Qu’est-ce que le social care ? Une revue de questions
p. 85-104
Note de l’éditeur
Référence : Martin, Claude. “Qu’est-ce que le social care ? Une revue de questions” in Christine Verschuur et Christine Catarino, Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°9, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2013, pp. 85-104, DOI : 10.4000/books.iheid.5952 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Note de l’auteur
Nous tenons à remercier Isabelle Berrebi-Hoffmann, Michel Lallement, Marie-Thérèse Letablier, Dominique Méda, Chantal Nicole-Drancourt, Florence Weber, organisateurs du colloque au CNAM Soins aux personnes : l’économie du care et ses cadres sociaux, dans lequel une première version de ce papier a été présentée, ainsi que les évaluateurs de la Revue Française de Socio-Économie pour leurs commentaires et remarques. Les traductions des extraits cités sont de l’auteur.
Texte intégral
1Dans le Vocabulaire européen des philosophies, Catherineans Audard souligne la difficulté que nous éprouvons à traduire en français et à rendre compte de ce que recouvre le terme care. Il renvoie en effet à la fois au Sorge allemand, que Heidegger associe au Dasein, et qui signifie souci, chagrin, peine, mais aussi à « l’effort que l’on fait pour anticiper un danger ou pour se prémunir des incertitudes de l’avenir » (Audard 2004, 211). Mais ce concept évoque encore la distinction que l’on peut faire entre le « souci de soi », le Selbstsorge, et le « souci de l’autre », ou Fürsorge, que l’on peut traduire par « sollicitude ». Le fait de se décentrer de soi pour se consacrer à l’autre, et en particulier à l’autre dépendant, relève également du care, d’où l’association très fréquente de cette notion aux soins que dispense une mère à son enfant. La notion de « soin » est néanmoins insuffisante, puisqu’il s’agit à la fois de rendre compte de l’activité de soin, de l’affection dont il témoigne (le souci de l’autre et de son bien-être – l’amour) et du rôle qu’il joue pour créer et manifester l’attachement nécessaire au développement de l’individu.
2Une des premières difficultés auxquelles nous sommes confrontés réside donc dans le fait de n’avoir pas de terme en français permettant de nommer adéquatement ce que les Anglo-Saxons résument par cette expression, combinant sans plus d’effort le care about et le care for someone, autrement dit le soin et l’affection ; mais aussi le professionnel et le profane. On peut bien sûr proposer un certain nombre d’expressions qui constituent un champ sémantique voisin de la notion de care : le soin – ou mieux « le prendre soin » –, la sollicitude, le souci de l’autre, l’attention à autrui et à ses besoins ; mais rien d’aussi synthétique que le care. […] Mais le débat anglo-saxon sur le care dépasse ce niveau individuel et relationnel pour aborder le collectif et l’institutionnel. En ce sens, il correspond en partie à celui qui se développe actuellement aussi bien au plan politique qu’académique autour de la notion de solidarité, qu’elle soit familiale, interpersonnelle ou collective et publique (Paugam 2007 ; Martin 2007). C’est sans doute la raison pour laquelle Catherine Audard indique dans l’article qu’elle consacre à cette notion :
La sollicitude, qui est cette « affectueuse inquiétude pour autrui », est un sens dérivé de care et doit être rattachée à un autre registre, celui de l’action en matière d’aide et d’assistance sociale. Care désigne l’ensemble des dispositions publiques nécessaires au bien-être (welfare) de la population dans le Welfare State, l’État-providence. C’est là un sens où il n’existe pas d’équivalent français. (Audard 2004, 212)
3L’anglais parvient en somme à abriter sous cette seule notion une série de concepts et d’enjeux d’une complexité rare. Dans cet article, nous proposons de distinguer, dans un premier temps, plusieurs niveaux de discussion dans ce débat et avançons ensuite avec d’autres la notion de social care, qui se révèle d’une grande utilité pour aborder ensemble le problème que soulève l’articulation entre ces formes élémentaires et primaires de solidarité – le « souci d’autrui » –, et les formes socialisées et collectives de ces solidarités, qui permettent aux individus et aux groupes de faire face aux risques de l’existence (Martin 2001).
Distinguer des niveaux de discussion
4La notion de care recouvre donc différents niveaux : individuel, relationnel, collectif et institutionnel. Elle est lisible en termes de relations, d’acteurs, de pratiques et de dispositifs. Le care présente à la fois une dimension privée (au sens de la vie privée) et une dimension publique, s’apparente à la fois à un désir et à une responsabilité, prend la forme de pratiques rémunérées ou non, dispensées de manière informelle ou formelle, ce qui conduit à l’aborder soit sous l’angle des liens sociaux et notamment des liens familiaux, soit en termes d’analyse institutionnelle, voire de sociologie des professions, pour tenir compte de la professionnalisation des tâches de soin.
5Pour nous repérer, nous proposons de distinguer trois principaux niveaux de discussion, certes reliés les uns aux autres, mais mobilisant des disciplines et des méthodes distinctes : le débat de philosophie morale concernant l’éthique du care ; le débat sur les pratiques de care et les relations de sollicitude (qui comprend aussi la question de la reconnaissance de la valeur de ces pratiques, voire de leur rémunération) et, enfin, le débat qui étend ces réflexions aux politiques (publiques) du care, niveau que nous proposons avec d’autres de qualifier de social care, au sens où il est question d’articuler pratiques et normes de soin avec les politiques sociales et le rôle de l’État, en somme d’étendre l’analyse à l’ensemble de ces composantes, publiques et privées, professionnelles et profanes, collectives et intimes.
