Femmes en mouvement au Brésil : noircir le féminisme
p. 257-262
Note de l’éditeur
Référence : Carneiro, Sueli. “Femmes en mouvement au Brésil : noircir le féminisme” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 257-262, DOI : 10.4000/books.iheid.5895 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Le mouvement des femmes au Brésil est l’un des plus respectés au monde, il représente une référence fondamentale sur le plan international sur certains sujets concernant les femmes. C’est également l’un des mouvements sociaux les plus performants du pays. Preuve de son pouvoir, la Constitution de 1988 a repris près de 80 % de ses propositions, ce qui a radicalement changé le statut juridique des femmes au Brésil. La Constitution de 1988 a, entre autres, destitué le pouvoir du père de famille.
2De plus, ce mouvement se distingue par les contributions décisives qu’il apporte au processus de démocratisation de l’État avec d’importantes innovations dans le champ des politiques publiques. On note ainsi la création des Conseils de la condition féminine – des organes visant l’instauration de politiques publiques de promotion de l’égalité de genre et de lutte contre la discrimination des femmes. La lutte contre la violence domestique et sexuelle a provoqué un changement de paradigme sur les questions du public et du privé. La violence domestique, considérée comme relevant du privé, est entrée dans la sphère publique et a fait l’objet de politiques spécifiques. Ce glissement pousse l’administration publique à créer de nouveaux organismes tels que les Commissariats spécialisés pour les femmes (DEAMS), les foyers institutionnels pour la protection des femmes victimes de violence, mais aussi à prendre d’autres mesures pour concrétiser les politiques publiques en faveur des femmes, comme, entre autres, la formation de professionnels de la sécurité publique pour répondre aux situations de violence contre les femmes. […]
3En ce qui concerne la sexualité, « la lutte des femmes pour la maîtrise de leur propre corps, pour la sexualité pour le plaisir, pour pouvoir choisir d’avoir ou non des enfants, et à quel moment, a conduit à la conquête de nouveaux droits pour toute l’humanité : les droits sexuels et reproductifs » (Plateforme politique féministe 2002, paragraphe 8).
4L’inégalité dont souffrent les femmes dans l’accès au pouvoir a été l’objet de diverses campagnes qui ont conduit à l’approbation du projet de loi, porté par l’ancienne députée Marta Suplicy, qui réserve à des candidatures féminines 20 % des places sur les listes présentées par les partis politiques aux élections.
5Bien que des inégalités de salaire importantes perdurent entre des hommes et des femmes occupant la même fonction, il est indéniable que la critique féministe sur les inégalités sur le marché du travail a joué un rôle important dans l’intense diversification des activités exercées par les femmes ces trois dernières décennies. Le mouvement féministe brésilien s’enorgueillit de sa proximité, dès sa création, avec les luttes populaires et les luttes pour la démocratisation du pays.
6Les féministes ont été impliquées dans des luttes qui pour elles sont mémorables : par exemple, la lutte pour l’amnistie, pour les crèches (primordiales pour les femmes des classes populaires) et la lutte pour la décriminalisation de l’avortement ; la criminalisation pénalise indéniablement les femmes ayant un faible revenu, qui le pratiquent alors dans des conditions précaires, ce qui détermine en grande partie les taux de mortalité maternelle constatés dans le pays.
7Toutefois, comme les autres mouvements sociaux progressistes de la société brésilienne, le féminisme est pendant longtemps resté prisonnier d’une vision eurocentrique et universaliste des femmes. Il n’a donc pas reconnu les différences et les inégalités qui existent entre les femmes, au-delà de leur identité biologique. Ainsi, les voix étouffées et les corps stigmatisés de femmes victimes non seulement du sexisme mais aussi d’autres formes d’oppression sont restés inaudibles et invisibles.
8Cette dimension de la problématique de la femme dans la société brésilienne – le silence fait sur d’autres formes d’oppression que le sexisme – ayant été mise en évidence, le discours et les pratiques politiques du féminisme doivent peu à peu être reformulés. Le mouvement émergent de femmes noires s’intéressant aux idées et à la pratique politique féministe au Brésil constitue l’élément déterminant de ce changement de perspective.
