« Black Feminism Revolution ! » La Révolution du féminisme noir aux États-Unis
p. 263-275
Note de l’éditeur
Référence : Dorlin, Elsa. “« Black Feminism Revolution ! » La Révolution du féminisme noir aux États-Unis” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 263-275, DOI : 10.4000/books.iheid.5897 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Aux sources du féminisme africain-américain
1L’histoire du féminisme africain-américain est indissociablement marquée par l’histoire de l’esclavage nord-américain, dont la spécificité est le développement d’un système plantocratique d’envergure sur le sol même des États-Unis d’Amérique, à la différence des États esclavagistes européens modernes (France, Grande-Bretagne, Espagne, Danemark, Hollande). Cette différence seule pourrait expliquer en partie pourquoi le féminisme noir s’est principalement développé aux États-Unis et non en Europe. […] Toutefois, la caractéristique du féminisme noir aux États-Unis tient à la généalogie même des mobilisations féministes du XIXe siècle : généalogie inextricablement liée aux mouvements abolitionnistes.
2À partir des années 1830, aux États-Unis, nombre d’associations féminines se sont activement mobilisées en faveur de l’abolition de l’esclavage1, dont la Ladies’s New York Anti-Slavery Society (fondée en 1835) et la Female Anti-Slavery Society (fondée en 1933). Cette société importante (Yellin et Van Horne 1994 ; Bolt 2004), issue de l’American Anti-Slavery Society, basée à Boston et à Philadelphie, énonce dans ses statuts qu’elle est composée de femmes blanches et noires, membres de diverses églises (quakers, presbytériennes, baptistes, unitariennes…). Nombre de ses membres participent au fameux Underground Railroad2, réseau clandestin qui organise la fuite des esclaves des États sudistes vers le Nord du pays. Les femmes engagées dans la lutte abolitionniste font donc l’apprentissage de l’action politique – réunions publiques, prises de parole, actions directes, tracts, affiches – et élaborent progressivement des revendications féministes : c’est de la mobilisation abolitionniste qu’est né le mouvement suffragiste américain. Bientôt, nombre d’associations décident de mener une seule et même campagne pour le suffrage des noirs et pour le suffrage des femmes. Lors du premier meeting pour les droits des femmes après la Guerre de Sécession, en mai 1866, les délégués de la Convention pour les Droits des Femmes décident de créer une Association pour l’Égalité des Droits qui lutterait à la fois pour le droit de vote des noirs et le droit de vote des femmes. Toutefois cette stratégie est très rapidement contestée par une partie des militants abolitionnistes et féministes. Comment accepter que les épouses des citoyens « de la race anglo-saxonne », selon les termes de la féministe Elizabeth C. Stanton, soient reléguées plus bas que les noirs, anciens esclaves, ou que les immigrés irlandais, à peine débarqués ? Certaines grandes associations féministes se déchirent et se scindent alors sur la question perverse de la prééminence « légitime » des femmes et épouses « blanches » sur les noirs et par conséquent sur les femmes « noires », excluant purement et simplement ces dernières de la catégorie « femmes ». […]
3La question du racisme au sein des groupes et associations féministes est complexe. Elle relève à la fois de l’extrême prégnance de l’idéologie ségrégationniste des États du Sud, et de sa diffusion dans l’ensemble de la société, mais aussi du jeu dangereux de certaines leaders du mouvement qui, au tournant du XIXe et du XXe siècles, adoptent une stratégie politique qui consiste à rallier les femmes du Sud aux dépens des femmes descendantes d’esclaves, alors même que la plupart des représentantes féministes des clubs et groupes de femmes africaines-américaines3 ont été à l’origine du mouvement. Exclues ou interdites des clubs de femmes « blanches », des figures aussi importantes de Mary Church Terrell, présidente de l’Association nationale des Femmes de Couleur (fondée en 1896), ou encore Josephine Ruffin, vice-présidente de la même association, représentante de l’organisation New Era Club et éditrice du premier journal fait par et pour des femmes africaines-américaines (Woman’s Era), sont non seulement la cible du racisme de certaines militantes féministes, mais également de leur sexisme. Nombre de femmes appartenant à des associations sudistes pour le suffrage des « femmes » (entendons des seules femmes « blanches ») refusent en effet de s’allier aux militantes noires, évoquant leur moralité douteuse et mobilisant, par conséquent, un topos de l’idéologie sexiste et raciste moderne qui a autorisé les pratiques parmi les plus violentes de cette histoire. La fabrication d’une norme de la féminité s’est donc effectuée en opposition avec les femmes noires, réputées lubriques, violentes, rustres, « mauvaises mères » ou « matriarches » abusives. Ainsi, devant un journaliste du Chicago Tribune, la présidente de la Fédération générale des Clubs de Femmes, Mrs. Lowe, justifie la décision de sa fédération de ne pas accepter Josephine Ruffin parmi ses membres, en ces termes : « Mrs. Ruffin appartient à son propre peuple. Là, elle sera un leader et pourra faire beaucoup de bien, mais parmi nous elle ne peut que créer des problèmes » (hooks 2000, 379, ma traduction). La catégorie politique « femmes », autrement dit celle du sujet politique du féminisme, implose donc littéralement sous l’effet du racisme de certaines militantes féministes. En considérant que les « femmes » seraient prioritaires par rapport aux noirs, on suppose que toutes les femmes sont « blanches » et que tous les noirs sont des « hommes » : All the women are white, all the Blacks are men, but some of us are brave…4 Au début du XXe siècle aux États-Unis, le discours féministe dominant tenu par les principales dirigeantes des grandes associations et fédérations pour le suffrage féminin a clairement fait le choix d’exclure de la catégorie des Ladies les femmes noires, leur déniant ainsi le privilège de la féminité, faisant de cette dernière une essence, une norme racisée – toutes les femmes sont « blanches ». Car c’est bien au nom de cette féminité blanche, ou plutôt de cette norme racisée de la féminité que les défenseurs du suffrage féminin vont se battre pour les droits civiques. Les épouses modèles de la classe dirigeante incarnent alors le sujet du féminisme, cette femme réputée douce à la morale irréprochable, pieuse, sensible, pudique et maternelle.
4Longtemps occulté, cet épisode de l’histoirE [herstory5] des femmes et du féminisme états-unien s’est avéré un point de tension entre les féminismes de la seconde vague. Dans les années 1970, le principe de sororité qui anime le Women’s Lib est mis à mal par les féministes africaines-américaines qui dénoncent l’ignorance ou l’indifférence du mouvement pour la condition des femmes de couleur et leur expérience de l’oppression patriarcale, laquelle est étroitement conditionnée par un racisme pourtant lié à l’histoire du mouvement féministe. En 1969, paraît un des textes fondateurs du féminisme noir états-unien, An argument for Black women’s liberation as a revolutionary force, rédigé par Mary Ann Weathers. On y trouve énoncées les deux grandes problématiques qui ont animé le mouvement pendant les années 1970 et 1980 : celle du rapport entre le mouvement noir et le mouvement féministe blanc – et la question du séparatisme féministe ou, au contraire, du séparatisme « racial », de la loyauté aux hommes noirs qui en découle ; et celle du mythe du « matriarcat noir » et de ce que l’on pourrait appeler les stéréotypes de la « féminité noire indigente »6. Les deux problématiques sont évidemment étroitement liées puisque le mythe du « matriarcat noir » et les stéréotypes de la « féminité