Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi
p. 377-386
Note de l’éditeur
Référence : Dayan-Herzbrun, Sonia. “Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 377-386, DOI : 10.4000/books.iheid.5914 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1On n’imagine guère en France que dès le début de ce siècle, il ait pu exister un féminisme militant dans ces régions du Proche-Orient qui cherchaient à la fois à se libérer de l’emprise d’un empire ottoman moribond et d’une colonisation européenne aux visages multiples. Dès qu’il est question des femmes de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le monde arabe (Dayan-Herzbrun 1996) les préjugés et les stéréotypes orientalistes s’accumulent. C’est à l’écart de ces clichés qu’il convient de comprendre ce que fut la trajectoire de Huda Sharawi qui dirigea le mouvement féministe en Égypte de 1923 jusqu’à sa mort, en 1947. On ne saurait considérer Huda Sharawi comme un personnage marginal. Issue de l’une des très grandes familles d’Égypte, elle a toujours occupé une place privilégiée dans une société strictement hiérarchisée. Les deux ouvrages principaux consacrés à l’histoire récente de l’Égypte (Berque 1967 ; Vatikiotis 1991) ne peuvent éviter de mentionner son nom. Mais ils ne le font qu’en passant, et non sans une pointe d’ironie condescendante1. Sexisme oblige. En sous-estimant l’importance des débats sur la condition des femmes, ils échouent à rendre compte des conditions spécifiques du passage à la modernité politique dans le Moyen-Orient où cette question est nodale. Or c’est sous cet angle qu’il est le plus intéressant d’étudier Huda Sharawi qui fut présente dans tous les événements et les débats essentiels de son temps, et eut une influence décisive, non seulement sur l’évolution du féminisme en Égypte, mais sur les prises de position des femmes dans cette région du monde. Grande dame révolutionnaire comme le furent en leur temps George Sand ou Marie d’Agout, elle se différencie de celles-ci par un engagement obstiné, une volonté tenace de ne jamais séparer la cause des femmes de celle de la libération nationale, mais aussi par l’austérité ostentatoire de sa vie privée.
Une enfance dans le harem
2Ce que Huda Sharawi a livré de sa vie privée est connu par les mémoires qu’elle a dictées à son secrétaire et qui valent surtout par le récit qu’elle y fait de son enfance et des années de jeunesse qui précèdent son apparition sur la scène publique. Cette militante du nationalisme égyptien puis arabe ne savait pas suffisamment d’arabe pour écrire en cette langue, et c’est pour cela qu’elle dut avoir recours à un secrétaire. La langue qu’elle utilisait quotidiennement comme la plupart des femmes des grandes familles égyptiennes de l’époque était le français qu’une institutrice italienne lui avait enseigné en même temps que le piano. Elle avait certes dû apprendre le Coran par cœur, mais sans être autorisée à recevoir de cours de langue arabe. Elle raconte comment l’eunuque chargé de veiller sur elle avait interdit à sa préceptrice de Coran de lui enseigner la grammaire arabe : « Remportez votre livre, madame l’institutrice. La jeune dame n’a pas besoin de grammaire, car elle ne deviendra pas juge » (Sharawi 1986, 39). Ce détail n’est pas anodin. Il met en évidence la complexité du nationalisme et par voie de conséquence du féminisme, dans beaucoup de pays colonisés économiquement, culturellement et politiquement. La revendication nationale s’y est développée dans les couches sociales les plus européanisées prêtes à affronter l’Europe tout en important ses modèles. S’agissant des femmes, le problème était d’autant plus complexe que leur réclusion (y compris sous l’écran du voile) tellement contraire aux nouveaux modèles européens en vogue parmi les privilégiés d’Égypte était justement le signe social de leur privilège.
