« Performe ton genre : Performe ta race ! » Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la postcolonie
p. 227-237
Note de l’éditeur
Référence : Dorlin, Elsa. “« Performe ton genre : Performe ta race ! » Repenser l’articulation entre sexisme et racisme à l’ère de la postcolonie” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 227-237, DOI : 10.4000/books.iheid.5888 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Du concept de performativité du genre à l’imitation coloniale
1En 1990, Judith Butler publie Gender trouble. Dans son dernier chapitre, la philosophe élabore son concept majeur de performativité du genre. Il s’agit de partir de l’idée selon laquelle « le corps est façonné par des forces politiques ayant stratégiquement intérêt à faire en sorte qu’il reste fini et constitué par les marqueurs du sexe » (Butler 2005, 248). Autrement dit, le corps, le corps sexué, n’est pas le fondement inébranlable, le socle naturel des hiérarchies et divisions sociales. Le corps sexué n’est pas la cause – ou même l’occasion – d’un rapport de pouvoir, mais plutôt l’effet d’un rapport de pouvoir, au sens où il est façonné, discipliné par ce rapport, qui renvoie à un système de domination articulé à l’hétérosexualité reproductive. Ainsi, cette discipline du genre, défini comme rapport de pouvoir historique, cible le corps en même temps qu’elle le produit comme un corps sexué. Par conséquent, le corps n’a pas de signification originelle, de matérialité pure, « vierge » de tout pouvoir, en deçà de cette production disciplinaire qui le constitue. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’on ne nous conditionne pas à croire à notre « véritable identité », à nos « désirs enfouis », à notre « authentique moi »,… ce qui a pour fonction d’invisibiliser toutes les stratégies d’incorporation de cette discipline, tous les mécanismes sociaux d’intériorisation du rapport de genre. « En d’autres termes, les actes, les gestes, les désirs exprimés et réalisés créent l’illusion d’un noyau interne et organisateur du genre, une illusion maintenue par le discours afin de réguler la sexualité » (259).
2S’inspirant du philosophe du langage John Austin (1991 ; voir également Bourdieu 2001, 189-190) et de sa distinction entre les énoncés descriptifs, les énoncés déclaratifs et les énoncés performatifs, Butler définit la discipline du genre comme des actes, des gestes, des accomplissements « performatifs », au sens où ils font ce qu’ils disent. Et que disent-ils ? Que font-ils ? Ils font des « sujets genrés », au sens où ils font ce qui est précisément censé les proférer. Les actes produisent leurs propres agents, leurs créateurs/locuteurs : les actes genrés, produisent des sujets genrés pour les effectuer. L’ensemble de ces pratiques, qui sont autant de rituels sociaux coercitifs que nous accomplissons pour nous signaler, pour nous marquer, pour nous comporter comme « homme » ou « femme », sont autant d’énoncés performatifs qui font ce qu’ils disent : je suis une femme ou je suis un homme (regardez d’ailleurs comment je marche, comment je m’habille, comment je parle, comment je souris, comment je penche ma tête, comment je mange, comment je cours, comment je me bats – ou ne me bats pas –, comment je pleure, comment je baise…). Ici, je n’exprime pas mon identité, je la produis au moment où je l’exécute, je ne cesse de la jouer, de l’incarner littéralement. Sur l’exemple des performatifs classiques que sont les énoncés suivants : « Je vous marie » ou « Je vous condamne »… on pourrait montrer que l’énoncé de l’agent de l’état civil ou plus encore celui de l’échographe au cinquième mois de la grossesse, « C’est une fille ! » ou « C’est un garçon ! », est un performatif.