noire indigente », tels qu’ils ont été fomentés et véhiculés par l’idéologie raciste, mais aussi par un certain discours féministe ou antiraciste, depuis la période esclavagiste et ségrégationniste jusqu’à aujourd’hui, ont permis de maintenir le sexisme et le racisme dans une commune logique d’effectuation et de perpétuation. Ce texte fondateur de Weathers est particulièrement important car il proclame clairement une commune oppression des femmes, blanches, « noires, indiennes, mexicaines, portoricaines, orientales », riches ou pauvres… C’est au nom de cette commune oppression que les femmes peuvent « construire et transformer la force révolutionnaire que nous avons commencé à accumuler » (Weathers 1969, ma traduction)7. La sororité fondatrice du féminisme est ainsi articulée à la mobilisation de toutes les femmes contre le sexisme. Or, cette sororité sera largement remise en cause par nombre de textes postérieurs, notamment par le Black Women’s Manifesto ou par les écrits de bell hooks. L’une des hypothèses pour expliquer cette évolution est l’analyse même du rapport de domination subi par les femmes noires. Alors que Weathers pense en termes d’« oppressions multiples » (de sexe, de couleur, de race, etc.), s’ajoutant l’une à l’autre, ce qui lui permet de conclure que le sexisme est le rapport de domination commun à toutes les femmes, les analyses ultérieures critiqueront cette approche additive, au profit d’autres modèles explicatifs : le Combahee River Collective parlera, par exemple, d’« oppressions simultanées » et prônera une politique de la coalition, plutôt qu’une sororité de principe, entre féministes noires et féministes blanches, entre femmes noires et hommes noirs, etc. En 1970, paraît le texte coup de poing du collectif Third World Women’s Alliance, Black Women’s Manifesto : « La femme noire demande une nouvelle gamme de définitions de la femme, elle demande à être reconnue comme une citoyenne, une compagne, une confidente et non comme une vilaine matriarche ou une auxiliaire pour fabriquer des bébés. »8
5À partir de là, le féminisme noir s’attache à l’expérience vécue de la domination des femmes noires et pose la question de leur autodétermination : pour une partie des féministes noires, les relations avec les féministes blanches comme avec les partis et les mouvements noirs se tendent, car elles considèrent que, dans un cas comme dans l’autre, les femmes noires demeurent dans une position d’hétéronomie absolue […].
6En 1973, à New York, des féministes africaines-américaines jugent nécessaire de former un groupe séparé, qui deviendra la National Black Feminism Organization (NBFO), qui disparaît dès 1975. Par Black Feminism, il ne faut pas entendre les féministes « noires », mais un courant de pensée politique qui, au sein du féminisme, a défini la domination de genre sans jamais l’isoler des autres rapports de pouvoir, à commencer par le racisme ou le rapport de classe, et qui pouvait comprendre, dans les années 1970, des féministes « chicanas », « natives américaines », « sino-américaines », ou du « tiersmonde »9. Ce point de vue donne lieu à des luttes, à une appréhension des rapports de force et à une construction de l’identité politique et féministe, différentes de celles d’autres groupes. L’un des exemples parmi les plus emblématiques est probablement celui du Combahee River Collective […]. Il s’agit d’un des groupes les plus actifs du féminisme Noir des années 1970. Il est fondé à Boston en 1974 par Barbara Smith, Cheryl Clarke et Gloria Akasha Hull, notamment, toutes féministes et/ou militantes pour les droits civiques, le nationalisme Noir ou le Black Panther Party10. Le texte s’ouvre sur une référence aux grandes figures féminines du mouvement abolitionniste : Sojourner Truth, Harriet Tubman, Frances E. W. Harper, Ida B. Welles Barnett et Mary Church Terrell… inscrivant clairement la genèse du féminisme noir dans l’histoirE des femmes esclaves, anciennes esclaves ou descendantes d’esclaves11. […]