6Une partie importante de la littérature sur le care relève du premier niveau de débat, qui se pose la question des fondements philosophiques et moraux de ce « souci de l’autre ». Des auteures comme Carol Gilligan (1982), Joan C. Tronto (1993) ou Selma Sevenhuijsen (1998) s’interrogent, dans cette perspective, sur l’existence d’une moralité spécifiquement féminine ou d’une différence ontologique entre les femmes et les hommes, sur cette question du care (pour un bilan, voir Paperman et Laugier 2005). Ce questionnement oppose différentes théories féministes ; certaines défendant l’existence d’une morale « genrée » et l’idée que les femmes seraient « par nature » disposées ou enclines à nourrir et prendre soin, quand d’autres défendent qu’il s’agit d’une construction normative, historique et sociale, vecteur des inégalités de genre. Ce débat rejoint la désormais classique discussion entre, d’une part, un courant essentialiste ou différentialiste qui insiste sur une différence radicale entre les hommes et les femmes et fait parfois l’apologie des valeurs dites féminines et, d’autre part, un courant universaliste et matérialiste qui conçoit la différence des genres comme une construction sociale et défend le droit à l’égalité. Les women’s studies se sont en grande partie construites sur la critique du premier courant par le second […]. Mais le care recouvre aussi des pratiques de soins et donc une morale concrète, si l’on peut dire, inscrite dans des relations sociales. Ce niveau de discussion est plus contextualisé, plus « sociologisable » aussi, au sens où il tient compte de relations de soins entre des individus et au sein de groupes, dont le système normatif de référence est construit dans et par ces relations. La réflexion porte alors sur les pratiques de soins et les relations sociales de sollicitude (Weber et al. 2003). La dimension du genre est abordée différemment. Il est question, non plus tant de la différence de morale entre hommes et femmes, mais de la différence pratique entre eux du fait de la répartition de ces tâches de soin et de sollicitude. À ce deuxième niveau de discussion est donc posée la question des inégalités de genre, ou encore de classes, au sens où ces tâches non rémunérées, non valorisées, gratuites, sont assumées par des catégories sociales dominées : les femmes, les étrangers, les pauvres non qualifiés. Ce deuxième niveau de débat n’est bien sûr pas sans lien avec le premier, dans la mesure où dire que le care est une pratique différenciée selon le genre dépasse toujours le constat que ces tâches de soin sont essentiellement assurées par des femmes pour déboucher sur la question de savoir si le care est ou non une composante fondamentale de la construction de l’identité sociale féminine.
7Ce niveau des pratiques de care pose aussi l’incontournable question des recouvrements et enchevêtrements entre intime et économie, entre don de soi et reconnaissance de la valeur de ce don ; en somme, pour reprendre le beau titre Viviana Zelizer (2005), la question de « l’achat de l’intime » (purchase of intimacy), ou encore comme le proposent nombre de chercheurs anglo-saxons, celle du payment for care (Evers et al. 1994 ; Glendinning et Kemp 2006). […] La sphère de l’intime et celle de l’économique ne sont pas mutuellement exclusives l’une de l’autre. Un lien intime peut fort bien prendre place dans le cadre d’une relation professionnelle, voire commerciale, de même que, réciproquement, des transactions économiques peuvent parfaitement avoir lieu dans le cadre de relations dites « intimes » […]. L’analyse à laquelle nous invite Zelizer (2005) consiste […] à abandonner cette thèse des « mondes hostiles » ou de l’incompatibilité de ces mondes qui pourrait laisser penser qu’une sphère (l’intime) fonctionnerait uniquement au don, à la gratuité et l’autre (la sphère publique) à l’intérêt. Comme l’a montré aussi François de Singly, l’enjeu est plutôt de penser l’articulation entre amour et intérêt, entre logique (et capital) d’humanité et logique d’intérêt, avec leur dimension de genre (l’humanité et le don étant plutôt considérés comme relevant du féminin ; l’intérêt et le calcul du côté masculin) (Singly 1990).
8Le troisième niveau de discussion concerne le rôle des pouvoirs publics dans l’encadrement normatif de ces tâches de soins et de care, avec toutes les questions que cela soulève en termes de répartition entre le privé (toujours au sens de la vie privée) et le public, entre la famille, les proches, le tiers secteur, les pouvoirs publics locaux et nationaux, mais aussi celles concernant le paiement ou le non-paiement, la part rémunérée et la part gratuite1. […]
9Pour aborder ce troisième niveau de discussion, de nombreux auteurs comme Mary Daly et Jane Lewis (1998), Arnlaug Leira et Chiara Saraceno (2002), ou encore John Baldock, Jorma Sipilä et Anneli Anttonen (2003) avancent la notion de social care qui inscrit cette question du care dans la réflexion sur
La haine de la gratuité
Alain Caillé et Philippe Chanial
Les raisons proprement économiques et financières de la chasse au gratuit ne sont en rien mystérieuses. Ce que la crise consécutive à l’éclatement de la bulle immobilière américaine alimentée par les prêts subprime a clairement mis en évidence, c’est la tendance structurelle à la stagnation de l’économie réelle des pays développés, atteints simultanément par l’épuisement de la dynamique de la reconstruction et de la démocratisation de l’après-guerre, et par un état cumulatif de sous-consommation et de faiblesse des débouchés. Cette entrée dans un état quasi stationnaire (si flagrant au Japon) a été masquée et compensée par une spirale toujours plus vertigineuse de l’endettement et de la spéculation. Dès 2005, Paul Jorion notait que « depuis la fin des années 1990 déjà, le secteur financier constituait aux États-Unis une composante du PNB plus importante que l’activité industrielle » (Jorion 2005, 372). Mais, ajoutait-il, « en chiffres absolus, les plus-values réalisées en bourse ne constituent que la deuxième source (20 %) de l’enrichissement des ménages américains au cours des vingt dernières années : la première source (60 %) réside dans la plus-value de la valeur des habitations individuelles » (Jorion 2005, 373). En un mot, le maintien de la croissance des pays riches occidentaux, et notamment de ceux qui sont régis par un capitalisme actionnarial de type anglo-saxon, a tenu pour l’essentiel à la constitution d’une économie de rente financière largement prédatrice2.