3Le genre n’est donc pas un fait, un donné, c’est un ensemble de pratiques (disciplinaires), d’actes (d’injonction, d’interpellation), qui fonctionnent, qui s’effectuent. Le genre est un rapport en acte, mais qui précisément se masque comme rapport. En témoigne le fait que le genre comme performatif doit constamment se redire, se répéter, il n’a aucune efficacité sans sa propre réitération : le genre ne se déclare pas une fois pour toute, il doit se répéter sans cesse. Il est en permanence rejoué : il s’agit d’un rituel que nous sommes enjoints d’effectuer et c’est précisément dans cette répétition du même que le rapport de genre parvient à se masquer comme rapport social (c’est-à-dire comme construction et comme domination). Ainsi, loin d’être « seulement » du discours, ou loin de déréaliser la dimension foncièrement violente du rapport de genre, Judith Butler développe au contraire le concept de performativité du genre pour penser la matérialité du genre comme construction sociale. Ce concept lui permet donc de saisir la logique même de la domination de genre, mais aussi ses failles : c’est dans la répétition, la réitération inadéquate, décalée du performatif que réside sa possible subversion. « La construction nous force à croire en sa nécessité et en sa naturalité […]. Si ces styles sont produits par des actes et s’ils produisent des sujets genrés avec cohérence se faisant passer pour leurs propres créateurs, quelle sorte de performance serait en mesure de révéler que cette “cause” apparente est un “effet” ? » (Butler 1990, 264). La question posée par Judith Butler ici renvoie à ce que John Austin appelle les « énoncés malheureux ». Autrement dit, à quelles conditions un énoncé performatif ne fonctionne pas ? Comment rendre les performatifs de genre malheureux, c’est-à-dire improductifs en matière de normes de genre ? Ce sera le cas emblématique des performances drag : leur performance n’est pas subversive en soi1 mais elle permet de comprendre comment mettre à mal la performativité du genre. Il s’agit de montrer que le sujet genré n’est pas la cause de ses discours et de ses actes, mais bien leur effet.
4En 1993, Judith Butler revient sur son concept de performance/performativité du genre dans Bodies that matter en prenant notamment en compte un certain nombre de critiques qui lui avaient été adressées. Or, dès l’ouverture du chapitre « Critically Queer », elle évoque sous forme d’interrogation, les possibilités de transposition de son analyse au racisme (Butler 1993, 223). Butler laisse la question en suspens dans ce texte et y reviendra longuement dans Le Pouvoir des mots, mais en traitant des discours de haine (sexisme, lesbophobie/homophobie, racisme). Pour ma part, je voudrais tenter d’appliquer directement le concept de performativité à la question du racisme. Une telle lecture pourrait permettre de repenser l’articulation du sexisme et du racisme, en proposant une analyse de l’engendrement de ces deux rapports de domination.
5S’inspirant de Frantz Fanon (1952 ; 1961)2, Homi Bhabha, l’une des figures actuelles les plus importantes des post-colonial studies, développe le concept d’« imitation coloniale » (colonial mimicry) qui pourrait être une transposition/traduction intéressante de la problématique de la performativité à la question du racisme et de la postcolonie. L’imitation coloniale est définie comme « l’une des stratégies les plus difficilement saisissables mais aussi les plus efficaces du pouvoir et du savoir colonial » (Bhabha 2005, 122). L’imitation est un des modes typiques du discours colonial. Elle peut être comprise comme une technique de pouvoir qui vise à enfermer le colonisé dans l’identité infâmante qui le caractérise : l’identité forclose que représente le stéréotype devient alors l’identité que le colonisé est contraint d’imiter pour exister, de performer pour être reconnu. Fanon l’avait parfaitement montré, le stéréotype devient alors la scène sur laquelle se joue la subjectivation du colonisé, son accès au statut ou à la position de sujet, mais aussi du colon lui-même : c’est le Blanc qui fait le Noir et c’est le Noir ainsi réifié qui fait le Blanc. Le stéréotype n’est pas tant une simplification, qu’une ossification du Sujet dans cette typologie raciale fantasmée au sommet de laquelle domine l’homme blanc. C’est ce que l’on pourrait appeler la « dialectique du racisme ».