7Pour le Combahee River Collective, proclamer que les femmes sont discriminées parce qu’elles sont des « femmes » relève même d’un privilège de femmes « blanches », puisque historiquement, les femmes « noires » n’ont pas été à proprement parler considérées comme de « vraies » femmes, mais plutôt, selon les stéréotypes racistes en vigueur, comme des « nounous », des « matriarches », des « Sapphires », des « putes », des « gouines camionneuses ». Le texte du Combahee rejette donc toute essentialisation, toute biologisation (du sexe, de la couleur) des « politiques de l’identité », au profit d’une analyse d’abord politico-économique des dominé-e-s. La politique de l’identité féministe africaine-américaine du Combahee exemplifie, en ce sens, ce que Patricia Hill Collins appellera quelques années plus tard, le « point de vue des femmes Noires ». Se référant au courant des « épistémologies du point de vue » ou du « positionnement », tel que développé par les féministes marxistes Hilary Rose ou Nancy Hartsock, Collins propose en 1989 une contribution, qui demeure l’un des textes majeurs des « épistémologies du point de vue » : « Ce point de vue est caractérisé par deux problématiques étroitement liées. Premièrement, le statut économique et politique des femmes Noires les confronte à une série d’expériences qui les amène à percevoir la réalité matérielle selon une perspective différente de celle des autres groupes. Le travail, rémunéré ou non, qu’elles effectuent, les types de communautés dans lesquelles elles vivent, les différents modèles de relations qu’elles entretiennent avec autrui constituent autant de particularités qui suggèrent que les Africaines-Américaines vivent une autre réalité que celles et ceux qui ne sont ni Noirs ni femmes. Deuxièmement, ces expériences particulières stimulent une prise de conscience féministe Noire spécifique. En d’autres termes, non seulement un groupe subordonné fait l’expérience d’une autre réalité que celle du groupe dominant, mais il peut également interpréter cette réalité autrement » (Hill Collins 2008).
Les grandes problématiques
8Les dix ans qui séparent la publication du manifeste du Combahee River Collective (1979) de celle du texte de Patricia Hill Collins (1989) constituent un moment charnière dans le développement du féminisme noir, au sens où il est passé d’une logique de groupe de conscience, à celle de groupe de réflexion, d’étude et d’action (selon une logique de coalition, notamment sur la question de la violence faite aux femmes noires, voir Falquet 2006). « Groupe de conscience » ou de parole, le Combahee a, par exemple, permis aux féministes noires engagées de se réapproprier leur propre identité dans la solidarité, par l’autodétermination, l’estime et l’amour de soi et de sa propre puissance d’agir. Toutefois, loin de se limiter à un groupe de conscience, le féminisme noir s’est transformé en groupe de réflexion et d’étude : il s’agissait de resituer sa propre expérience vécue, dans l’histoirE des femmes noires. Cela consiste non seulement à reconnaître son destin personnel comme une commune condition de domination des femmes noires aux États-Unis, mais aussi comme une position, un point de vue pertinent, permettant d’éclairer autrement l’histoirE des femmes « en général », notamment celle quasi-exclusivement écrite par les femmes et les féministes universitaires blanches. Ainsi, en s’engageant dans une véritable politique de publication, le Combahee, et notamment l’une de ses principales animatrices, Barbara Smith, a ouvert l’un des chantiers les plus importants du féminisme noir : la révision de l’historiographie féministe, mais aussi de la théorie féministe en général, comme de ses méthodologies, telles qu’elles commençaient à s’enseigner dans les départements de Women’s studies aux États-Unis.
