Envois de fonds des migrant-es, développement et genre
p. 163-176
Note de l’éditeur
Référence : Nyberg Sørensen, Ninna. “Envois de fonds des migrant-es, développement et genre” in Christine Verschuur et Christine Catarino, Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°9, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2013, pp. 163-176, DOI : 10.4000/books.iheid.5963 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1En 2003, le Rapport annuel sur le financement du développement dans le monde a pour la première fois pris en compte de manière formelle les envois de fonds comme source de financement externe pour le développement. D’une valeur estimée à environ 100 milliards de dollars en 2004, les envois de fonds vers les pays en développement représentent une grande partie des flux financiers mondiaux. Sur la base des données disponibles, de nombreux rapports récents évaluent le montant de ces transferts à une fois et demie celui de l’aide au développement officielle, soit une somme supérieure aux flux des marchés financiers, et équivalente à plus de la moitié des investissements étrangers directs dans les pays en développement. Ce sont les pays appartenant à la tranche inférieure des pays à revenus intermédiaires qui semblent recevoir les sommes les plus importantes, mais, pour les pays à revenus faibles, les envois de fonds peuvent représenter une part bien plus importante des flux de capitaux internationaux. En outre, les envois de fonds des migrant-es sont d’autant plus importants pour le développement qu’ils sont réputés plus stables que les flux de capitaux privés et moins influencés par l’évolution des cycles économiques (Sørensen 2004).
2De plus en plus souvent, les agences bilatérales et multilatérales reconnaissent l’importance des envois de fonds dans les comptes de nombreux pays en voie de développement et leur rôle crucial dans la survie des individus, des familles et des communautés pauvres de par le monde. Parallèlement, un nombre croissant de gouvernements des pays d’émigration considèrent les migrant-es et leurs transferts économiques comme des ressources stratégiques qu’il s’agit de « capter » et d’intégrer dans les processus de développement nationaux.
3Désormais, les politiques de développement sont résolument orientées vers la lutte contre la pauvreté et la réalisation des Objectifs du millénaire pour le développement, qui, outre l’éradication de l’extrême pauvreté et de la faim, l’amélioration de la santé et de l’éducation, la réduction de la mortalité infantile, l’accès universel à l’eau potable et à des installations sanitaires adéquates, et l’amélioration de la qualité de vie des populations rurales pauvres et des habitants des bidonvilles, donnent une place de choix à l’égalité de genre et à l’empowerment des femmes. La plupart des recherches sur les envois de fonds sont nées d’une préoccupation pour le développement économique. De ce fait, l’accent a été mis sur le volume des transferts et sur l’évaluation de leur contribution au développement local en termes d’investissements réalisés dans les activités productives, sur l’identification des modalités des transferts, des coûts associés, et des déterminants de ces envois. Néanmoins, l’approche du développement humain montre que les envois ont aussi une dimension sociale, au-delà de leur impact sur l’augmentation des revenus des bénéficiaires et de la possibilité qu’ils leur donnent de sortir de la pauvreté (Sørensen, Van Hear et Engberg-Pedersen 2003). En dépit de leurs différences, les approches du développement économique et du développement humain partent généralement de l’idée que la migration peut – et devrait – contribuer au développement.
4Ce texte se veut une critique des approches qui alourdissent le fardeau des migrant-es en donnant à ceux-ci des responsabilités qui incomberaient légitimement aux États, mais également une contribution au débat sur la migration et le développement dans une perspective de genre. Dans ce but, il établit des typologies plus précises des migrant-es et des processus de migration, des envois de fonds, et des formes de développement.