6C’est à partir de ce point qu’il faut relire Frantz Fanon, pour qui il y a plusieurs identités à imiter, à jouer, plusieurs masques blancs. Peau noire, masques blancs. Que signifie ce titre ? Dans l’introduction, Fanon oppose deux personnages :
« L’homme de couleur et la Blanche »
et l’homme de « L’expérience vécue du Noir ».
7Le premier est celui qui aspire à l’égalité en imitant le langage du Blanc, en plongeant dans le monde du Blanc, en couchant avec la femme du Blanc3 : « Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc. Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui peut le faire, sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc. Je suis un Blanc » (Fanon 1952, 51). On retiendra ici l’importance de la sexualité et l’enjeu qu’elle recouvre dans le contexte du racisme : la subjectivation passe nécessairement par le rapport sexuel, ultime étape de la reconnaissance.
8L’imitation ici est imitation du Blanc, parce que le Blanc c’est l’Homme4, c’est le Sujet. Toutefois, comme l’analyse Bhabha, cette imitation est toujours défaillante, c’est une imitation qui ne parvient jamais à se faire oublier comme imitation et qui renvoie l’imitateur à ce qu’il n’est pas. C’est un processus qui permet non seulement de maintenir l’autre à l’extérieur du monde des dominants – toujours dans une performance imparfaite, malheureuse, de la norme – et donc de l’exclure comme un imposteur, tout en le contrôlant absolument, car pendant qu’il s’évertue à copier, il n’invente pas de modes inédits de résistance. Cette tactique coloniale se caractérise par ce que Bhabha appelle l’ambivalence de l’imitation : « presque le même, mais pas tout à fait » (almost the same, but not quite, Bhabha 2005, 123). Car pour être efficace, l’imitation doit toujours « en rajouter », elle est par définition dans l’excès. Et c’est grâce à cet excès impossible à masquer tout à fait que le dominé peut être tenu en respect. Le masque ici n’est pas ce qui cache ou ce qui dissimule, le masque est précisément ce qui marque le dominé, ce qui le désigne et le fixe dans la mascarade. Le « sujet colonial » – ici le sujet colonisé, dominé – est défini par cette « présence partielle » (123) (elle est doublement partielle pourrait-on dire : sa propre identité est toujours cachée, recouverte, incomplète, tout comme l’identité du colon à imiter, toujours virtuelle) qui le caractérise en propre. L’imitation signale sa présence par métonymie : il imite, donc il est, mais puisqu’il imite, il ne sera jamais véritablement. Ainsi, en imitant l’identité dominante, ce n’est jamais moi que je produis comme Sujet (de mes actes, de mes discours, de mes mimiques), car je suis toujours démasqué comme un imitateur. En revanche, ce que je produis, ce que je réalise, c’est le Blanc comme original, le Blanc comme Sujet authentique.
9Dans le texte de Fanon, on trouve une seconde figure : celle du Nègre.
— Regarde, il est beau, ce nègre …
— Le beau nègre vous emmerde, madame !
[…]. Puisque l’autre hésitait à me reconnaître, il ne restait qu’une solution : me faire
connaître. (Fanon 1952, 92-93).