Noircir le féminisme
9Noircir le féminisme est l’expression que nous utilisons pour désigner la trajectoire des femmes noires à l’intérieur du mouvement féministe brésilien. À travers cette expression, nous avons cherché, d’une part, à signaler le biais blanc et occidental du féminisme et, d’autre part, à dénoncer les lacunes politiques, tant théoriques que pratiques, du féminisme classique dans l’intégration des différentes expressions du féminin dans des sociétés multiraciales et pluriculturelles. Nous avons ainsi pu combattre simultanément les inégalités entre les genres et au sein d’un même groupe de genre ; nous affirmons et révélons une perspective féministe noire née de la condition particulière de celles qui sont à la fois femmes, noires et, en général, pauvres. Finalement, nous montrons le rôle de cette perspective dans la lutte contre le racisme au Brésil.
10La politisation des inégalités de genre permet au féminisme de transformer les femmes en nouveaux sujets politiques qui peuvent ainsi, à partir de la position dans laquelle elles se trouvent, exercer divers regards et donc mettre en œuvre des processus propres à la lutte de chaque groupe spécifique. Par exemple, des groupes de femmes indigènes et des groupes de femmes noires ont des revendications particulières qui ne peuvent être traitées avec une approche du genre qui ne prendrait pas en compte les spécificités des différentes situations. Ces optiques particulières appellent peu à peu une diversification des pratiques pour développer les idées et la place centrale des féministes dans la société brésilienne, tout en préservant les particularités. C’est pour cette raison que le combat contre le racisme est une priorité politique pour les femmes noires, comme l’a déjà affirmé Lélia Gonzalez : « La prise de conscience de l’oppression se fait, avant tout, par la question raciale » (Bairros 2000, 56). […]
Nouvelles utopies et nouvelles questions féministes
11Selon la féministe et politologue américaine Nancy Fraser, à un concept large du genre, qui intègre la diversité du féminin et de féminismes historiquement construits, doit correspondre « un concept de justice capable d’englober de la même façon distribution et reconnaissance » (2002, 63).
12Dans ce sens, […] la Plateforme politique féministe, qui a résulté de la Conférence nationale des femmes brésiliennes, représente le couronnement de presque deux décennies de lutte pour la reconnaissance de la discrimination raciale et des inégalités de genre. Cette conception représente l’un des axes structurels de la lutte des femmes brésiliennes. En intégrant ce principe, la Plateforme scelle un pacte de solidarité et de coresponsabilité entre femmes noires et femmes blanches dans la lutte contre les inégalités de genre et contre les inégalités existant entre les femmes au Brésil. Elle redéfinit les termes d’une véritable justice sociale au Brésil. Comme l’affirme Guacira César de Oliveira, membre de l’AMB (Association des femmes brésiliennes) et de la commission d’organisation de la conférence :
Nous réaffirmons que les mouvements de femmes et féministes prétendent radicaliser la démocratie, en affirmant clairement qu’elle n’existera pas tant qu’il n’y aura pas d’égalité ; qu’il n’y aura pas d’égalité sans distribution des richesses ; et qu’il n’y a pas de distribution sans reconnaissance des inégalités qui structurent aujourd’hui la pauvreté : inégalités entre les hommes et les femmes, entre les blancs et les noirs, entre milieux urbains et ruraux. Ils ne désirent pas une simple inversion des rôles, mais un nouveau changement de civilisation1.
13Fraser ajoute : « […] Je perçois les luttes de genre comme l’une des facettes d’un projet politique plus vaste qui vise à une justice démocratique et institutionnelle, croisant les multiples axes de la différenciation sociale » (2002, 63).