Mais l’autre facteur qui a permis de sauvegarder la croissance a été la mercantilisation d’une part appréciable des secteurs public et domestique, autrement dit la transformation en quasi-marchandises, en marchandises fictives comme l’analysait Karl Polanyi, des biens et services qui avaient jusque-là été fournis gratuitement – c’est-à-dire hors marché – par le travail des femmes à la maison ou par celui des agents de l’État ou des collectivités locales. Il serait très instructif de disposer d’évaluations permettant de mesurer les parts de marché ainsi gagnées par la privatisation marchande de l’enseignement, de la santé, des retraites, de l’assurance, de la fourniture de l’eau, de l’électricité, du courrier, du ménage ou des soins à domicile, etc. On ne saurait exclure la possibilité qu’en retranchant de la croissance occidentale des vingt dernières années ce qui a résulté de l’augmentation spéculative des valeurs boursières et immobilières ainsi que de la mise sur le marché des biens et services autrefois gratuits, on ne s’aperçoive que la croissance de l’« économie réelle » a été nulle, voire négative. Et ne parlons pas de ce qu’elle serait si on calculait un PNB vert en retranchant également la dilapidation du patrimoine naturel, autre source de gratuité. La décroissance de fait est peut-être déjà là.
[…] En réduisant l’action gratuite à la seule absence de rémunération, notre « culture tellement imbibée d’économisme » tend, justement, à passer à côté de sa valeur de lien. Comme si, entre l’échange d’équivalent et le total désintéressement, il n’y avait pas de milieu. [Zamagni (2010)] souligne ainsi que la gratuité, même si elle structure des relations marquées par la dissymétrie – qu’il s’agisse de celles que nous nouons avec les enfants, les malades ou les personnes démunies – n’est pas la philanthropie. Il ne s’agit pas tant d’agir pour autrui qu’avec autrui. En ce sens, même s’il n’est pas celui qui préside à l’échange marchand, il y a bien un « intérêt » – interesse – au cœur de la gratuité. Celui de construire la relation avec l’autre, que le bien, mis au service du lien, symbolise. Dès lors, la gratuité « n’active-t-elle pas, par sa nature même, le rapport intersubjectif par excellence, la réciprocité » et, grâce à elle, « la reconnaissance réciproque qui nourrit, précisément, le respect de soi même » ?
[…] Le problème du monde économique n’est-il pas qu’il suppose le don en même temps qu’il le nie ? Car les dons multiples de ses salariés, « l’entreprise les accepte, elle les “prend”, sans manifester son endettement et sa gratitude, comme si la chose donnée n’avait pas statut de don ». Elle fait ainsi fructifier la force productive de la gratuité – la poule aux œufs d’or – sans jamais en reconnaître, ni matériellement, ni symboliquement, l’apport inestimable. Donner et prendre. Vieille histoire. Celle de la domination et de l’exploitation. Reformulons ces deux notions en clé de don. Dominer, n’est-ce pas avant tout « donner pour que l’autre ne puisse rendre », ou du moins « donner » l’apparence d’être le plus généreux, celui qui donne en grand, le Grand donateur (Rémy 2008) ? Exploiter, n’est-ce pas « prendre ce que l’autre a donné », s’en emparer comme un dû, et par là ne jamais reconnaître ce qui a été donné à sa (juste) valeur (de don) ? Marx ne nous expliquait guère autre chose (Caillé et Dzimira 2009 ; Revue du MAUSS 2009). Le capitaliste, c’est celui qui prétend donner en grand (un emploi, un salaire, un repas, un toit). Pour cela, il doit nier tout ce que le prolétaire lui donne (son travail, son ingéniosité, sa peine, son corps, son temps, sa vie même). Pour mieux le prendre (la fameuse survaleur) et ainsi ne jamais se trouver en dette. N’était-ce pas la raison pour laquelle Mauss (1989, 260-261) affirmait, notamment pour justifier la protection sociale et les retraites ouvrières, que l’employeur, et plus généralement la société, n’est pas quitte par le seul versement d’un salaire (Dzimira 2007, 162-166) ? Que ces dons – et à travers eux cette part non contractuelle du contrat de travail – doivent être reconnus et honorés ? […]
Caillé, A. et P. Chanial. 2010. Présentation. Revue du MAUSS.
N° 35 : 5-44. © La Découverte.
Références bibliographiques
Caillé A. et S. Dzimira. 2009. De Marx à Mauss, sans passer par de Maistre ni Maurras. Revue du MAUSS. N° 34 : 65-95.
Chanial, P. (Dir.). 2008. La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée. Paris : La Découverte/ MAUSS.
Dzimira, S. 2007. Marcel Mauss, savant et politique. Paris : La Découverte.
Jorion, P., 2005. La crise du capitalisme américain. Revue du MAUSS. N ° 26 : 271-278.
Mauss, M. 1989. Essai sur le don. Paris : PUF.
Rémy, J. 2008. Jeunes issus de l’immigration et domination postcoloniale : la dette en trop. In La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée. (Dir.) P. Chanial. 215-228. Paris : La Découverte/MAUSS.
Revue du MAUSS. 2009. Que faire, que penser de Marx aujourd’hui ? N° 34, second semestre.
Tronto, J. 2009. Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Décou verte.
Zamagni, S. 2010. Gratuité et action économique. Revue du MAUSS. N° 35 : 381-388.
10les politiques sociales et l’analyse des welfare states. Mary Daly et Jane Lewis en donnent la définition suivante : « L’ensemble des activités que suppose la satisfaction des besoins physiques et émotionnels d’adultes ou d’enfants dépendants, et les cadres normatifs, sociaux et financiers à l’intérieur desquels ce travail est affecté et assuré » (Daly et Lewis 1998, 8).
Les apports du social care
11Le concept de social care permet d’introduire la question du care dans la discussion sur les politiques sociales et sur l’État-providence. Il relie les deux dimensions du care : micro et macro. […] Comme le soulignent Anttonen, Baldock et Sipilä : « Le social care est plus que les seuls services de care ; plus que les “services sociaux”, plus que les “services à la personne” ou les “services d’action sociale”, qui sont des termes utilisés actuellement pour rendre compte des soins (care) rendus par différents organismes. » (Anttonen et al. 2003, 5).