La complexité croissante des migrations
5Les migrations actuelles des pays en voie de développement vers les pays riches démontrent la complexité croissante des pratiques et des expériences migratoires. Cette complexité se manifeste par la substitution de nouvelles destinations migratoires aux « anciennes », par une diversification croissante des classes d’origine des migrant-es, par le caractère de plus en plus informel des migrations, et enfin par la féminisation de flux spécifiques. Les estimations dénombrent aujourd’hui 185 millions de migrants, dont les femmes constituent environ la moitié. La migration féminine est liée aux transformations récentes de l’économie mondiale et à la restructuration de la population active qui en résulte. Au cours de ce processus, de nouveaux groupes de migrant-es émergent, dont de jeunes femmes célibataires et des mères soutiens de famille qui migrent indépendamment ou sous l’autorité de proches plus âgés. Diverses études se sont saisies de cette augmentation des migrations autonomes des femmes et montrent que les migrantes présentent des profils variés. Certaines proviennent de zones rurales dont elles sont parties seules ou dans le cadre d’un regroupement familial. D’autres sont des femmes peu qualifiées des zones urbaines qui migrent de plus en plus souvent seules, en raison d’un divorce/d’une répudiation et de la pauvreté. D’autres encore ont reçu une éducation secondaire ou supérieure et migrent également seules parce qu’elles ne parviennent pas à trouver un travail qui corresponde à leurs qualifications dans leur pays d’origine. Enfin, un quatrième groupe de femmes, de plus en plus important, est constitué par celles qui fuient les troubles civils et d’autres formes de violence généralisée, dont parfois des violences de genre.
6Prêter une attention à la féminisation des migrations ne signifie pas en soi que l’on procède à une analyse de genre. Si les femmes constituent la moitié des migrants dans le monde, l’autre moitié est évidemment constituée d’hommes. Ces hommes, comme leurs homologues féminines, sont profondément insérés dans des structures sociales et institutionnelles de genre qui soit facilitent soit limitent leur migration. La féminisation des migrations a néanmoins modifié la position des hommes dans les familles transnationales car il arrive désormais que ce soient eux qui restent au pays et reçoivent les fonds envoyés par leur conjointe ou par leur mère travaillant à l’étranger, et qui doivent s’approprier de nouvelles fonctions au sein de la famille ou du foyer. Il se peut aussi qu’ils doivent migrer à leur tour dans le cadre d’un regroupement familial, en tant que fils, maris ou pères. Au moins dans un premier temps, ils dépendent alors des réseaux migratoires des femmes, de leur capital social et de leur connaissance des processus migratoires. Selon leur profil culturel et les structures familiales, les stratégies d’adaptation mises en œuvre par les hommes et les femmes peuvent avoir des conséquences diverses allant d’une modification des identités de genre à un renforcement des rôles traditionnels de genre. Cette dernière conséquence semble être la plus courante dans la mesure où les États ont tendance à favoriser les structures patriarcales.
7Lorsqu’elles migrent pour des raisons professionnelles, les femmes travaillent habituellement dans des niches professionnelles déterminées par le genre, comme le travail domestique, le care, ou l’industrie du sexe. Les salaires y sont plus bas, les conditions de travail plus précaires et les horaires de travail plus lourds. En dépit de revenus plus faibles, il est généralement admis que les migrantes envoient une plus grande part de leurs revenus dans leurs pays d’origine que les hommes et qu’elles ont tendance à faire davantage d’économies. Les femmes sont le plus souvent les bénéficiaires des envois de fonds […] et il est également admis qu’elles consacrent les sommes reçues de l’étranger à l’amélioration de la santé, de l’alimentation et de l’éducation, contribuant ainsi au développement de communautés plus fortes et plus productives. Néanmoins, des lacunes subsistent dans notre compréhension de l’influence du genre sur la relation entre envois de fonds et développement. Il n’existe que peu d’études sur les différentes pratiques d’envois selon le genre, et il existe encore moins d’études systématiques des disparités de genre dans les revenus des migrant-es et les transferts monétaires vers le pays d’origine (voir de la Brière et Lambert 1995 ; Semyonov et Gorodzeisky 2003).