3C’est dans cette tension que se développe le féminisme dont les premiers avocats sont des hommes liés au mouvement nationaliste. Le plus célèbre d’entre eux est Qasim Amin (1863-1908) dont le livre La libération des femmes, publié en 1899 provoqua de très vives controverses. Qasim Amin y appelle expressément à s’aligner sur le modèle des Occidentaux qui ont compris que traiter les femmes comme des égales éduquées et libres, ne peut que les conduire au bonheur. « Je ne crois pas exagéré de proclamer, conclut-il, que les femmes sont le fondement d’une édification solide de la civilisation moderne » (Amin 1997, 59). Dans ce contexte, les quelques Européennes qui viennent en Égypte et qui se mêlent à la haute société sont bien accueillies. Qu’elles aient statut d’épouses de personnalités locales, telles Eugénie Le Brun, l’auteur du livre La répudiée, dont le mari sera Premier ministre d’Égypte et qui servira de véritable mère de substitution à Huda Sharawi, ou bien de conférencières, comme Marguerite Clément ou Mademoiselle A. Couvreur, l’une des toutes premières femmes à avoir obtenu en France l’agrégation, elles introduisent de nouvelles idées et de nouvelles pratiques, en ouvrant des salons ou en n’hésitant pas à se montrer à l’Opéra. Ces comportements ont perçus comme autant d’expressions de ce modernisme occidental qui donne la puissance économique et militaire, et qu’il s’agit d’imiter pour mieux le combattre. Mais en même temps il faut bien marquer des différences qui justifient la revendication d’une identité nationale dans une continuité historique soigneusement recomposée. En Égypte, comme ailleurs, ce sont les femmes qui seront les supports d’un imaginaire de la généalogie et de la tradition2.
4Les femmes d’Égypte ont eu la chance de pouvoir invoquer le passé de l’Égypte ancienne et de la condition privilégiée que les femmes semblent y avoir occupée. Elles n’ont donc pas manqué de s’appuyer sur cette mémoire mythique pour exprimer leurs revendications. Mythique, cette mémoire l’était à plus d’un titre. Depuis le temps des pharaons, l’Égypte avait été hellénisée, soumise aux Romains, traversée par les invasions arabes, berbères, rattachée à l’empire ottoman et gouvernée par des dirigeants appartenant aux différents peuples qui y vivaient. La mère de Huda Sharawi elle-même était une esclave circassienne. Quant au statut des femmes, il était essentiellement marqué par la position sociale. Les paysannes et les femmes du peuple étaient libres de leurs mouvements et n’avaient pas le visage voilé. Les chanteuses, les danseuses, les femmes colporteurs qui allaient de maison en maison jouissaient également d’une grande liberté. Huda Sharawi se souvient, dans ses mémoires, d’une poétesse itinérante qui de temps à autres venait séjourner dans sa maison et qui n’était pas soumise aux même limitations ni aux mêmes contraintes que les autres femmes.
Madame Khadijah m’impressionnait parce qu’elle avait l’habitude de s’asseoir avec les hommes et de discuter avec eux de sujets littéraires et culturels. Dans le même temps, je remarquais à quel point les femmes incultes tremblaient d’embarras et de crainte lorsque, cachées derrière une tenture, elles avaient à échanger quelques mots avec un homme. À observer Madame Khadijah j’ai acquis la conviction qu’en se cultivant les femmes pourraient devenir les égales des hommes et peut-être même les surpasser (Sharawi 1986, 42).
5Cependant ces femmes étaient recluses dans leur statut inférieur tout comme les grandes dames l’étaient dans les harems (Baron 1991). Le récit que Huda Sharawi fait de ses années de jeunesse doit être pris dans ce contexte. C’est l’histoire d’une femme d’exception tant par sa position sociale que par son extraordinaire détermination. La peinture qu’elle fait de son enfermement rend plus admirable son émancipation mais elle ne nous dit à peu près rien de l’existence des paysannes ou des habitantes des quartiers populaires des villes d’Égypte. […]
Grande dame et féministe
6Il était du devoir des grandes dames de participer au financement et à la gestion des œuvres de charité. Huda se conforme à cette coutume, mais en orientant l’institution qu’elle contribue à fonder dans un sens déjà nationaliste, au-delà des divisions de communautés religieuses et de classe, et destinée aux femmes des milieux pauvres. Il s’agit d’un dispensaire auquel devrait être jointe une école, où seraient donnés des enseignements de puériculture et d’hygiène domestique. L’institution, parrainée par un groupe de dames de la haute société réunies au sein de la Mabarrat Muhammad Ali al-Kabir3, est financée par des dons, mais aussi par de superbes fêtes données dans les palais princiers. Elle eut un grand succès : le petit dispensaire devint un grand hôpital, à partit duquel se développa tout un réseau d’établissements de soins du même type. Quelques années après, en 1919, et en pleine agitation nationaliste, le même groupe de dames fonda dans un quartier populaire du Caire la Société de la femme nouvelle, destinée à la formation et à la prévention. Il s’agissait d’alphabétiser les jeunes filles pauvres, de leur enseigner l’hygiène et quelques notions générales ; elles pouvaient aussi se réunir dans des ateliers où elles fabriquaient des objets artisanaux dont elles pouvaient tirer quelques revenus. Huda Sharawi fut nommée présidente honoraire de cette fondation. La fonction de ces institutions était, bien entendu, sociale, mais elle était également politique. Leur dénomination le manifestait clairement : la première se mettait sous le patronage du souverain qui le premier avait clairement énoncé qu’il fallait emprunter à l’Occident les moyens de le combattre ; la seconde prenait un nom français, jouant donc la France contre la puissance impérialiste britannique. Mais de plus, les femmes de l’élite qui les patronnaient venaient de différentes régions du pays, de différentes communautés religieuses, et leurs pères, frères ou maris n’appartenaient pas aux mêmes formations partisanes. En Égypte, comme quelques années plus tard en Palestine, les femmes créaient le lien national en développant la solidarité et en dépassant les divisions communautaires, régionales ou partisanes, ce que les organisations masculines n’ont jamais réussi à effectuer de manière durable.