12Les chercheurs qui développent cette perspective l’ont fait tout d’abord pour identifier la contribution des pratiques de soins profanes, au sein de la famille et des réseaux de proches, à la promotion du bien-être et à la prise en charge des individus vulnérables (petite enfance, malades, handicapés, invalides et vieillards). En mettant en lumière ce travail informel, ces démarches ont non seulement montré la capacité protectrice des liens primaires, mais aussi la valeur économique du travail de soins assuré principalement par les femmes, ou encore a contrario, la charge collective que peut entraîner l’insuffisance de ces liens ou leur disparition […].
13Mais il s’est agi aussi de montrer dans quelle mesure ce travail peut être complété, voire partiellement remplacé par des interventions publiques. Le développement de l’État-providence modifie en effet cette répartition du travail de care au sein des familles et des communautés, avec un impact très différent selon le genre. Un État qui développe des dispositifs de prise en charge des personnes vulnérables et/ou dépendantes devient, en quelque sorte, un caring state, au sens où il remplace ou vient en appui du travail de soin assuré de manière informelle. Il permet une externalisation d’une partie de ces tâches et pose la question du caractère substituable ou non du travail profane de care. Plutôt que de substitution, plusieurs chercheurs préfèrent parler de complémentarité entre ces dimensions publiques et privées du care (Rein et Rainwater 1986 ; Lesemann et Martin 1993).
14Du fait de l’inégale division du travail de care entre les genres, il est évident que les hommes et les femmes ne tirent pas les mêmes profits de ces dispositifs publics. Comme l’écrit Barbara Castle : « Ce qui compte pour les femmes, plus que les augmentations de salaire qu’elles ou leurs maris obtiennent, c’est le niveau standard des services publics dispensés qui signifient tant pour la famille – services de santé, d’éducation, de logement, d’environnement. En d’autres termes, le salaire socialisé » (Castle 1981, 21).
15Les recherches qui adoptent cette perspective soulèvent donc trois points essentiels : premièrement, le care dispensé par les proches est un travail, qui a un coût, même s’il est difficile de l’évaluer, excepté en termes de coûts d’opportunité ou de coût de remplacement. Deuxièmement, ce rôle protecteur des liens sociaux primaires est fondamental et non totalement substituable ; tout au plus peut-on estimer que les politiques sociales le complètent et le rendent « soutenable » (sustainable). Troisièmement, cette « protection rapprochée » est « genrée », au sens où le travail de care est principalement assumé par les femmes, que ce soit de manière informelle ou formelle.
16En insistant sur cette articulation entre dimensions privée et publique du travail de care, ces travaux refusent de le limiter à sa dimension affective. Parce qu’il s’agit aussi d’un travail, il peut être dispensé sans attachement, sur la base d’un devoir et/ou d’une compétence. Il peut donner lieu à une rémunération, que ce soit pour compenser le temps consacré (cash for care), ou pour assurer un salaire à un professionnel du soin ou de l’aide. En devenant « public », ce travail social de reproduction se transforme en travail salarié, ce qui peut déboucher sur la question de sa valorisation, de sa qualité, ou encore des compétences requises pour l’assurer (professionnalisation). Toutefois, il suppose de distinguer les soins et l’aide que l’on dispense à des personnes qui peuvent se prendre en charge elles-mêmes (par exemple, quand une femme s’occupe du repas et du linge de son mari), de ceux que l’on donne à des personnes qui ne peuvent se prendre en charge elles-mêmes (de très jeunes enfants, des personnes handicapées ou dépendantes). En effet, c’est pour cette seconde catégorie de personnes que l’État et des professionnels sont susceptibles d’intervenir ou qu’un marché du care est susceptible de se développer.
17Quoi qu’il en soit, cette articulation des dimensions privée (ou familiale) et publique du care a considérablement enrichi les travaux comparatifs sur le welfare state (Martin 1998). Nombre de spécialistes du social care ont ainsi contribué à la critique des typologies d’État-providence et, notamment, celle proposée par Gøsta Esping-Andersen qui, après Titmuss (1974), distingue trois principaux welfare state regimes, en s’appuyant sur leur capacité variable de « démarchandiser » la force de travail (c’est-à-dire dispenser les individus de vendre leur force de travail sur le marché pour subvenir à leurs besoins, sous certaines conditions), en considérant différents types de droits sociaux (assistanciels, assuranciels ou universels), mais aussi en analysant la contribution respective de la famille, du marché et de l’État à la protection des individus contre les risques de l’existence (Esping-Andersen 1990), voir tableau 1.
Tableau 1 – Les régimes d’État-providence
| Libéral | Sud clientéliste | Corporatiste | Socio-démocrate |
Finalité du système | Orienté vers le traitement de la pauvreté (filet de sécurité) et la satisfaction des besoins par le marché | Couverture dualiste des risques sociaux (sur-protection des nantis, sous-protection des démunis) | Protection du travailleur et couverture de risques sociaux | Logique d’accès égal à un haut niveau de prestations et de services. Forte participation de l’État. |
Critères d’accès | Niveau de ressources | Travail et citoyenneté | Travail | Citoyenneté |
Mode de financement | Impôts (+) et cotisations (-) | Cotisations (+) et impôts (-) | Cotisation obligatoire | Impôts |
Principes de fonctionnement | Sélectivité | Mixte (contributivité et universalité) | Contributivité | Universalité |
Modes de régulation | État central | État clientéliste | Partenaires sociaux | État décentralisé |
Principale source de solidarité | Marché | Famille | Famille | État |
Niveau de démarchandisation de la force de travail | Faible | Faible | Moyen | Fort |
Niveau de défamilialisation | Moyen | Faible | Faible | Fort |
Niveau de protection sociale | Faible | Modéré | Fort | Fort |
Pays type | Royaume-Uni | Italie | Allemagne | Suède |
18[…] Les spécialistes des études féministes ont surtout souligné que cette typologie ne tenait pas suffisamment compte de la question du genre, pas plus qu’elle n’envisageait, à sa juste mesure, l’importance de la question du care3. Esping-Andersen a d’ailleurs reconnu lui-même que cette critique des gender studies était la plus pertinente et devait être prise en compte dans le travail comparatif (Esping-Andersen 1999, 277) […].
