrais aussi, non pas tant de la perturbation de mon sommeil, mais de la difficulté à comprendre et donc à parler des cris de Yan. C’était elle qui semblait le moins en souffrir ; elle s’éveillait à un moment particulier au milieu de ses cris, puis se rendormait immédiatement. J’étais embarrassée par ses cris et je tenais à les comprendre. Les subalternes peuvent-ils parler ? Ou doivent-ils crier ?
Le silence de la nuit qui suivait les cris ne m’a pas conduite à en rester là ; il ouvrait plutôt, à ce moment, des possibilités de penser de nouvelles expériences de la souffrance et de la transgression humaines. J’ai ainsi été amenée à concevoir un genre mineur de résistance, inconsciemment au départ, mais de plus en plus inspirée par un désir de produire un nouveau style d’écriture et de faire partie du courant de résistance politique. […]
J’étais fascinée par l’idée de la naissance d’un genre mineur, capable d’exprimer un itinéraire personnel dans un récit et une analyse historiques. Alors que certains des événements que j’observais ne pouvaient pas être communiqués et que certains d’entre eux sont des expériences humaines universelles, les incidents que j’ai éprouvés dans le lieu de travail restaient néanmoins enracinés dans un lieu particulier, façonnés par une époque historique spécifique et sa transformation socioculturelle, en même temps qu’ils étaient liés à des forces mondialisées. Parmi les questions que j’aimerais poser pour un tel nouveau genre : peut-il exister un genre alternatif de résistance – en d’autres termes, une aspiration à de nouvelles possibilités de résistance qui pourraient être abordées au travers de telles expériences ? Les cris, les rêves et les souffrances corporelles, ces expériences-limites (souvent ignorées ou trivialisées dans le discours majeur de la résistance, qu’elle soit individuelle ou collective) peuvent-elles être prises comme des actes de transgression ? Puis-je dire que la possibilité même de la résistance réside dans la région limitrophe entre conscience et inconscience ?
Pun, N. 2012. Made in China. Vivre avec les ouvrières chinoises. 239-241.
La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 NdE : ouvrières migrantes ayant quitté la campagne pour aller travailler dans les usines des régions urbaines.
2 Voir dans Solinger (1999) une description et une analyse saisissantes du système du hukou et des contraintes qu’il exerce sur différents droits et chances de vie de la population chinoise urbaine et rurale.
3 Pour une discussion sur les transformations de la famille dans la Chine postmaoïste, voir Davis et Harrell (1993).
4 NdE : Pseudonyme donné par l’auteure à l’usine où elle a mené sa recherche (Pun 2012, 52).
5 NdE : Zones économiques spéciales.
6 NdE : ouvrier masculin.
7 NdE : Prolétariat, terme « utilisé bien plus couramment au cours de la période maoïste et qui dénotait un statut de classe très privilégié, hors de portée de la paysannerie chinoise » (Pun 2012, 24).
8 Sélection d’extraits de : Pun, N. 2012. Made in China. Vivre avec les ouvrières chinoises. 7, 9, 11-15, 20, 59, 63-65, 74-76, 119-122, 124, 137-138, 209-212, 214, 231, 255-257. La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.
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Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale
Ce livre est cité par
- Verschuur, Christine. (2019) From the Centre to the Margins and Back Again: Women in Agriculture at the ILO. Revue internationale de politique de développement. DOI: 10.4000/poldev.3068
- (2014) Documentation. Migrations Société, N° 151. DOI: 10.3917/migra.151.0191
- Miranda, Adelina. (2015) Éditorial. Revue européenne des migrations internationales, 31. DOI: 10.4000/remi.7158
- Federici, Silvia. (2016) “We Have Seen Other Countries and Have Another Culture.” Migrant Domestic Workers and The International Production and Circulation of Feminist Knowledge and Organization. WorkingUSA, 19. DOI: 10.1111/wusa.12224
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