Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident
p. 435-441
Note de l’éditeur
Référence : Kian, Azadeh. “Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 435-441, DOI : 10.4000/books.iheid.5920 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1[…] Dans une démarche qui a pris la forme d’une stratégie collective, les militantes islamiques et laïques des droits des femmes se sont alliées pour rejeter la hiérarchisation, les normes imposées par l’État et ses lois au nom de la religion et de la tradition, et pour revendiquer le changement des lois et des rapports de pouvoir. À travers une relecture au féminin, dynamique et critique du Coran et des traditions, elles procèdent à l’historicisation et la contextualisation de l’islam et rejettent la vision déterministe de la religion qui sert à justifier la discrimination sexuelle et la domination masculine. Revendiquant leur droit à la citoyenneté, elles défendent l’idée selon laquelle les inégalités sociales entre les sexes relèvent d’un choix politique et non d’une volonté divine. Ces femmes ont adopté une stratégie visant à défier les rapports de pouvoir dans le contexte des contraintes concrètes, une version de ce que Deniz Kandiyoti a appelé « bargaining with patriarchy » (Kandiyoti 1988).
2Cette mobilisation contre l’institutionnalisation des inégalités s’explique par l’existence des mouvements de femmes depuis le début du XXe siècle, par les réformes statutaires sous les Pahlavi (1925-1979), et, enfin et surtout, par la constitution des femmes en actrices sociales et politiques au cours du mouvement révolutionnaire de 1978-1979, lequel a été marqué par la participation massive des femmes appartenant à divers groupes sociaux et se réclamant de diverses idéologies (islamistes, nationalistes ou marxistes).
3Pendant la Révolution constitutionnelle (1905-1911), qui portait la modernité, les femmes constitutionnalistes, souvent épouses, filles ou sœurs des révolutionnaires, ont fondé les Associations secrètes de femmes (anjoman ha-ye serri) puis les Associations de femmes (anjoman ha-ye nesvan) pour débattre de leurs droits sociaux et politiques. La précocité du mouvement des femmes en Iran par rapport aux pays arabes colonisés s’explique précisément par le fait que l’Iran a échappé à la colonisation. Contrairement aux pays colonisés où les activités politiques étaient centrées sur les objectifs nationalistes et où les organisations féministes indépendantes étaient découragées, les femmes activistes iraniennes se sont identifiées avec le mouvement national/constitutionnel tout en exprimant les revendications propres à la citoyenneté des femmes.
4Cependant, l’idée de la nation que véhiculaient les modernistes laïcs était imprégnée de l’influence orientaliste et énoncée dans des concepts sexués. L’inégalité des sexes était la forme paradigmatique sur laquelle reposait la nation. La condition des femmes servait ainsi à définir les frontières entre le monde « civilisé » de l’Europe et le monde « barbare » de l’islam (Moallem 2005). La nation, la politique ou le savoir étaient ainsi associés au genre masculin, la patrie au genre féminin. Le concept de l’honneur (nâmous), qui avait une connotation religieuse, est devenu étroitement lié à la masculinité de la nation. La représentation de la mère patrie en corps souffrant, en personnage féminin vulnérable, a offert aux nationalistes le discours de la protection des femmes et de la défense de l’honneur de la mère patrie et des femmes. Le concept de l’État-nation (moderne) a ainsi été modelé comme un ordre patriarcal hétéronormalisé. Le patriotisme a été lié à la masculinité, les symboliques de l’État moderne iranien comme collectivité masculine ayant pour responsabilité la protection de la mère patrie sont devenues exclusivement masculines (Najmabadi 2005).
5Le projet moderniste porté par la Révolution constitutionnelle, qui était centré sur la loi, la science et le progrès, consistait à civiliser ou plus précisément à européaniser la nation iranienne. À cette fin, l’instruction des femmes et la transformation de l’espace domestique s’avéraient prioritaires. Ce projet s’inscrivait dans une double perspective de réglementation et d’émancipation. Le but recherché était de mettre fin au confinement des femmes dans le monde clos du foyer traditionnel et de libérer ainsi les hommes, qui assumaient alors la gestion du foyer, afin qu’ils puissent se consacrer entièrement à la politique nationale. L’instruction des femmes visait à faire d’elles les éducatrices des citoyens instruits (hommes), les gestionnaires du foyer et les compagnes des hommes de la nation.