9Ainsi, le texte de Barbara Smith, issu d’une communication faite lors d’un colloque d’études féministes et sur les femmes, s’apparente à une véritable injonction à l’adresse des études féministes : la pensée féministe doit prendre ses responsabilités par rapport au racisme et à son propre racisme. Le racisme n’est pas seulement le « problème » des femmes ou des féministes noires et il ne doit pas être seulement évoqué et discuté dans les ateliers consacrés à la théorie féministe noire : il concerne toutes les féministes. La problématique du racisme dans la pensée comme dans le mouvement féministes ne se limite pas à travailler sur ou avec les femmes de couleur, mais à faire retour sur son propre racisme. Cela suppose au moins trois thématiques majeures : premièrement, que les études féministes fassent l’histoire des accointances du féminisme avec le racisme (l’esclavage, la ségrégation ou la discrimination) – quand bien même les féministes blanches n’ont pas « matériellement » tiré les mêmes avantages du racisme que les hommes blancs ; deuxièmement, que les études féministes ne limitent pas la question du racisme aux « femmes noires » ou aux femmes du « tiers-monde », mais qu’elles s’attachent à articuler ensemble sexisme, racisme et rapport de classe, y compris en ce qui concerne la condition des femmes blanches (le « blanc » étant une couleur qui est socialement construite comme une marque de dominant-e-s, de la même façon que le « noir » est une couleur socialement construite comme une marque de dominé-e-s) ; enfin, troisièmement, que les études féministes ne se réfugient pas derrière une méthodologie prétendument « objective », derrière un académisme qui a historiquement permis d’invisibiliser l’histoire des groupes les plus dominés, qualifiant leurs expériences, leurs résistances ou leurs pensées et cultures d’inexistantes, d’insignifiantes ou de par trop militantes. Le texte de Barbara Smith identifie, en outre, deux points aveugles des études féministes qui constituent de véritables obstacles à l’émergence d’un champ féministe réellement anti-raciste – ce qu’il devrait être : la question du prétendu anti-féminisme des femmes du « tiers-monde », qui doit être analysé comme une réaction au racisme d’une partie des féministes blanches ; et la question de la lesbophobie, qui rassemble féministes blanches et féministes du « tiers-monde » dans une alliance, une coalition néfaste.
10Sur ce dernier point, c’est plus largement la question du « sujet du féminisme » qui est en question et, partant, celle de la « sororité ». Sujet politique du féminisme – qui est ce « Nous » de « Nous, les femmes » ? – que le féminisme noir a largement contribué à interroger et à (re) problématiser, annonçant sans conteste la troisième vague du féminisme états-unien dans les années 1990.
11L’analyse classique de la domination de genre définit le sexisme comme le seul rapport de pouvoir transversal à toutes les femmes, quelles que soient leur classe, leur sexualité, leur couleur, leur religion, etc., en faisant de la lutte contre le sexisme une lutte prioritaire relativement aux autres rapports de domination. Le sexisme est alors posé comme un dénominateur commun qui assure les conditions de possibilité d’une identité politique partagée. C’est donc cette expérience commune du sexisme qui permet la constitution et la cohésion du sujet politique du féminisme lui-même – « Nous, les femmes » –, menacé de désintégration si on en venait à différencier à outrance les femmes selon les multiples rapports de pouvoir qu’elles subissent. Or, si toutes les femmes font bien l’expérience du sexisme, malgré cette commensurabilité de l’expérience, il n’y a pas pour autant d’expérience « identique » du sexisme, tant les autres rapports de pouvoir qui informent le sexisme modifient ses modalités concrètes d’effectuation et, partant, les vécus des femmes. Aux États-Unis, par exemple, les femmes africaines-américaines ont historiquement été victimes de stérilisations forcées ou abusives alors que les femmes « blanches » subissaient des grossesses à répétition non désirées et étaient acculées aux avortements clandestins (Davis 1983, 255-278). Rappelant les expérimentations forcées dont ont été victimes les femmes caribéennes à l’occasion