7Forte de son succès en matière de fondation philanthropique, Huda Sharawi s’attelle à la question du développement intellectuel des femmes des classes supérieures. Paradoxalement, l’accès à la culture et à l’éducation leur est plus difficile qu’aux femmes des classes moyennes qui, moins soumises aux obligations de réclusion statutaire, commencent à fréquenter les écoles de filles qui se créent, deviennent institutrices et aspirent à entrer à l’Université, ce qui ne commencera à se réaliser qu’en 1929, sous la pression de l’Union Féministe Égyptienne que fondera Huda Sharawi en 1923. Il s’agit d’ouvrir l’esprit des grandes dames aux idées européennes. […]
Une nationaliste égyptienne
8Le déclenchement de la Première Guerre mondiale avait posé la question du statut de l’Égypte. Quand celle-ci prend fin, les Égyptiens irrités par les promesses d’indépendance faites aux Arabes et réclamant pour leur pays l’application du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes proclamé par le président Wilson veulent obtenir des Anglais leur propre indépendance. […]
9Les hommes étant constamment menacés d’arrestation et de déportation, c’était aux femmes de prendre le relais et de mobiliser les réseaux de femmes. Huda Sharawi s’y emploie, alors que manifestations et grèves se succèdent. […]
10Huda ne se contente pas de participer aux manifestations qui se succèdent. Avec d’autres femmes, elle s’occupe des familles des blessés et des morts dont elle tient un registre. Elle visite des écoles de jeunes filles dont elle encourage le militantisme. On l’acclame partout et elle devient véritablement le leader de ce mouvement. En 1920, est créé le Comité central des femmes du [Parti] Wafd. Huda Sharawi en est élue présidente. C’est dans la cathédrale copte du Caire qu’est créé ce comité formé largement, mais pas exclusivement, d’épouses de membres du Wafd. Son activité durant la lutte pour l’indépendance nationale sera décisive, qu’il s’agisse de collecte de fonds, d’organisation de boycotts, de soutien aux grèves. La plupart de ces femmes appartiennent à des familles de grands propriétaires fonciers. Il ne leur est donc pas difficile d’être partie prenante à la création de la banque Misr4, la nouvelle banque nationale qui se veut le symbole de la future indépendance. En poursuivant leurs activités philanthropiques, mais en donnant à celles-ci une justification wafdiste, elles élargissent la base sociale du mouvement, mais pas suffisamment cependant comme en témoigne la naissance, quelques années plus tard, des oppositions marxiste et islamiste. Elles sont persuadées de jouer un rôle politique réel et reconnu. Les événements vont éveiller leurs doutes quand elles découvrent qu’elles n’ont pas été consultées sur les projets d’accord avec les Britanniques. Huda écrit à Zaghloul pour protester contre la mise à l’écart des femmes, utilisées seulement pour faire croire aux nations civilisées en la maturité de la nation égyptienne et en sa possibilité de se gouverner elle-même. « Au moment où la question égyptienne est sur le point d’être résolue, il est tout à fait injuste que le Wafd égyptien qui lutte pour les droits de l’Égypte et pour sa libération dénie à la moitié de la nation la part prise à cette libération » (Badran 1995, 82). Zaghloul lui répond en s’excusant et en répétant qu’une société ne peut progresser sans la participation des femmes. Huda accorde crédit à ce qui n’est que langue de bois, au point qu’elle se désolidarise de son mari, en froid avec Zaghloul, et va accueillir ce dernier à la gare du Caire quand il revient en 1921 avant d’être déporté aux Seychelles quelques mois après. L’activité des femmes se révèle à nouveau indispensable pour un mouvement national qui ne cesse de s’amplifier, alors que les Britanniques concèdent une pseudo-indépendance, sous leur contrôle. C’est alors que meurt Ali Sharawi. Son épouse ne prend pas le temps du deuil et poursuit son action politique qui ne cessera qu’avec sa propre mort.