8Il est maintenant largement admis que le genre structure la migration, qu’il opère à de multiples niveaux sociaux et structurels, et que les rapports de genre peuvent faciliter ou limiter les pratiques migratoires des hommes et des femmes (voir Pessar et Mahler 2003). Évidemment, les pratiques d’envoi de fonds dépendent également du genre. Or les politiques macroéconomiques et les stratégies de développement visant à tirer profit des transferts monétaires des migrant-es comme d’une ressource pour le développement ont tendance à entretenir voire à renforcer les asymétries et les biais de genre – sauf dans les cas où elles les prennent systématiquement en compte. Il nous semble donc nécessaire de développer ici la réflexion sur les différents types d’envois et sur leurs effets en fonction du genre.
Les envois de fonds
Les transferts monétaires
9Les envois de fonds sont généralement définis comme la part de revenu qu’un migrant envoie depuis le pays de destination vers son lieu d’origine. Bien que les transferts puissent être faits en nature, le terme d’« envoi de fonds » renvoie généralement aux seuls transferts monétaires. Dans la plupart des études, sa signification est encore plus étroite et n’inclut que les envois de fonds des travailleurs et travailleuses migrantes, c’est-à-dire l’argent qu’ils envoient à leurs familles et communautés au pays. Bien que les envois de fonds des migrant-es constituent probablement la plus grande partie des flux mondiaux de ce type, les réfugié-es et les migrant-es qui ne bénéficient pas d’un statut légal de travailleurs migrants y contribuent également.
10Le genre et la position des migrant-es dans leur famille sont des facteurs importants qui ont une influence sur le montant, le type, la fonction, l’utilisation et les bénéficiaires des envois de fonds, tout comme les différentes formes que prennent les inégalités économiques en fonction du genre sur le marché du travail mondial. Une analyse des envois de fonds selon le genre doit par conséquent tenir compte des questions suivantes :
qui part et qui reste ?
dans quel but ?
dans quelles conditions ?
en quoi consiste précisément le transfert et pour quelle valeur exactement ?
à travers quels canaux ?
et quels sont les éléments qui perpétuent les différences de genre dans les pratiques migratoires ?
11Ces questions permettraient de déterminer les raisons qui motivent les migrations des hommes et des femmes, les formes de ces mouvements et les conditions dans lesquelles ils s’effectuent, une typologie des envois de fonds en fonction du genre, la nature des communautés d’origine et de destination des fonds, les différents statuts et niveaux de vie des migrant-es au sein de ces communautés, ainsi que l’attitude des gouvernements des pays d’origine vis-à-vis des migrants des deux genres.
Les transferts sociaux
12Nombre de changements provoqués par les migrations ne résultent pas uniquement des flux monétaires. D’autres sortes de catalyseurs entrent en jeu, parmi lesquels les transferts sociaux. Ils sont en général définis comme étant les idées, les pratiques, les identités et le capital social qui circulent entre les communautés des pays d’accueil et celles des pays d’origine. Les transferts sociaux sont effectués par les migrants des deux genres, et peuvent être échangés par lettre ou par n’importe quel autre moyen de communication, comme le téléphone, le fax, l’Internet ou la vidéo. Ils peuvent avoir une influence sur les relations familiales, les rôles de genre, les identités de classe et de race, et peuvent avoir un impact substantiel sur la participation politique, économique et religieuse. Les transferts sociaux sont la contrepartie locale des flux monétaires et culturels mondiaux existant au niveau macro. Ils ont été négligés jusqu’à maintenant et sont pourtant un élément clé pour la compréhension des transformations qui s’opèrent dans la vie de ceux et celles qui restent au pays durant le processus migratoire. Dans la mesure où les transferts sociaux vont de pair avec les transferts économiques, les modifications des structures normatives et des pratiques en général contribuent à assurer la pérennité des transferts économiques (Levitt et Sørensen 2004).