de la commercialisation des contraceptifs oraux, ou les cas de stérilisations imposées aux femmes noires, l’historienne féministe anglaise Hazel Carby analyse les modalités différentes du sexisme, étroitement liées aux politiques eugéniques racistes menées aux XIXe et XXe siècles. Ces modalités différentes d’une même domination ont ainsi généré des expériences clivées qui ont eu des conséquences sur l’agenda même des mouvements féministes américains ou européens (Carby 2008). L’analyse de Carby est particulièrement utile pour comprendre l’apport du féminisme noir états-unien au féminisme européen, y compris contemporain, malgré une histoire esclavagiste différente – les empires coloniaux européens ayant développé des systèmes esclavagistes hors de leur territoire métropolitain et souvent parallèlement à une idéologie républicaine égalitaire (comme c’est le cas en France) : « Ce n’était pas uniquement aux maîtresses des plantations de thé, de coton ou de sucre que revenaient les bénéfices de la peau blanche ; toutes les femmes en Grande-Bretagne ont profité – à des degrés variables – de l’exploitation économique des colonisés. L’attitude pro-impérialiste de beaucoup de féministes et de suffragistes, du XIXe et du début du XXe siècles, n’a pas encore été reconnue dans ses implications racistes. Or, mis à part ce travail historiquE, la recherche sur le racisme contemporain dans le mouvement des féministes blanches n’a pas encore commencé. La théorie féministe en Grande-Bretagne est pratiquement entièrement eurocentrique et, lorsqu’elle n’ignore pas l’expérience des femmes noires “chez nous”, elle met à grand bruit les “Femmes du tiers-monde” sur le devant de la scène comme victimes des pratiques “barbares” et “primitives” de sociétés “barbares” et “primitives”. Il faut noter que bien des travaux féministes souffrent de la présomption selon laquelle ce n’est pas seulement qu’à travers le développement d’un style occidental du capitalisme industriel et l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié qui en résulte, que le potentiel de libération des femmes peut augmenter » (Ibid.).
12Le féminisme noir vise donc cette tendance du féminisme – et de ses théorisations – à se replier implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation de certaines femmes pour la situation de toutes les femmes, pour la modalité universelle de leur assujettissement. Cette tendance peut être résumée par l’expression demeurée célèbre d’Adrienne Rich, le « solipsisme blanc » (Rich 1979) du féminisme. Ce mode de pensée renforce une compréhension simpliste de l’historicité de la domination en la réduisant à un modèle d’oppositions binaires (homme/femme, masculin/féminin, force/faiblesse, production/reproduction, public/privé, raison/sentiment, etc.) d’une part, et en pensant les dominations de façon cumulative, « additive » (sexisme + racisme + classe, etc.) d’autre part. La politique féministe renvoie dès lors à un sujet autocentré sur une expérience particulière qu’il tend à absolutiser et, partant, elle renaturalise le rapport de genre en universalisant l’une de ses modalités historiques (Dorlin 2005). Selon bell hooks, le fait d’isoler le sexisme des autres rapports de pouvoir qui l’informent impose, en outre, une représentation des femmes comme « victimes ». En d’autres termes, cela génère une conscience de soi déformée qui peine à penser des positions de pouvoir où nulle ne se représente exclusivement comme cible du pouvoir mais toujours aussi comme un relais de ce dernier. C’est le concept même de sororité qui devient alors problématique. « À partir du moment où les féministes se définissaient comme une association de “victimes”, elles n’étaient pas tenues de se confronter à la complexité de leur propre expérience » (hooks 2008). Ainsi, la solidarité entre toutes les femmes est grevée par le poids historique de la participation plus ou moins active de certaines femmes aux racismes et aux colonialismes. Cette catégorie de victime produit, en outre, un problème majeur. Reprendre une catégorie idéologique de la « nature féminine », qui pense les femmes comme des victimes « passives » de leur condition, c’est leur dénier toute puissance d’agir, y compris dans l’histoire de leur propre libération (Ibid.).