11Le veuvage de Huda va lui conférer un statut et une liberté qu’elle va mettre au service des causes qui lui sont chères, et d’abord la cause des femmes qu’elle va lier étroitement à la cause nationale. Elle prend des distances avec le Wafd de moins en moins respectueux des droits des femmes et crée, en 1923, une association féministe indépendante, l’Union féministe égyptienne, qui participera aux conférences féministes internationales. Huda reproche à Saad Zaghloul aussi bien son attitude envers les femmes qui n’ont pas obtenu le droit de vote dans la nouvelle loi électorale que les concessions faites aux Britanniques en acceptant la séparation du Soudan et de l’Égypte. Sa démission du Wafd devient inévitable, et dorénavant c’est de l’intérieur du mouvement féministe que Huda poursuivra son combat nationaliste. Parmi les trente-deux points que comporte le programme de l’UFE, six sont strictement politiques tandis que dix-neuf concernent des questions sociales et économiques et sept les femmes seulement, en application du principe de l’égalité entre les sexes. Un autre geste, symbolique celui-ci, marque la rupture de Huda avec son passé, c’est son dévoilement public en 1923. On a souvent raconté comment, rentrant du congrès de l’Alliance internationale des femmes, avec sa collaboratrice et amie Saiza Nabarawi qui devait l’accompagner désormais dans tous ses combats, elles étaient descendues l’une et l’autre du train à la gare du Caire, le visage découvert, sous les applaudissements de la foule des femmes venues les accueillir. Beth Baron a bien montré tous les enjeux tournant autour de la question du voile dans cette Égypte du début du siècle (Baron 1989). Huda Sharawi était loin d’être la première Égyptienne à se débarrasser d’une pièce de tissu que beaucoup des femmes des villes et des campagnes ne portaient pas5. D’autres, appartenant à des milieux urbains mais un peu moins favorisés, l’avaient fait, par commodité comme par solidarité avec les non-voilées des classes inférieures. […]
12Dès lors, l’existence de Huda Sharawi se confond avec celle de ses luttes qu’elle va mener à tous les niveaux : en participant à des réunions internationales, en donnant des conférences, en patronnant des associations, en ouvrant une maison de la femme au Caire, etc. et surtout en lançant en 1925, deux ans après la fondation de l’UFE, une revue explicitement féministe, rédigée en langue française : il s’agit de L’Égyptienne dont la rédactrice en chef est Saiza Nabarawi, et qui a comme sous-titre « Féminisme, sociologie, art »6 qui veut articuler les revendications des femmes d’Égypte au « mouvement féministe international », en vue de la réalisation d’une « ère de justice et de paix »7. Il ne s’agit ni de la première ni même de la seule publication féminine d’Égypte. Mais son caractère à la fois intellectuel et politique est remarquable. L’emploi de la langue française indique bien, comme le contenu éditorial, que la revue, à laquelle collaborent aussi des hommes, s’adresse à ces mêmes dames de la haute société qui animent les œuvres philanthropiques et fréquentent les salles de conférence ; mais il vise aussi, comme l’explique Huda Sharawi dans une conférence publique tenue en 1929, à montrer aux yeux de l’opinion publique européenne une image véridique de la femme égyptienne.
Une nationaliste arabe
13Douze ans plus tard, cependant, l’UFE lance une revue bimensuelle en langue arabe. Bien que son nom semble être l’exacte traduction de L’Égyptienne (al-Misriyah), le contenu et les destinataires n’en sont plus les mêmes. Dans son premier éditorial, Huda Sharawi dédie sa nouvelle revue aux leaders d’opinion d’Égypte mais aussi des États arabes frères, aux jeunes, aux femmes qui travaillent chez elles, à l’usine ou dans les champs, etc. Il s’agit encore d’associer les revendications féministes à un programme politique, mais le programme politique a changé. La cause pour laquelle se battent désormais Huda et ses amies est celle de l’unité panarabe et de la Palestine, et le discours tenu se réfère beaucoup plus explicitement à l’islam même si les chrétiennes continuent à participer à l’UFE et à ses publications. Le libéralisme du Wafd a débouché sur l’arbitraire et la violence. L’islam politique vient d’émerger parmi les membres des classes moyennes qui accèdent à la scolarisation, et la création de la Société des frères musulmans en 1928 a été suivie de celle d’une Société des sœurs musulmanes (Carré et Michaud 1983). En 1936, les troubles qui agitaient la Palestine depuis les années 1920 se sont transformés en un véritable soulèvement populaire. Forte de son immense charisme, Huda Sharawi va tenter d’articuler ces différentes causes. Répondant à l’appel du Comité des femmes arabes de Jérusalem, elle tente d’obtenir une condamnation internationale de la Déclaration Balfour ainsi que l’appui du Premier ministre d’Égypte à la cause palestinienne. C’est elle qui est désignée à la tête de la Conférence des femmes d’Orient qui, en 1938, condamne la politique britannique et les activités sionistes en Palestine.