14Dans cette perspective, la Plateforme politique féministe apporte sa contribution pour une société juste du point de vue démocratique et social. Elle insiste sur l’urgence de définir un changement de civilisation qui porte la promotion de la démocratie politique :
Au Brésil, la démocratie politique représentative – qui s’appuie sur l’instrument essentiel du vote – gagne en puissance comme si c’était la seule pratique légitime de l’exercice du pouvoir, malgré la forte crise de légitimité de ses institutions. […] La démocratie représentative est encore imprégnée des profils racistes, sexistes et de classe de la société brésilienne, qui consolident le pouvoir hégémonique de type masculin, blanc et hétérosexuel, et pèsent sur les différences politiques et idéologiques entre les partis. Cette situation a été aggravée avec la politique libérale/conservatrice en vigueur qui, par ses mécanismes de pouvoir et en lien avec le système économique et le système de communication de masse, restreint les possibilités de débat politique pour de nombreux groupes. (Paragraphes 12 et 13)
15La critique porte également sur l’État démocratique de droit et de justice sociale où sont dénoncés la concentration des richesses, les inégalités et l’exclusion sociale traversées par les inégalités de genre et de race/ethnie :
L’inégalité s’accroît également à cause des pratiques fiscales actuelles qui favorisent la libre accumulation du capital et restreignent l’accès à la richesse nationale pour la grande majorité de la population, principalement les femmes noires et indigènes. (Paragraphe 31)
16Fondamentalement, les femmes à la recherche d’un nouveau tournant de civilisation se positionnent contre l’ordre néolibéral :
Les mouvements brésiliens de femmes s’opposent aux politiques néolibérales ainsi qu’aux politiques d’ajustement structurel et réaffirment la nécessité pour l’État de développer des politiques publiques constructives afin de vaincre la pauvreté, produire des revenus ainsi que des emplois et garantir le bien-être. (Paragraphe 33)
17Le grand défi consiste à proposer, formuler et mettre en œuvre des propositions conséquentes qui soient perfectionnées en un projet radical visant à résoudre ces problèmes et à faire surgir de nouveaux idéaux. Peu à peu, le mouvement des femmes noires a mis en avant des initiatives fondamentales pour réduire les imbrications entre racisme et sexisme.
Ces dernières décennies, le mouvement des femmes s’est affirmé comme sujet politique actif dans le processus brésilien de démocratisation politique et d’évolution des mentalités. C’est dans ce contexte que nous convions toute la société à débattre des entraves qui, encore en ce début de millénaire, entravent, au sein de notre pays, l’institution de la justice sociale de genre, de race/ethnie et de classe, pour tous et toutes, et ce, dans tous les aspects de leurs vies. (Paragraphe 11)
18Cette articulation permanente des exclusions de genre et de race déterminées par les pratiques sexistes et racistes constituait l’une des conditions fondamentales pour assurer une communauté de perspective entre femmes noires et femmes blanches dans le contexte de la lutte féministe.
19Le journal Folha de São Paulo a annoncé le lancement de la Plateforme politique féministe le 6 août 2002, à l’Ordre des avocats du Brésil à São Paulo, en ces termes : « Un groupe d’ONG lancera aujourd’hui même la Plateforme politique féministe. Le document inclut des propositions concernant les femmes dans les domaines de la réforme agraire et de l’environnement, ainsi que dans la lutte contre le racisme »2.
20Les contenus mis en évidence par le journal montrent l’influence de la perspective des femmes noires sur les questions qui occupent les féministes au Brésil. Le combat contre le racisme, question marginale voire inexistante auparavant, devient l’un des éléments structurels de la Plateforme politique féministe. Dans la même ligne d’idée, la réforme agraire et les problèmes d’environnement intéressent les femmes issues de milieux populaires, surtout les femmes noires qui sont directement concernées compte tenu de la prépondérance de la population noire dans les zones rurales du pays. Il faut ajouter à cela la situation conflictuelle des communautés restantes des quilombos3 en litige pour reprendre leurs terres ancestrales à des entreprises agropastorales, de vente de bois et des occupations à des fins de spéculations immobilières qui visent à retarder l’attribution de titres de propriétés de leurs terres, droit conquis et reconnu par l’article 68 de la Constitution fédérale. […]
Source du chapitre : Traduit du portugais. Texte original: Mulheres em movimento (extraits). Estudos Avançados. 17 (49) : 117-132. 2003.
Bibliographie
Bairros, L. 2000. Lembrando Lelia Gonzalez. In O livro da saúde das mulheres negras – nossos passos vêm de longe. J. Werneck, M. Mendonça, et E. C. White. Rio de Janeiro : Criola/Pallas.
Fraser, N. 2002. Políticas feministas na era do conhecimento : uma abordagem bidimensional da justiça de gênero. In Gênero, democracia e sociedade brasileira. (Orgs.) C. Bruschini et C. Unbehaum. São Paulo : Fundação Carlos Chagas/Editora 34.
Plataforma Política Feminista (Plateforme politique féministe). 2002. Approuvée lors de la Conférence nationale des femmes brésiliennes les 6-7 juin 2002. Brasilia : Centro Feminista de Estudos e Assessoria.
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