13Le féminisme noir a créé un électrochoc dans la pensée féministe tout au long de la décennie 1980 : ainsi, nombre d’intellectuelles blanches, ont été non seulement contraintes de repenser ce qui jusqu’ici semblait évident (ce « Nous » de « Nous, les femmes »), mais aussi, et plus fondamentalement, de se décentrer de leur position dominante, et partant de leur position de référence par définition « neutre », en élucidant la position depuis laquelle elles ont pris ou prennent la parole, au nom de qui elles ont pris ou prennent la parole, comme les silences que leurs paroles ont recouverts. Comme l’écrit Linda Alcoff, si la pensée et le mouvement féministes sont parvenus à déconstruire ou à transcender de façon critique la catégorie essentialiste « La Femme », la position à partir de laquelle les mouvements féministes historiques luttaient, « Nous, les femmes », a également trouvé ses limites : « Aujourd’hui, le dilemme auquel les théoriciennes féministes sont confrontées est que notre propre autodéfinition est fondée sur un concept [“les femmes”] que nous devons déconstruire et désessentialiser dans tous ses aspects » (Alcoff 1988, 406, ma traduction). Autrement dit, il ne suffit pas seulement d’énoncer d’où je parle pour que, comme par enchantement, les rapports de pouvoir au sein du féminisme s’évanouissent : ce serait confondre nos « différences » et nos « positions de pouvoir ». Lorsque des féministes posent dans un prélude intimiste à leurs contributions, à leurs interventions universitaires ou militantes, qu’elles sont « blanches », « issues d’un milieu bourgeois », etc., et entament leur analyse, on peut douter de l’efficacité d’une telle démarche : « Je n’ai aucun usage créatif de la culpabilité, la vôtre ou la mienne […]. La culpabilité n’est qu’une autre façon de nous traiter en objet », écrit Audre Lorde (2003). La question n’est pas tant l’élucidation compatissante de ses privilèges – y compris des privilèges qui confèreraient parfois la minorité (de genre, de sexualité, de couleur, de religion, de classe, etc.) – que la réflexivité nécessaire sur ses propres valeurs et outils cognitifs (par exemple, le rapport entre sujet et objet de connaissance ou de discours, ou la hiérarchie implicite des types de discours) et politiques. Sur ce dernier point, il s’agit certainement de reconnaître, d’exprimer et d’admettre les conflits, les tensions et les colères au sein du féminisme, en tant qu’ils ne nuisent pas à l’unité du sujet politique du féminisme, mais qu’ils nous contraignent à ne pas le forclore dans une identité « femmes » déclinée selon le genre, la sexualité, la couleur, la religion, la classe… au gré de nos luttes, de nos réflexions ou de nos intérêts personnels ou collectifs. L’œuvre magistrale d’Audre Lorde est à ce titre exemplaire. « Et quand les paroles des femmes crient pour être entendues, nous devons, chacune, prendre la responsabilité de chercher ces paroles, de les lire, de les partager et d’en saisir la pertinence pour nos vies. Nous ne devons pas nous cacher derrière les simulacres de division qu’on nous a imposés, et que nous faisons si souvent nôtres. Du genre “Je ne peux vraiment pas enseigner la littérature des femmes Noires, leur expérience est si éloignée de la mienne”. Pourtant, depuis combien d’années enseignez-vous Platon, Shakespeare et Proust ? Ou bien : “C’est une femme blanche, que peut-elle avoir à dire ?” » (Lorde 2008). Audre Lorde a longuement travaillé sur l’usage de la colère contre la haine raciste, colère qu’elle n’a pas seulement exprimée mais bien adressée aux femmes blanches, et qu’elle articule non pas à une force destructrice de l’unité du féminisme, mais au déploiement de cette dernière, à ce qu’elle appelle la métamorphose des « différences en puissance » (2003, 145). Lorde nous montre comment le racisme au sein du féminisme a contraint les femmes au silence et que ces silences, de part et d’autre, nous tuent : les silences des femmes noires historiquement tenues en respect hors des discours dicibles et audibles, et qu’elles peinent à briser12, les silences des femmes blanches qui sont prisonnières des structures même de la domination qu’elles ont intériorisées, et qui demeurent dans un mutisme coupable quand seul le maître s’exprime en elles. « En tant que femmes, nous devons extirper les schémas oppressifs ancrés au plus profond de nous si nous voulons aller au-delà d’un changement social superficiel. Nous devons dès à présent accepter les différences entre les femmes – qui sont nos égales, ni inférieures, ni supérieures – et imaginer de nouvelles façons de nous emparer de ces différences afin d’enrichir nos visions du futur et nos luttes communes » (Lorde 1980)13. Cette question de l’unité du féminisme – et non de son homogénéisation selon les termes mêmes de Lorde – sera largement reprise par Teresa de Lauretis, Judith Butler ou Gayatri C. Spivak, au cours des années 1990, dans une réflexion d’envergure sur la critique de l’essentialisation des identités politiques – sexuées, racisées ou sexuelles – opérée par les mouvements féministes, gays ou lesbiens. En référence au féminisme noir ou Chicana, le féminisme universitaire états-unien de la troisième vague, comme les mouvements queer ou trans, ont largement opté pour une politique non fondamentaliste de l’identité politique, au sens où l’identité politique ne doit pas, et ne peut pas, constituer un préalable à l’action politique, mais doit se construire – y compris dans la conflictualité inhérente à toute coalition – dans le devenir des mouvements. Aussi, « Nous, les femmes » est en constante redéfinition, articulant l’action non pas à la question « qui sommes-nous ? » mais à la question « pour/contre quoi/qui nous battons-nous ? », c’est-à-dire sur notre volonté ou, plutôt, notre puissance d’agir (Butler 1992, 1995).