6En 1909, les femmes constitutionnalistes, dont l’activisme était enraciné dans le nationalisme, ont organisé des sit-in au parlement et revendiqué les droits politiques pour les femmes. Pendant la même période, elles ont publié deux magazines féminins : Dânesh (savoir) en 1908 et Shekoufeh (bourgeon) en 1912 à Téhéran. Parmi les principales revendications des activistes, dont cette presse se faisait l’écho, figuraient les droits politiques et le droit à l’instruction des femmes, la transformation de l’espace domestique et une nouvelle configuration de la famille (nucléaire) centrée autour des époux et proche du modèle européen. Des lectrices étaient familiarisées avec des mesures d’hygiène, des mesures pour la gestion plus rationnelle de leurs ménages et l’éducation de leurs enfants. Si l’instruction constituait l’élément central des débats sur la réforme du statut de la femme, aucune unanimité n’existait alors parmi les femmes constitutionalistes sur la question du port du voile. Pour certaines (comme Shahnaz Azad, Shams Kasma’i ou princesse Taj al-Saltaneh1 ), la modernité, portée par la Révolution constitutionnelle, portait aussi la promesse d’ouvrir l’espace public aux femmes modernistes et instruites, à l’image des femmes européennes que les intellectuels modernistes iraniens avaient tant appréciées lors de leurs voyages en Europe (notamment en France et en Grande-Bretagne). Elles plaidaient contre le port du voile, qualifiant son abandon de première étape nécessaire à la participation des femmes à l’éducation, au travail rémunéré et au progrès de la nation. D’autres (comme Mozzayyen al-Saltaneh, l’éditrice du Shekoufeh), quant à elles, s’opposaient au dévoilement et écrivaient contre l’abandon du voile. La presse féminine rendait compte de ces points de vue divergents qui ont continué à exister avant d’être réduits au silence ou cooptés suite à l’interdiction du port du voile en 1936 par Reza chah (1925-1941), le fondateur de la dynastie des Pahlavi.
7Le refus de la majorité des députés, et en particulier de ceux issus du clergé, d’octroyer aux femmes des droits politiques, jugés alors anti-islamiques, a davantage convaincu les féministes constitutionnalistes que l’obtention de l’égalité de droits pour les femmes nécessitait un changement culturel dont l’éducation constituait la condition préalable. À cette fin, elles ont fondé, à Téhéran comme en province, des écoles pour les filles, des associations de femmes et ont continué à publier des magazines féminins.
8Accusées de propagande antireligieuse, plusieurs d’entre elles ont été emprisonnées ou contraintes à l’exil et ont vu leurs locaux attaqués et incendiés par les obscurantistes. En dépit des menaces, elles ont continué leurs activités indépendantes et ont réussi à attirer d’autres femmes dans leur lutte. Mais la réalisation des promesses de la modernité a été entravée par plusieurs facteurs : les pratiques sociales et familiales, la hiérarchie de genre au sein de la famille, les stratégies et les rapports matrimoniaux ou les politiques de l’État moderne qui incarnaient l’ordre patriarcal.
Occidentalisme et rapports sociaux de sexe
9L’avènement de Reza chah (1925-1941) et l’émergence d’un État fort, centralisé et omniprésent, ont étatisé le discours féminin. Les associations féminines d’obédience socialiste, communiste ou nationaliste ont été interdites et leurs fondatrices emprisonnées (Paidar 1997). En Iran comme en Turquie, l’arrivée au pouvoir des élites occidentalistes et autoritaires dans les années 1920, qui avaient pour mot d’ordre de « civiliser » la société en l’européanisant, a considérablement limité les mouvements des femmes et leurs activités revendicatives indépendantes. En revanche, en Égypte, pionnier du mouvement féministe dans le monde arabe, l’organisation des femmes a vu une extension après 1922 quand le pays a obtenu son indépendance nominale du colonialisme britannique2.
10En Iran, la construction de l’État moderne a conduit à l’inclusion des femmes dans le programme général de modernisation et de développement national. Elles ont obtenu le droit à l’éducation et au travail ou plus tard les droits politiques (1963). La scolarisation des filles en milieu urbain s’est accélérée ; la fondation en 1936 de l’Université de Téhéran (la première en Iran) a permis l’accès des femmes à l’éducation supérieure et à certains emplois notamment dans l’enseignement et l’administration. Mais l’application des réformes n’a pas défié les rapports de genre au sein de la famille régie jusqu’en 1967 entièrement par les lois islamiques. Le nouveau code civil promulgué en 1933, largement fondé sur la chari’a et les règles coutumières qui, entre autres, attribuent à l’homme l’autorité dans l’institution familiale et dans la sphère publique, n’ont pas été modifiées ; les tribunaux religieux présidés par les juges religieux qui statuaient sur l’héritage ou le divorce n’ont été abolis qu’en 1936. Selon le code civil, la répudiation, la polygamie et le mariage temporaire3 restaient en vigueur et l’union conjugale entre une musulmane et un non musulman était prohibée. […]
Islamisation et modernité : des relations ambiguës
11[…] Contrairement au féminisme laïque (dans ses versions libérales, marxistes ou nationalistes) issu des classes moyennes aisées ou instruites, qui a marqué l’histoire du féminisme iranien du XXe siècle et qui s’est référé presque exclusivement aux modèles occidentaux et aux chartes et conventions internationales, le féminisme islamique mobilise le capital symbolique de l’islam afin de construire une rhétorique revendiquant la réinterprétation au féminin du Coran et des traditions islamiques (pour une discussion, voir Kian 2010). Cette démarche est contraire à celle des islamistes qui reproduisent l’ethnocentrisme à l’Européenne et la dichotomie Occident/Orient, procèdent à une valorisation de soi à travers la glorification de la culture d’origine (nationale/islamique) et la stigmatisation de l’autre (l’Occident). Les féministes islamiques, elles, ont transformé leur point de vue particulier du début de la révolution pour adhérer à la notion de l’hybridité tentant de réaliser la multiplicité et le sujet pluriel. Le féminisme islamique est le fruit d’un processus de changement social et de prise de conscience des femmes issues des classes moyennes ou inférieures traditionnelles et religieuses. En Iran comme ailleurs dans les mondes musulmans, le féminisme islamique a émergé dans le contexte des sociétés au sein desquelles la modernité s’enracine. C’est la raison pour laquelle il célèbre des appartenances multiples. Comme le précise Miriam Cooke, « se dire féministe islamique n’équivaut pas à décrire une identité fixe mais à créer une nouvelle position contingente de sujet » (2005, 172).