13Une définition à la fois financière et sociale des transferts permet d’analyser la migration comme un processus social dans lequel les migrant-es sont des agents potentiels des mutations économiques, sociales et politiques. Il s’agit d’un élément déterminant pour la conception de politiques publiques adéquates, car la compréhension des pratiques qui caractérisent les migrations et les transferts en fonction du genre peut permettre de définir des politiques plus adaptées aux stratégies des femmes et des hommes et d’élaborer des mesures favorisant une corrélation positive entre migration et développement.
Envois intra et internationaux
14Les envois peuvent être effectués au sein des pays et entre les pays. Les envois intranationaux sont le fait de personnes qui migrent dans leur pays d’origine (ce qui inclut les personnes déplacées à l’intérieur du territoire), alors que les envois internationaux sont effectués par des migrant-es qui ont franchi une frontière internationale. Mais il est sans doute moins important de prendre en compte les catégories géographiques que de comprendre le rôle des migrations dans les stratégies de subsistance des individus concernés. L’évaluation de l’importance de la migration se fonde souvent sur l’idée que les zones économiques diffèrent plutôt que sur une conceptualisation des zones d’origine et de destination comme appartenant à un seul espace socioéconomique. Même si les migrant-es des pays en développement sont potentiellement en mesure de gagner plus d’argent en partant à l’étranger, les différences de salaire au sein d’un même pays peuvent être énormes, et les frais d’envois intranationaux sont généralement moins élevés du fait de l’absence de frais de change et de régulations financières.
15Il semble qu’il existe toutefois des différences qualitatives entre les économies migratoires internes et internationales. Lors des migrations internes, les migrant-es conservent la responsabilité de générer et d’allouer les revenus. Lorsque la migration est internationale, elle tend à rapporter davantage et le migrant doit alors trouver un « partenaire » local qui l’aide à gérer ses gains. Par ailleurs, dans le cas de la migration masculine équatorienne, on a observé que les femmes semblent faire autorité en matière de gestion des envois de fonds, ce qui leur permet de prétendre à un budget plus adapté aux besoins du ménage (Pribilsky 2004). En d’autres termes, la migration des hommes peut conduire à augmenter le pouvoir de décision des femmes. Dans le cas des migrations de femmes originaires de pays comme la République dominicaine, le Sri Lanka et les Philippines, les constats sont plus contrastés et dépendent en grande partie de la structure familiale et de celle du foyer, ainsi que de l’âge des migrant-es1. Les migrantes les plus jeunes ayant une position subordonnée au sein de familles patriarcales sont généralement moins susceptibles de contrôler l’allocation des fonds et la façon dont ceux-ci seront dépensés que les migrantes plus âgées qui viennent de familles où les rôles de genre sont plus équilibrés et où les femmes ont un rôle plus central. Cependant, les femmes plus âgées peuvent exercer un contrôle sur les plus jeunes, ce qui signifie que l’analyse des types de migration et d’envoi de fonds en fonction du genre doit impérativement considérer la famille ou le foyer comme un espace de rapports sociaux contradictoires, hiérarchisés et conflictuels, traversé par des lignes d’exclusion selon les générations, le genre et les liens de parenté.
Envois de fonds individuels et collectifs
16La majeure partie des transferts est constituée par les envois de fonds individuels, effectués par des individus migrants ; une plus petite fraction est envoyée sous la forme de transferts de fonds collectifs ou de donations faites par des groupes de migrant-es par l’intermédiaire de communautés ou d’associations religieuses. Ces dernières sont souvent organisées sous forme d’associations de solidarité locale (hometown associations, HTA), composées de migrants originaires de la même ville ou de la même paroisse, ou parfois d’autres groupes plus ou moins structurés tels que des groupes de réfugiés, des groupes ethniques professionnels, ou même des organisations virtuelles de réfugiés qui utilisent l’outil de l’Internet pour organiser les donations collectives. Les envois de fonds collectifs faits par des associations de migrant-es à leurs communautés d’origine prennent une importance croissante avec la prolifération d’initiatives de co-investissement comme le programme mexicain « 3 pour 1 ».