19Ces recherches féministes insistent donc sur l’importance cruciale du travail domestique et de soins, assuré par les femmes dans les ménages, de manière gratuite. Pour être disponibles sur le marché du travail, les hommes se sont en effet appuyés sur ce travail non rémunéré de reproduction, instaurant de ce fait un contrat entre les genres que ces chercheuses ont qualifié de modèle de « M. Gagnepain » (male breadwinner model). En outre, pour être démarchandisée, la force de travail doit d’abord avoir été marchandisée, ce qui n’est justement pas le cas du travail domestique et de soin assuré par les femmes sans rémunération. Ann Orloff a également élaboré un nouveau concept permettant d’évaluer autrement la « performance » des régimes de welfare : la défamilialisation (Orloff 1993), c’est-à-dire la capacité variable selon les modèles d’externaliser ou de collectiviser ce travail de soins, permettant ainsi aux femmes d’accéder au travail rémunéré et de renouveler le contrat de genre.
20Selon cet angle d’analyse, Jane Lewis (1992) a proposé de distinguer trois idéaux-type : les pays promoteurs du male breadwinner model (comme l’Allemagne de l’Ouest, par exemple) dans lesquels les droits sociaux des femmes sont principalement des droits dérivés de ceux de leur mari ou des prestations d’assistance ; les pays qui privilégient une version modérée du modèle de M. Gagnepain, dans lequel les femmes sont aussi reconnues comme des travailleuses, mais dont le salaire est secondaire, subsidiaire ou complémentaire (avec le recours au temps partiel comme aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni) ; et enfin les pays qui favorisent un modèle à deux revenus, où le modèle de l’adulte travailleur – quel que soit son genre –, qui correspond plutôt aux pays scandinaves. Le niveau de défamilialisation du travail de care est variable dans chacun de ces modèles : faible dans le premier, moyen dans le deuxième et fort dans le dernier (voir tableau 1).
21Une alternative aux démarches typologiques du mainstream consiste donc à analyser la variable du care non plus comme une variable secondaire, mais comme une variable centrale pour tenter de définir des caring regimes. Un caring regime est donc un mix entre prise en charge privée et publique des personnes en demande de soins et de support, entre une prise en charge étatique et familiale, ou encore un partage des responsabilités de soins entre formel et informel. La comparaison permet de distinguer ces régimes de caring en fonction de la répartition des responsabilités de care entre la sphère publique et la sphère privée, entre l’État et la famille, en tenant compte aussi du rôle du tiers secteur. Concrètement, ce type d’analyse consiste à identifier des care packages, combinant ces différents types de ressources, formelles et informelles, ou des caring arrangements (pour qualifier la manière dont ces ressources familiales, publiques et privées, mais aussi associatives, sont agencées concrètement).
L’analyse des caring arrangements et des care packages : un outil pour la comparaison
22Le social care suppose donc d’aborder en même temps le niveau micro et le niveau macro (Daly et Lewis 1998), voir tableau 2. Au niveau macro, il s’agit de comprendre quelle est la division du care (dans ses différentes composantes : travail, responsabilité et coût) entre l’État, le marché, la famille et la communauté. Il s’agit aussi de décrypter l’infrastructure du care (le travail accompli, les services et les prestations monétaires). En procédant de cette manière, on peut aussi analyser les réformes en identifiant les transferts de charge entre État, marché, famille et communauté. Il s’agit encore de décoder ou de rendre intelligibles les orientations normatives véhiculées par les politiques publiques dans ce domaine, mais aussi par les dispositifs et par les professionnels qui les mettent en œuvre.
Tableau 2 – Les niveaux d’analyse du social care
| Niveau macro | Niveau micro |
Référence conceptuelle | Division du care (comme travail, responsabilité et coût) entre l’État, le marché, la famille et la communauté | La distribution du care (comme travail, coût et responsabilité) entre les individus dans la famille et la communauté |
Matériau empirique | - L’infrastructure du care (travail, services et cash) | - Qui assure le care et qui est le bénéficiaire des prestations offertes ? |
Trajectoires de changement | Plus/moins d’État, de marché, de famille, de communauté | -Changement dans la distribution du care |
23Au niveau micro, il faut entrer dans la « boîte noire » qu’est la famille ou que sont les liens de parenté, pour détecter la distribution du care entre les membres de la famille et de la communauté. Empiriquement, il s’agit donc de déterminer qui assure le travail et qui sont les bénéficiaires, mais aussi d’identifier les conditions dans lesquelles le care est rendu. Là encore, on peut envisager de travailler sur les changements, mais cette fois au niveau de la distribution du travail de care au sein de la famille ou de la communauté, ou encore au plan de l’identité des carers.
24En adoptant cette perspective d’analyse, Mary Daly et Jane Lewis (1998) ont mis en évidence la tendance, dans plusieurs pays européens, à privilégier l’option du cash for care, autrement dit à faire en sorte de soutenir le travail informel de care par des prestations monétaires, plutôt que par le développement de services publics, ce qui a le double avantage de réduire les coûts pour la collectivité, comparativement au développement de services publics dans ce domaine, mais aussi de promouvoir l’idéologie du « libre choix », correspondant à la figure du client ou du consommateur qui peut ainsi répondre à ses besoins en fonction de ses propres normes et critères […].
25Ce type d’analyse suppose encore de distinguer différents types de ressources susceptibles de contribuer à ces social care arrangements : ressources informelles du réseau, ressources en provenance du tiers secteur et des bénévoles, ressources du secteur commercial et marchand et enfin, ressources publiques. Dans leur ouvrage, Anneli Anttonen, John Baldock et Jorma Sipilä proposent de distinguer ces différentes ressources, en tenant compte de dimensions comme les systèmes de valeurs, la culture, l’idéologie et l’histoire (voir tableau 3).