12Face au paradigme dominant de l’homme musulman/chi’ite, hétérosexuel qui tente de rendre les femmes invisibles et de les maintenir dans un statut d’inférieures, le féminisme islamique comme le féminisme laïque définit les femmes comme une catégorie, homogène, unifiée et solidaire. Les deux féminismes soulignent les singularités et les particularités des femmes afin de les rendre visibles, de les présenter comme sujets de l’histoire et de dévoiler l’infériorisation des femmes et la domination des hommes. Ces féminismes ne se préoccupent donc pas (encore), sur le plan théorique ou politique, de différences internes au « groupe des femmes » (celles de la stratification sociale, de l’ethnicité ou de la religion) et des rapports de pouvoir qui le traversent. D’autant que leur mouvement se limite aux classes moyennes.
13Néanmoins, les arrestations de dizaines de militantes laïques et islamiques des droits des femmes et la condamnation de plusieurs d’entre elles à des peines d’emprisonnement, l’interdiction de l’activité de plusieurs organisations non gouvernementales de femmes (dont le nombre est passé de 54 en 1995 à plus de 600 aujourd’hui) et d’autres tentatives d’intimidation opérées par le gouvernement du président populiste-intégriste Mahmoud Ahmadinejâd témoignent de la visibilité grandissante de ces militantes audacieuses. La réélection contestée de celui-ci en juin 2009 a déclenché un large mouvement de protestation au sein duquel les femmes laïques et islamiques jouent un rôle de premier plan. Dans leurs discours, ces militantes ont banalisé le féminisme, pourtant qualifié par le pouvoir du vestige de l’invasion culturelle occidentale et stigmatisé dans certains milieux sociaux. Elles ont organisé de multiples campagnes, comme celle visant à rassembler un million de signatures pour l’abolition des lois discriminatoires, ou comme la campagne contre la lapidation et toutes les formes de violences faites aux femmes, ou encore la campagne des « foulards blancs » contre la ségrégation sexuelle et pour l’accès des femmes aux stades. Ces campagnes tentent de rallier à leurs luttes pour la citoyenneté civile une grande diversité de femmes, des hautement instruites aux analphabètes, des actives aux femmes au foyer et des citadines aux rurales. Ces féministes islamiques et laïques qui ont émergé dans des lieux inattendus (par le pouvoir) perturbent le « calcul du pouvoir et du savoir », et « produisent d’autres espaces de signification subalterne » (Bhabha 1994, 163). Le terrain gagné par le mouvement des femmes inquiète les gardiens de l’ordre patriarcal qui accusent les militantes féministes de « comploter de concert avec l’ennemi afin de préparer une révolution lente visant le renversement du régime islamique ».
14L’exemple des féminismes en Iran post-révolutionnaire propose de dépasser le sujet unitaire, suggère qu’il n’y a pas une seule manière de s’émanciper ni un seul modèle d’émancipation qui serait forcément issu d’une conception républicaine de la laïcité.
Source du chapitre : Mouvements de femmes en Iran : entre l’islam et l’Occident (extraits). In Vents d’Est, vents d’Ouest, mouvements de femmes et féminismes anticoloniaux. (Dir.) C. Verschuur. Genève-Berne : UNESCO-DDC-IHEID. 117-128. 2009.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour la biographie de Taj al-Saltaneh voir Amanat (1993).
2 Pour une discussion voir Badran (1995).
3 Le mariage temporaire (dit nekâh-e monqate’, mot’eh, ou sigheh) dont la durée varie de quelques minutes à quatre-vingt dix-neuf ans, est propre à la chari’a chi’ite duodécimaine. Il permet aux hommes, mariés ou célibataires, de s’engager dans des relations extraconjugales en toute légalité. Pour une discussion plus détaillée, voir Kian-Thiébaut (2002a).
Auteur
Professeure à l’Université Paris Diderot – Paris 7 et directrice du CEDREF, France.
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