17La géographe canadienne Luin Goldring fait partie des rares personnes qui se sont intéressées à la dimension de genre dans les HTA. Elle propose d’analyser les pratiques associatives collectives de manière désagrégée, en s’interrogeant sur les pratiques de citoyenneté dans l’espace social transnational pour savoir qui fait quoi et où. Dans ses études sur la participation et le leadership selon le genre dans les HTA mexicaines, elle conclut que les hommes ont tendance à occuper les positions dominantes au sein des HTA, mais aussi que l’État mexicain a, en outre, tendance à les favoriser (Goldring 2001).
18Dans la mesure où les « politiques de sensibilisation » mises en place dans les pays d’origine ont moins à offrir aux femmes qu’aux hommes, économiquement et politiquement, il est extrêmement important de les étudier dans une perspective de genre. Outre la question de savoir qui occupe quelle position dans les différentes associations collectives de migrant-es, nous devons également nous demander si certaines niches professionnelles spécifiques selon le genre, comme par exemple le travail domestique et la prostitution, peuvent conduire à ce que des groupes particuliers de migrant-es soient exclus des projets nationaux de développement. On a observé que les femmes qui quittent leurs familles font l’objet de différents types d’accusations. En premier lieu, de nombreuses personnes considèrent que la séparation familiale due à la migration féminine conduit, quasi inéluctablement, à la désintégration de la famille. Les journaux et les rapports de politique publique mentionnent fréquemment la multiplication des incidents tels que les abandons de conjoint, les séparations et les divorces, l’alcoolisme des hommes, les grossesses chez les adolescentes, les mauvais résultats scolaires des enfants, la délinquance et même le suicide chez les enfants comme conséquences de la séparation familiale due aux migrations – et des signes extérieurs de richesse qu’autorisent les transferts de fonds2. En deuxième lieu, les travaux portant sur les mères migrantes, qui quittent leur mari et leurs enfants pour être en mesure de les soutenir financièrement, ont essentiellement mis en avant les conséquences négatives du phénomène. Mais à trop se centrer sur les familles ou les ménages déstructurés, on perd de vue les nuances qui caractérisent la mobilité des hommes et des femmes dans l’espace social transnational : quels sont les réactions et les bénéfices que les hommes et les femmes tirent de cette mobilité ? Quelles sont les innombrables transformations, réorientations et redéfinitions des priorités des couples et des relations parents-enfants ?
Pour désagréger davantage les envois de fonds
19Les débats récents dans le milieu du développement ont vu s’affronter deux camps. Le premier met l’accent sur la nécessité de réduire les coûts des envois et d’encourager les investissements productifs dans le but d’améliorer l’impact des transferts sur le développement. Le second insiste sur la nécessité de reconnaître la nature privée et familiale des envois de fonds internationaux (« Laissez-les tranquilles »).
20Les débats théoriques récents ne donnent pas lieu à des désaccords sur la nature, l’impact et l’influence politique des envois de fonds, mais ils montrent l’importance de les considérer dans toute leur complexité et la nécessité pour les pouvoirs publics de reconnaître les spécificités des différents types de transferts lorsqu’ils interviennent et mettent en place des politiques sur le sujet (Goldring 2004). Si l’on adopte une définition large du développement, qui inclut le développement économique, social, communautaire et politique, la première condition pour mobiliser les envois en faveur du développement est de comprendre que les différents types de transferts ont une influence sur des aspects différents du développement. Les propositions concrètes d’actions publiques doivent donc établir une distinction claire entre les transferts familiaux, collectifs et à visée entrepreneuriale, et tenir compte de leurs spécificités selon le genre.