26Un social care arrangement est potentiellement une combinaison (welfare mix) de quatre niveaux : la composante informelle, la part du bénévolat, la contribution à caractère commercial et la part de l’intervention publique. […]
27Cette approche facilite la comparaison, non seulement la comparaison dans l’espace entre différents caring regimes, mais aussi la comparaison dans le temps pour tenter de repérer les réagencements et les nouveaux équilibres entre ces différents niveaux du social care au fil des réformes […]. Néanmoins, il ne peut être question de se limiter à une logique strictement quantitative, évaluant en termes économiques la contribution de chaque composante d’un care package (informelle, bénévole, commerciale ou publique). Si cet aspect du coût entre en ligne de compte et peut faire lui aussi l’objet de comparaisons (sur qui paie et qui fournit le service et selon quelles méthodes et instruments – impôts et réductions d’impôts, assurance sociale obligatoire ou assurance privée, dons et cadeaux, prestations commerciales, etc.), il ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble des dimensions en cause dans un caring arrangement4.
Tableau 3 – Une typologie des social care arrangements
Informelle | Bénévole | Commerciale | État | |
Rationalité ou motivation | Amour, culpabilité, obligation, tradition, religion, don, réciprocité | Charité, volontariat, normes sociales, reconnaissance publique, principes religieux | Profit, honoraires | Droits, affiliation, statuts, objectifs politiques, contrôle social |
Agency (ressources pour agir, capacité d’agir) | Ménage, famille, réseau amical, réseau de voisinage | Organisation bénévole, associations, églises, communautés | Entreprises, professionnels, travailleurs indépendants dans le domaine du care, entrepreneurs | Bureaucraties locales, gouvernance nationale |
Bénéficiaire | Membre du ménage ou de la famille, ami ou voisin | Personne définie comme objet de la charité | Client | Citoyen affilié |
Carer | Membre non rémunéré de la famille, du réseau amical ou du voisinage | Bénévole, employé-e d’une organisation bénévole ou charitable | Employé-e ou professionnel | Fonctionnaire, professionnel du secteur public |
28Les dimensions qualitatives, psychologiques et culturelles jouent aussi un rôle crucial et difficilement comptabilisable. Comme le soulignent Jorma Sipilä, Anelli Anttonen et John Baldock : « Les liens entre les dimensions formelle et informelle du care sont loin d’être clairs ou fixes, mais correspondent plutôt à un vaste domaine de coopération, de conflit et de perpétuelle négociation. C’est une frontière changeante qui, de plus, est disputée pour des raisons idéologiques et politiques » (Anttonen et al. 2003, 2). Aussi, « ce qui peut apparaître à première vue comme des données “molles”, des estimations qualitatives et individuelles du “social care”, peuvent se révéler en fait bien plus riches d’informations que les données officielles de niveau de dépense ou d’usage d’un service » (Anttonen et al . 2003, 10). […] L’important est, une fois encore, moins de procéder à des distinctions, que de penser les articulations entre ces différentes composantes d’un care package.
29L’approche des caring arrangements suppose enfin de combiner les normes véhiculées par les dispositifs publics (par exemple, la promotion d’un modèle de ménage dans lequel la femme devrait privilégier sa responsabilité de soin par rapport à son engagement professionnel ou réciproquement), et celles dont sont porteurs les agents sociaux dans leurs interactions, ce qui peut conduire à travailler sur des dilemmes (choisir entre travailler et prendre soin) et des conflits de normes et d’attitudes (au sein d’un couple, par exemple).
La professionnalisation du travail de care
30Ces différentes distinctions introduisent un dernier niveau de discussion : celui de la professionnalisation du travail de caring. Considérer le care comme un travail soulève le problème de sa rémunération mais aussi celui de sa qualité et donc des compétences requises pour l’assurer. Cette réflexion sur les compétences et les qualifications n’est d’ailleurs pas exclusivement réservée aux professionnels du care. Ne parle-t-on pas aujourd’hui du « métier de parent » ou de l’accompagnement des parents incompétents ou incapables d’assurer leurs fonctions éducatives et de soins ?
31L’intervention de l’État dans ces tâches de soins a conduit à développer un certain nombre de professions qui, bien que très anciennes pour certaines d’entre elles, prennent aujourd’hui l’allure d’un véritable marché du travail, voire, dans des pays comme la France confrontés à un chômage de masse, comme un « gisement » d’emplois potentiels. Ces professions du care sont en général fortement féminisées, peu valorisées, faiblement rémunérées et relèvent dans l’ensemble de professions à faible qualification : aides-soignant-es, aides-ménagères, assistantes maternelles, nurses, gardes d’enfants ou childminders, etc. Dans une large mesure, le développement de ce secteur professionnel est donc un transfert de charge de certaines femmes vers d’autres femmes, ce qui n’est pas sans poser le problème des inégalités entre femmes dans cette répartition du travail de reproduction.
32Cette professionnalisation du care est parfois présentée comme une réponse à l’insuffisance ou à la réduction de l’offre informelle, ce que certains auteurs ont qualifié de care déficit (Hochschild 1995). Cette notion fait référence aux conséquences sur la prise en charge des personnes vulnérables et/ou dépendantes que pourraient provoquer à la fois : l’augmentation du nombre de femmes sur le marché du travail (ce qui réduit leur disponibilité pour assurer ces tâches de soins qui leur étaient traditionnellement dévolues) ; la réduction de la taille des ménages et la tendance dans les pays de l’Europe du nord, mais aussi de l’Europe continentale à voir se réduire la cohabitation intergénérationnelle au profit d’une aide à distance entre ménages (Fontaine et al. 2007) ; le vieillissement global des sociétés européennes du fait du non renouvellement des générations et des gains d’espérance de vie – ce qui, selon certains experts, pourrait faire augmenter la demande de soins de la part des plus âgés – (Bontout et al. 2002) et, enfin, l’instabilité des liens familiaux, qui fragiliserait ces solidarités informelles dont ils étaient le vecteur. Même si cette hypothèse d’un care déficit est discutable, elle sert d’argument à ceux qui souhaitent l’anticiper en favorisant une nouvelle répartition de ce travail de care entre l’offre informelle au sein des liens familiaux et communautaires, l’offre en provenance du marché (lui-même formel ou informel, avec le travail au noir) et l’offre dispensée par les pouvoirs publics (souvent à des échelles territoriales).