14À plus long terme, ce qui est visé est l’unité politique du monde arabe. À l’appel de Huda Sharawi se tiendra au Caire, en décembre 1944, le premier Congrès féministe arabe qui associera cette fois féminisme et nationalisme panarabe, en se donnant pour objectif la construction d’une véritable citoyenneté pour les hommes et les femmes dans les États arabes libérés du joug de la colonisation. Lorsque, quelques mois plus tard, naît la Ligue arabe, elle ne comprend aucune femme, ce que Huda ne manque pas de déplorer : « La Ligue dont vous avez signé le pacte hier n’est qu’une moitié de Ligue, la Ligue de la moitié du peuple arabe » (Badran 1995, 246). […]
Paroles et silences
15L’UFE ne survécut pas longtemps à la mort de Huda Sharawi. Non que les féministes d’Égypte aient cessé d’être actives. Mais les circonstances internationales et nationales leur étaient hostiles. Après la prise du pouvoir par Nasser, les organisations féministes comme les partis politiques furent interdits. C’était désormais à l’État « socialiste » de se charger des droits des femmes. L’UFE fut transformée en Association Huda Sharawi qui ne devait plus s’occuper que d’œuvres sociales. Les militantes furent contraintes à l’exil, assignées à résidence ou jetées en prison. Le féminisme de Huda Sharawi s’articulait avec une idée assez aristocratique de la citoyenneté dans les rapports entre les nations comme dans la vie politique nationale. Les rares historiens à avoir travaillé sur sa trajectoire ont tous insisté sur sa position de classe. On peut aussi s’interroger sur tous les silences qui ponctuent cette histoire. Le silence sur l’intimité n’est pas que pudeur ou discrétion. L’intimité ici est de l’ordre de l’indicible et les revendications émises par les femmes de l’UFE n’en franchiront pas le mur. À l’exception du problème de la prostitution associée à la présence des puissances coloniales, il ne sera jamais question dans leurs textes de sexualité, d’avortement ou d’excision, comme s’il leur était impossible d’échapper à une parole publique. Dans cette mesure, Huda Sharawi, en dépit, ou à cause, de sa place dans l’histoire de l’Égypte de la première moitié de ce siècle, demeure un personnage énigmatique dont l’image a rayonné sur l’ensemble du monde arabe. Les femmes de Palestine ont à leur tour réactivé cette articulation très particulière entre nationalisme anticolonial et féminisme qui avait été l’essentiel de son apport. Elles ont rencontré les mêmes obstacles qui tiennent sans doute à l’ambivalence non encore résolue des luttes nationales qui nourrissent le combat des femmes pour leur émancipation et en même temps l’étouffent.
Source du chapitre : Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi (extraits). Mil neuf cent. 16 (1) : 57-75. 1998. Article complet : https://www.persee.fr/doc/mcm_1146-1225_1998_num_16_1_1184
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Jacques Berque qui établit le catalogue des pétitions présentées durant l’année 1926 au jeune et très insatisfaisant Parlement égyptien, une forme empruntée à l’Europe et, dit-il, en marche vers des contenus, écrit : « Dame Huda Sharawi expose à nouveau la cause de la femme » (1991, 391).
2 Je me réfère ici aux thèses bien connues de Benedict Anderson, et j’ai analysé ailleurs le processus de construction du sentiment national palestinien à travers les femmes (Dayan-Herzbrun 1995).
3 C’est-à-dire la Grande association philanthropique Muhammad Ali, du nom du vice-roi d’Égypte qui en entreprit la modernisation.
4 Ce mot (Misr) désigne l’Égypte dans la langue arabe.
5 À preuve les descriptions d’Edward Lane qui séjourna longuement en Égypte au milieu du XIXe siècle et dont le livre constitue une véritable mine anthropologique (Lane 1871).
6 Sur L’Égyptienne, on peut lire Fenoglio-Abd el Aal (1988).
7 Ces termes sont ceux-là mêmes utilisés dans le programme publié dans le premier numéro de L’Égyptienne en février 1925.
Auteur
Professeure émérite, Université Paris Diderot-Paris 7, France.
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