21Selon Luin Goldring, les envois de fonds familiaux sont construits sur des liens sociaux intimes et sont des transferts privés. Ils tendent à être utilisés pour couvrir les dépenses récurrentes de la vie quotidienne et pour se substituer aux services publics comme ceux de la santé, de l’éducation et la sécurité sociale, ou améliorer l’accès à ces services. Les transferts de fonds collectifs sont généralement des donations pour des projets communautaires, associés à des organisations de la diaspora ou des HTA. Les transferts à visée entrepreneuriale ont a priori le potentiel productif le plus évident, mais ils ne sont soutenus par aucune organisation.
22Par conséquent, une des différences clé entre les types d’envois tient aux institutions qui jouent le rôle de médiateurs dans le transfert et l’utilisation des fonds. On peut donc défendre l’argument selon lequel, bien qu’ayant une valeur économique réduite en comparaison avec les envois familiaux, les transferts collectifs constituent un potentiel de développement sous-théorisé et sous-utilisé, notamment en raison de leurs dimensions extra-économiques de vecteurs d’organisation et d’expérience.
23Par le jeu des réglementations étatiques dans les pays de destination (instaurant des politiques migratoires genrées, des politiques de citoyenneté, d’intégration, de réglementation du marché du travail, des politiques sociales, etc.) et des attitudes genrées dans les pays d’origine (qui intègrent ou excluent les migrant-es de la nation), se dessinent des formes plus implicites, micro-politiques, d’inclusion ou d’exclusion au quotidien. Sont ainsi déterminées les positions et statuts des différents membres de la famille compris par le concept de « migrant-es » et organisés selon un ordre hiérarchique. La migration et le développement, et par extension les envois de fonds, ne doivent pas être abordés indépendamment de l’influence qu’exercent sur eux les processus sociaux, politiques et économiques complexes, interconnectés et genrés. Le rôle de l’État, et les politiques publiques qui en découlent, doivent impérativement être abordés, de même que les valeurs culturelles et morales qui constituent la base des transferts familiaux, collectifs et à visée entrepreneuriale.
Envois de fonds, diasporas et entreprenariat
Carlota Ramírez, Mar García Domínguez et Julia Míguez Morais
Mobilisation des diasporas
Alors que les envois de fonds individuels servent principalement à financer l’alimentation, le logement et d’autres besoins essentiels, l’argent envoyé par les communautés de migrants sous la forme d’envois collectifs peut avoir un impact plus important sur le développement des communautés d’origine. Les diasporas entretiennent des liens sociaux, culturels et/ou économiques forts avec leurs communautés d’origine. D’une part, ces réseaux sociaux transnationaux favorisent la création de relations commerciales entre les pays d’origine, de destination et d’autres pays intermédiaires. D’autre part, poussées par un sentiment de solidarité et d’identité avec leur communauté d’origine, les communautés de migrants dans le monde apportent de l’aide humanitaire après les catastrophes, participent aux processus de reconstruction après les guerres, collectent des fonds pour aider au développement des infrastructures et financent des activités créatrices de revenu et des projets sociaux dans leurs communautés d’origine. Avec le temps, les communautés transnationales pourraient s’avérer être la source la plus précieuse de financement du développement. À l’heure actuelle, certaines initiatives visent à mobiliser ce potentiel en renforçant le rôle des migrants et des associations de migrants comme agents de développement et de changement.
Entreprenariat transnational
En Chine, quelque 70 % des investissements directs étrangers proviennent de la diaspora chinoise (Nations unies 2006). En République dominicaine, des centaines de petites et moyennes entreprises exercent leurs activités dans un cadre transnational. Elles ont été créées et sont dirigées par des migrants de retour au pays qui dépendent, pour leur survie, de leurs liens avec la communauté des migrants aux États-Unis (FIDA 2004). L’expansion des marchés ethniques des aliments, des boissons, de la musique et d’autres « biens de la nostalgie » à destination des communautés de migrants dans les pays d’accueil favorise la création de grands réseaux commerciaux transnationaux. Pour accéder à ces perspectives commerciales, il est indispensable d’appartenir à des réseaux sociaux transnationaux. Aussi est-il nécessaire d’impliquer les femmes des diasporas dans les dynamiques des réseaux transnationaux, de façon à ce que les entreprises dirigées par des femmes dans les pays d’origine puissent profiter de ces occasions d’investir. Toutefois, lorsque les associations de migrants sont organisées selon des normes patriarcales, l’implication des femmes migrantes dans les processus de décision en matière d’investissement peut être une tâche difficile.