33Confrontées à des demandes accrues de prise en charge, que ce soit pour les jeunes enfants dont les deux parents travaillent, ou pour les personnes âgées devenues dépendantes, les nations européennes ont choisi des voies fort différentes. Les pays scandinaves ont fait le choix dans un premier temps de développer un certain nombre de services publics offrant, grâce à des professionnels qualifiés, une prise en charge de qualité. Mais confrontés aux coûts élevés de ces formules, ils ont été conduits à diversifier cette offre. Des pays comme l’Italie, mais aussi comme l’Autriche, ont laissé se développer une importante offre informelle, relevant du travail au noir, comme les badante en Italie (soit entre 650000 et 800000 travailleurs du care issus de l’immigration et non déclarés) qui prennent en charge des personnes âgées et handicapées en résidant avec elles (Da Roit et al. 2007). La France est dans une configuration intermédiaire qui tente de promouvoir une professionnalisation de ces travailleurs du care (en définissant un titre et une certification) tout en les maintenant à de très bas niveaux de reconnaissance et de rémunération. Il est encore aujourd’hui difficile de connaître précisément, dans l’état de nos catégories statistiques, le nombre de ces professionnels du care. Mais l’augmentation de la demande de soins, en direction de la petite enfance, du handicap ou de la dépendance met au premier plan cet enjeu de la qualité du service et donc, de la reconnaissance de ces tâches. Il pose également de manière cruciale la question du niveau des prestations sociales offertes et de leur mode de revalorisation de façon à solvabiliser la demande de care.
Conclusion
34Le concept de social care est donc à la fois une ressource et un formidable défi pour les sciences sociales. Une ressource, car il permet de penser ensemble nombre de dimensions qui sont encore le plus souvent traitées de manière indépendante : la dimension philosophique et morale, la dimension relationnelle, la dimension du genre, la dimension de l’action publique. Cette notion permet aussi de penser ensemble différents secteurs d’intervention, souvent abordés (en France tout au moins) de manière étanche (politiques familiales, de l’enfance, de la vieillesse dépendante, du handicap). Mais il représente aussi un formidable défi car il impose un dialogue pluridisciplinaire intense pour que ces différents niveaux, micro et macro, soient analysés ensemble (sociologie, économie, anthropologie, science politique, géographie sociale). En proposant de distinguer ces différents niveaux de discussion et de recherche, il ne s’agit donc pas de reproduire la division du travail scientifique, mais plutôt de soutenir la nécessité d’aborder ces enjeux de care sous ces divers angles, le niveau de la régulation domestique et celui de la régulation politique.
35Au premier niveau, micro, il s’agit de comprendre de quelle manière les acteurs impliqués dans des relations de sollicitude et de care, expliquent et s’expliquent leurs pratiques, ce qui les conduit à agir de telle ou telle manière, que ce soit comme pourvoyeur ou comme récipiendaire de l’aide et du care . Il s’agit empiriquement d’analyser les pratiques et les discours (et rationalisations) des acteurs en situation. Les individus structurent en effet leurs valeurs en agissant et en interagissant. Les pratiques de care mobilisent toutes sortes de considérations morales sur ce qui est bien ou mal, ce qui doit ou ne doit pas être fait. Les individus agissent donc en fonction de toute une série de « raisons » : pour certains, il s’agit de respecter une obligation, une prescription sociale, pour d’autres, d’un sacrifice fondé sur un sentiment de dette ou une logique du sacrifice ; pour d’autres encore, il s’agit de faire ce qui doit être fait ; pour d’autres enfin, il peut s’agir en prenant l’autre en charge de lui signifier sa dépendance, sa faiblesse et donc sa position de dominé, etc. La diversité de ces valeurs et situations est aussi un moyen de tenter de rendre intelligibles les relations entre contraintes et arbitrages, déterminations et choix et de lier ces variations à un certain nombre de conditions : conditions sociales, de genre, type de contraintes, histoire familiale, trajectoire sociale, etc.
36Mais ce niveau micro est en partie structuré, conditionné par celui de la régulation politique, autrement dit des normes véhiculées par les dispositifs et les politiques publiques. Là encore, un important travail empirique attend le chercheur qui veut tenter de les décoder, de comprendre leur évolution, mais aussi les différents choix existants et variables selon les configurations nationales. Reste ensuite à relier ces niveaux d’analyse. Tel est le projet des travaux qui s’intéressent au social care dans les sociétés développées.5
Celle qui donne tout ?
Jacques T. Godbout
La femme a été de tout temps un symbole du don. Dans la mythologie grecque, la première femme a pour nom Pandora, qui signifie « celle qui donne tout » (Vernant 1985, 266). On dit de la femme (mais pas de l’homme) qu’elle « se donne » lorsqu’elle fait l’amour. On le dit même d’une prostituée : le Petit Robert, ne reculant pas devant la contradiction, la définit comme étant une femme qui « se donne pour de l’argent ». Lorsque l’artiste se vend, on dit qu’il se prostitue. Mais la femme, même lorsqu’elle se vend, se donne encore… Se prostituer, c’est soumettre un don au système marchand. La femme est donnée en mariage dans la majorité des sociétés connues dans l’histoire de l’humanité. Non seulement reçoivent-elles et donnent-elles des cadeaux, mais elles sont elles-mêmes considérées comme des cadeaux dans la littérature anthropologique sur les systèmes de parenté. Cela est étrange ; et l’on peut à tout le moins soupçonner qu’il s’agit là d’un phénomène plus compliqué que l’idée de « femme-objet ».
De toute évidence, il existe quelque chose de particulier, un lien particulier entre la femme et le don, commun à toutes les sociétés, dont certaines féministes voudraient d’ailleurs bien se débarrasser. Mais il existe aussi un rapport spécifique entre le don et la femme dans la société moderne. Avec l’arrivée des systèmes marchand et étatique, tout se passe comme si la femme s’y définissait comme le noyau de résistance à l’envahissement de ces systèmes et le dépositaire du don. La diffusion des systèmes marchand et étatique a semblé suivre une frontière sexuelle en tout point remarquable.