10C’est ici que Fanon décide « de pousser son cri nègre » (98) : c’est alors une plongée dans le primitivisme, dans la « culture nègre », dans l’histoire de son peuple : « C’est la période où les intellectuels chantent les moindres déterminations du panorama indigène. Le boubou se trouve sacralisé, les chaussures parisiennes ou italiennes délaissées au profit de babouches. Le langage du dominateur écorche soudain les lèvres. Retrouver son peuple c’est quelquefois dans cette période vouloir être nègre, non pas un nègre comme les autres mais un véritable nègre, un chien de nègre, tel que le veut le Blanc. Retrouver son peuple, c’est se faire bicot, se faire le plus indigène possible, le plus méconnaissable »5 (Fanon 2002, 210). Même la négritude de Césaire, Senghor et Damas, est une déformation qui fonctionne comme une « fiction régulatrice », selon Fanon6. La négritude s’apparente finalement à une incorporation du stéréotype, même inversé : « faire le nègre », c’est à la fois le jouer et le fabriquer. Si les traits infâmants sont re-signifiés, re-valorisés, il n’en demeure pas moins que les contours de cette identité ont été tracés par les dominants. Le masque n’est pas tombé. Plus encore, le masque n’est pas noir sur une peau noire : le masque demeure blanc, car il renvoie précisément à une identité noire fantasmée par le Blanc que ce dernier projette sur le Noir. Sous couvert de retrouver une identité noire pré-coloniale, une identité enfouie, ancestrale ou encore authentique qui serait en dessous du stéréotype que l’on a été contraint de mimer, il est question d’une identité éminemment coloniale, moderne7 : elle est un nouveau masque. Ici, nous retrouvons le concept de performativité/performance, dans la mesure où tout est fait pour donner à voir – et laisser croire à – l’existence d’une identité noire fondamentale, d’un sujet, d’un agent qui serait la cause, le point focal de cette culture « différente »8. L’imitation, ou plutôt la performance, produit de toutes pièces un sujet racisé qu’elle prétend retrouver, nettoyer des injures du dominant, mais ce sujet vient corroborer l’idéologie raciste, il participe de la racialisation du monde.
Femmes noires, regards blancs : le mythe du matriarcat
11Il y a une relation analogique entre les analyses de Butler sur le rapport de genre et celles de Fanon et de Bhabha sur le rapport colonial. Mon hypothèse est que les concepts de performance-tivité/imitation peuvent nous permettre de comprendre ensemble sexisme et racisme. Sans rabattre l’un sur l’autre, il s’agit ici de penser leur logique commune. Pour ce faire, je travaillerai d’abord un exemple historique. […]
12Aux États-Unis, au cours de la période esclavagiste et ségrégationniste, s’est développée une conception du « matriarcat noir », que l’on retrouve aujourd’hui à la fois dans les discours néoconservateurs de la droite américaine9, mais aussi dans certaines recherches anthropologiques sur la matrifocalité prétendument caractéristique des sociétés antillaise ou africaine. Je vais me concentrer sur les États-Unis.
13Dès la période esclavagiste s’est construit ce mythe du « matriarcat noir » : une forme d’organisation sociale littéralement monstrueuse, dans laquelle l’ordre « naturel » des sexes est inversé. Une organisation sociale où les femmes sont présentées comme de « mauvaises » mères, des femmes abusives et castratrices. Dans la littérature raciste, la figure de la femme noire au pouvoir castrateur fonctionne alors comme l’externalisation d’une modalité paradigmatique du pouvoir colonial : l’une des pratiques caractéristiques des systèmes plantocratiques ou esclavagistes comme des gouvernements coloniaux étant l’émasculation – symbolique et effective – de l’esclave et du colonisé10. Dans sa version contemporaine, le mythe du « matriarcat noir » est largement diffusé par le rapport The Negro family rédigé par Moynihan en 1965, pour qui le matriarcat qui règne dans la famille noire constitue un « nœud de pathologies » morales, sociales et politiques : taux élevé de divorces, d’unions « illégitimes », « cycle de la pauvreté » et de la délinquance et, du fait de la dépendance envers l’État social, ruine de ce dernier (voir Robinson 2003). Le matriarcat noir s’articule autour d’une figure emblématique : celle de la welfare mother ou welfare Queen (que je traduis par « la diva des allocs »). Cette figure est éminemment sexuelle, à la fois surérotisée et survirilisée – ce qui permet d’assurer la pérennité de son effet castrateur sur les hommes noirs, à qui elle interdit de devenir de « vrais » patriarches, c’est-àdire de « vrais » dominants. Sa sexualité est aussi ramenée à sa fertilité : « la mère assistée (welfare mother) représente une femme qui n’a pas de morale, à la sexualité débridée, facteurs identifiés comme la cause de sa condition précaire. […] » (Hill Collins 2000, 84)11.