« Black Feminism Revolution ! » La Révolution du féminisme noir. In Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Michele Wallace, Combahee River Collective, Audre Lorde, Barbara Smith, Hazel Carby, bell hooks, Patricia Hill Collins, Laura Alexandra Harris, Kimberly Springer, Beverly Guy-Shefthall. Textes choisis et présentés par Elsa Dorlin. 14-32. Paris : L’Harmattan. 2008.
Bibliographie
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10.7591/9781501711428 :Notes de bas de page
1 En 1807, les États-Unis proclament l’abolition de la traite négrière et, en 1865, celle de l’esclavage.
2 L’une des organisatrices les plus importantes de l’Underground Railroad est Harriet Tubman (1820-1913). Née dans l’esclavage, elle parvient à fuir de 1849 et devient l’une des figures du mouvement abolitionniste. Voir Clinton 2004.
3 J’utilise l’expression « africaines-américaines » et non « afro-américaines » en accord avec l’usage contemporain. Depuis des années, en effet, « afro-américain-e-s » a été largement critiqué par les intellectuel-l-e-s ou militant-e-s noir-e-s, car cette expression tend à minimiser l’héritage et l’identité africains au profit de l’héritage et de l’identité américains.
4 C’est le titre d’un ouvrage fondateur des études féministes noires états-uniennes : Hull, Bell Scott et Smith 1982.
5 La traduction de herstory par histoirE tente de rendre compte du jeu de mot sur history et herstory, façon ironique pour les féministes anglophones de « s’approprier » leur histoire ; voir Sochen 1974.
6 Je reviendrai en détail sur ces deux thématiques dans la dernière partie de cette introduction.
7 Disponible en ligne sur le site de la bibliothèque universitaire de Duke University qui a rassemblé nombre d’archives du mouvement de libération des femmes états-unien, dont de nombreux documents du mouvement féministe noir : http://scriptorium.lib.duke.edu/wlm/fun-games2/argument.html.
8 Third World Women’s Alliance. 1970. Black Women’s Manifesto, New York, n. d. http://scriptorium.lib.duke.edu/wlm/blkmanif/ (ma traduction).
9 Toutes femmes rentrant dans la catégorie de « colored women ».
10 Sur le rapport entre féminisme et mouvements africains-américains, qui mériterait un long développement, je renvoie à Péniel 2006.
11 Le texte de Patricia Hill Collins (2008) s’ouvre également sur une référence à ces grandes figures.
12 Notamment par rapport à la sexualité et plus particulièrement au lesbianisme, comme le souligne Harris (2008) en référence au travail d’Evelynn Hammonds (1994).
13 Lorde., A. 1980. Âge, race, classe sociale et sexe : les femmes repensent la notion de différence. http://infokiosques.net/IMG/pdf/Age_classe_race_sexe.pdf
Auteur
Maîtresse de conférences en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France.
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