Que nous apprend la femme sur le don moderne ? […] Les faits, de toute évidence, c’est que l’univers du don, dans nos sociétés plus que jamais peut-être, c’est la spécialité, la compétence des femmes.
Dans tout le secteur du bénévolat, même si la proportion d’hommes augmente, les femmes demeurent largement majoritaires. Et les femmes sont au cœur du don dans la sphère domestique. Du choix des cadeaux aux formes incalculables de réciprocité qui existent dans les réseaux traditionnels de femmes autour des enfants, mais pas seulement (Fortin 1988), dans les familles en général, elles portent les réseaux familiaux (ibid.). Tous les travaux sur ce sujet le constatent, souvent pour le déplorer, y voyant là une forme d’exploitation. […]
La généralisation de cet univers du marché où l’on ne se fait pas de cadeau (en affaires, pas de sentiment, etc.) a approfondi et radicalisé la division sexuelle des tâches, l’univers du don devenant le propre des femmes au point où, pour un homme, le fait de s’engager dans le monde des cadeaux est souvent considéré comme suspect : marque de faiblesse, de féminité, de non virilité. Pourtant, depuis quelques décennies, le monde du travail est de plus en plus investi par les femmes. […] Pourquoi la culture marchande a-t-elle si peu pénétré l’univers des femmes jusqu’à récemment ? Pourquoi le don s’est-il réfugié chez les femmes, même depuis que ces dernières ont à leur tour envahi le secteur marchand et étatique en tant que productrices et non plus seulement consommatrices ou clientes ? Le phénomène peut s’expliquer autant par la domination des hommes que par la résistance des femmes à l’envahissement du marché. Le mouvement féministe tend à ne retenir que la première hypothèse. En fonction de ses principes et valeurs, qui le portent à remettre en question le monde des hommes, on pourrait s’attendre à ce qu’il vise à réintroduire le don chez les hommes, à renforcer un mouvement de résistance à la généralisation de la culture marchande. Or il semble souvent souhaiter le contraire : transformer toute activité féminine en rapport marchand monétaire utilitariste, tout rapport non salarial étant synonyme pour lui de travail gratuit, et donc d’exploitation marchande (Juteau et Laurin 1988).
Pour une partie du mouvement féministe, cette compétence unique des femmes dans le système du don n’est en fait que dévalorisante, voire asservissante pour les femmes, preuve de l’exploitation et de la domination dont elles sont l’objet. Cette position repose sur le postulat qu’il est impossible de donner sans « se faire avoir ». Cela est certes vrai dans la mesure où on partage l’idéologie utilitariste des hommes et on souhaite que tous les secteurs de la société soient régis par les règles du marché. Dans ce cadre de pensée, fonctionner dans le système du don équivaut effectivement à se faire avoir constamment. Il y a là une profonde ambiguïté du mouvement féministe : rejetant d’une part le système de valeurs attribué aux hommes, il souhaite par ailleurs le généraliser à l’autre moitié de l’humanité et tend à condamner les femmes qui adhèrent à un autre modèle que celui du calcul et de la rationalité utilitariste – qui décident, par exemple, qu’il est plus important pour elles de s’occuper des enfants que de faire carrière .
Ainsi, être puéricultrice dans le secteur public, donc s’occuper des enfants des autres, est une activité valorisée. Si se contenter d’élever ses propres enfants signifie que l’on est aliénée et dominée, pourquoi est-il moins aliénant d’élever les enfants des autres que ses propres enfants ? La différence réside dans le fait que, dans un cas, les femmes accomplissent la tâche dans un rapport salarial, et dans l’autre par le biais d’un réseau de don. Certaines féministes, quand elles comparent ces deux systèmes, ont tendance à ne retenir que les avantages du premier (libération, etc.) et à généraliser les inconvénients du deuxième (contraintes, domination, exploitation, comme si les femmes salariées n’étaient pas exploitées). Elles manifestent un préjugé favorable au marché […].
En faisant le choix de demeurer dans le réseau familial, les femmes se voueraient à une situation d’infériorité parce que ce rôle n’est pas reconnu à sa juste valeur dans des sociétés contrôlées par les hommes. Cela est exact dans le cadre de la culture marchande dominante, qui transforme en permanence les liens sociaux en rapports entre étrangers. Mais les femmes veulent justement changer les valeurs dominantes de la société moderne. Est-ce en adhérant d’abord aux valeurs qu’on veut changer qu’on atteindra le but ? […] Ce qui est en question, c’est […] l’affirmation selon laquelle seul le rapport salarial permettrait l’épanouissement de l’individu, homme ou femme, seule la production de marchandises, seul le produit comptait vraiment. […]
Godbout, J. T. 2012. Celle qui donne tout ? Revue du MAUSS.
N° 39 : 96-100. Version remaniée extraite de Godbout, J. T. avec la collaboration de A. Caillé. 1992. L’esprit du don. Paris : La Découverte. © La Découverte.
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Bibliographie
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10.1111/j.1747-4469.2000.tb00162.x :Notes de bas de page
1 Comme le proposent Jorma Sipilä, Anneli Anttonen et John Baldock (2003, 1), il s’agit de « saisir quelque chose des qualités normatives et morales des systèmes de care ».
2 Que l’on songe à l’effet des LBO, leverage buy out, permettant d’acheter les entreprises sur leurs propres fonds et d’en extraire le maximum en quelques années pour les laisser ensuite exsangues.
3 Il est d’ailleurs remarquable que cette thématique soit documentée essentiellement par des chercheuses et bien peu par des chercheurs, ce qui confirme la division des objets de recherche selon le genre : aux hommes l’analyse des régimes de retraite, des systèmes de santé, aux femmes l’analyse des caring regimes.
4 Pour un exemple de mise en œuvre de cette méthode, voir Le Bihan et Martin (2006).
5 Extraits de : Martin, C. 2008. Qu’est-ce que le social care ? Une revue de questions. Revue Française de Socio-Économie. 2008/2 N° 2 : 27/42. © La Découverte. L’intégralité de l’article est en ligne sur https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-francaise-de-socio-economie-2008-2-page-27.html.
Auteur
Sociologue, École des hautes études en santé publique, France
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