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Traduit de l’anglais par Aurélie Cailleaud
Conclusion
24On parle de notre époque actuelle comme d’un « âge de la migration ». Elle est marquée par des mouvements de personnes sans précédent du Sud vers le Nord, et par une augmentation également sans précédent des envois de fonds effectués par les migrant-es. Au cours de ce processus, les gouvernements des pays d’origine – et les organisations internationales de développement – ont progressivement identifié les migrant-es et leurs stratégies de transferts comme étant des ressources stratégiques qui peuvent ou doivent résoudre les problèmes économiques et sociaux de leurs nations. Ces fonds circulent vers le pays d’origine et contribuent à la survie des familles et au développement socio-économique. Il est donc nécessaire de souligner ici la pression écrasante exercée sur les migrant-es qui les envoient. Si les familles, les parents et les communautés offrent aux migrant-es des réseaux de soutien, ils sont également une source d’obligations probablement infinie. L’envoi de ressources économiques au pays peut massivement épuiser celles des migrant-es qui travaillent dans le Nord, particulièrement celles des femmes employées dans des secteurs mal rémunérés comme le travail domestique, et encore davantage celles des personnes sans emploi. De telles exigences peuvent entraver la mobilité sociale des migrant-es dans les pays d’accueil et l’accumulation des fonds nécessaires au retour et aux investissements immobiliers au pays. Il est donc important de tenir compte, dans cette analyse, des compromis faits par les migrant-es pour effectuer ces envois de fonds. Se trouvent-ils dans l’incapacité d’investir dans leur formation et l’amélioration de leurs qualifications à cause de tous ces transferts monétaires au pays ? Sont-ils déqualifiés par leur relégation dans des secteurs particuliers et genrés sur le marché du travail ?
25La complexité et la féminisation croissante des migrations internationales contemporaines laissent penser que les cadres analytiques et politiques utilisés pour traiter des envois de fonds doivent être élargis. Seule l’utilisation d’une typologie multidimensionnelle de ces transferts permettrait d’établir une corrélation positive entre la migration et le développement. Elle devrait inclure une analyse, en fonction du genre, de la constellation que forment les personnes émettant ces envois, celles qui les reçoivent et les institutions médiatrices, des normes et des logiques de genre qui régulent les envois, de leurs différents usages, de leurs significations aux plans social et politique et des implications pour les politiques mises en place.3
Philanthropie de la diaspora en Italie
Charito Basa
Ainom Maricos, originaire […] d’Érythrée, a rejoint sa mère en Italie en 1973, alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille. Elle a poursuivi ses études à Milan et est devenue travailleuse sociale. […] Cheffe de file déterminée et porte-parole des migrantes, elle est un membre actif du mouvement des femmes migrantes aux niveaux local et national, et collabore avec diverses institutions sociales et de recherche sur les problèmes que rencontrent les migrantes et leurs enfants. […] En tant que présidente de l’Eritrean Women’s Union de 1977 à 1993, elle a dirigé et coordonné la création d’un réseau national de femmes érythréennes qui a apporté son soutien aux femmes migrantes et entrepris des actions de sensibilisation à leur condition en organisant des séminaires et des débats et en mettant en œuvre des activités d’alphabétisation en langue érythréenne à destination de la communauté érythréenne en Italie. Au plus fort des troubles politiques et sociaux dans son pays d’origine, aggravés par le conflit avec l’Éthiopie en 1977, le réseau de l’Eritrean Women’s Union’s (EWU) en Italie et dans d’autres pays a joué un rôle important dans la lutte contre la pauvreté et dans la libération du pays. Le gouvernement étant incapable de satisfaire les besoins de son pays en détresse, les membres du réseau ont ressenti comme une obligation morale le fait d’aider le pays, et ont ainsi renforcé leurs actions et se sont mobilisées entre elles. […] De très importantes sommes d’argent provenant exclusivement de la diaspora érythréenne ont été investies dans les projets suivants, pendant et après les hostilités :
• Création d’une usine de production de serviettes hygiéniques pour les femmes en 1978, active pendant et après la guerre, pour un investissement estimé de 100 000 euros ;
• Projet de construction d’une usine en 1985 qui a produit des vêtements et des sous-vêtements pour les femmes, estimé à 200 000 euros ;
• Mise en place d’un programme de communication radiophonique visant à sensibiliser la population à la santé et la prévention, pour un investissement de 150 000 à 200 000 euros ;
• Construction d’une usine de production d’huile alimentaire ;
• Envoi de vêtements de seconde main à distribuer aux populations des zones frappées par la pauvreté ;
• Développement d’un petit laboratoire produisant des médicaments permettant de soigner les maladies les plus courantes et endémiques, telles que le paludisme et la grippe.
[…] Après l’indépendance en 1993 et jusqu’en 1996, l’aide apportée par les femmes érythréennes de la diaspora a rapidement diminué. Ainom trouve maintenant difficile d’organiser collectivement des activités philanthropiques au sein de la communauté de la diaspora. Il y a moins d’unité entre les membres de la communauté en Italie et de nombreuses femmes ont quitté le mouvement. L’organisation s’est compliquée par manque d’espace, de ressources humaines et de compétences en gestion de projet. Ainom a aussi dit avoir besoin d’informations sur les possibilités d’obtenir des ressources à consacrer à ce soutien. Les organisations de migrant-es ne pouvaient pas avoir accès aux projets de la coopération au développement ; aucune de leurs initiatives n’a obtenu d’aide des gouvernements locaux.
Lors de ses visites dans son pays natal au cours des années précédentes, Ainom avait été témoin des changements visibles amenés par les projets et des conséquences positives du soutien du réseau pour les femmes. Les activités de sensibilisation ont permis l’empowerment des femmes, et la construction des usines a permis la formation de femmes et d’hommes en Érythrée ainsi que la création de milliers d’emplois à leur intention. Mais surtout, leur aide a contribué à une prise de conscience des femmes sur des questions telles les droits, l’égalité, les soins de santé et la prévention. […]
Basa, C. 2006. Diaspora philanthropy in Italy. In Migrant women’s philanthropic practices from the diaspora. (Eds.) A. Rindoks et E. Vonk. 27-28.
Research report. Amsterdam : Mama Cash.
Traduit de l’anglais par Aurélie Cailleaud
Bibliographie
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Sørensen, N. N., N. Van Hear et P. Engberg-Pedersen. 2003. Migration, development and conflict. State of the art overview. In The Migration-Development Nexus. (Eds.) N. Van Hear et N. N. Sørensen. Genève : Organisation internationale pour les migrations.
Notes de bas de page
1 Pour la République dominicaine voir Sørensen (2005) ; pour le Sri Lanka, voir Gamburd (2000) ; pour les Philippines, voir Salazar Parreñas (2001).
2 Pour un résumé de ces résultats, voir Hochschild (2003).
3 Extraits de : Nyberg Sørensen, N. 2005. Migrant remittances, development and gender. DIIS Brief. Copenhague : Dansk institut for internationale studier. Traduit de l’anglais par Saskia Velásquez Ce document a été commandé par l’INSTRAW et fait partie des documents de référence du Forum international sur les transferts, 28-30 juin 2005, Washington D. C.
Auteur
Anthropologue, Danish Institute for International Studies, Danemark
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