14Ce qui rend ce matriarcat des plus monstrueux est le fait qu’il synthétise les deux faces antinomiques d’une féminité normative : la maman et la putain. Comme le souligne parfaitement Patricia Hill Collins, la BBM (Bad Black Mother) est aujourd’hui une représentation omniprésente des discours racistes et sexistes, largement relayée par des figures emblématiques de la culture africaine américaine contemporaine. La BBM est une synthèse « monstrueuse », comme en témoignent les deux sens principaux du terme bitch, par lequel elle est communément interpellée, c’est-à-dire par lequel on la fait advenir à la réalité/matérialité. Le terme bitch (ou ho) désigne d’abord la jeune femme sexuellement insatiable et entreprenante. Cette prétendue immoralité des femmes noires est une conception rémanente des idéologies racistes esclavagiste et ségrégationniste. Dans les plantations du Sud des États-Unis, comme sur les habitations des colonies françaises d’ailleurs, elle a largement permis de disculper, de blanchir les Blancs des viols systématiques perpétrés sur les femmes noires, au nom de la lubricité et de l’immoralité de ces dernières. Or, le terme bitch tel qu’il est notamment promu par le gangsta rap12 ou même par le rap « bling bling »13, fait aussi référence à l’animalité et compare les femmes noires à des chiennes, leurs enfants à une portée. Cette représentation infâmante tour à tour BBM et bitch est extrêmement pernicieuse dans la mesure où elle fait disparaître le stéréotype en tant que stéréotype. Autrement dit, pour être reconnue dans sa féminité « noire » – féminité racisée qui répond à la féminité dominante, tout aussi racisée, des Blanches ou des bourgeoises –, il faut l’incarner totalement. Le mythe du « matriarcat noir » fonctionne enfin comme une idéologie incapacitante, car il neutralise en la déformant tout ce qui s’apparente à une affirmation des femmes noires14, l’autonomie et le pouvoir étant l’apanage des hommes, se saisir de ces attributs typiquement « masculins » implique nécessairement l’effémination des hommes noirs et la virilisation des femmes noires. Autrement dit, les stéréotypes qui pèsent sur les femmes noires sont des stéréotypes qui mettent en scène des mutations de genre (des femmes qui deviennent des hommes, des hommes qui deviennent des femmes) : l’imitation de ces stéréotypes à laquelle sont contraintes les femmes noires fonctionne de façon complexe car elle articule sexisme et racisme. L’imitation est d’abord celle des normes de genre, mais en tant que ces normes sont inversées : les femmes performent des traits typiquement masculins (le pouvoir économique, l’autorité sur les enfants, l’indépendance, mais aussi l’initiative sexuelle), alors que les hommes sont efféminés (dépendants, passifs, inactifs). Cette scène imitative ne peut donc jamais se faire oublier comme imitation, non pas tant par son caractère exagéré, que par sa nature grotesque du fait même de ces mutations de genre, de cette inversion de l’ordre sexuel.
15Les normes de la féminité et de la masculinité ont historiquement contribué à engendrer des stéréotypes racistes. La féminité dominante, racisée, s’est construite autour d’un certain nombre de traits, autour d’un motif idéologique (la moralité, la maternité et, si ce n’est la pureté et l’innocence, du moins l’ignorance de la sexualité). C’est pour cette raison qu’elle va devenir une ressource politique, un enjeu majeur dans le procès d’émancipation des femmes noires. Devenir libre, accéder à l’égalité, c’est aussi devenir mère, c’est-à-dire se battre pour être reconnue dans son rôle de femme et de mère, de « bonne mère ».
Alors qu’il est vrai que les images et les institutions qui sont décrites comme sexistes affectent à la fois les femmes blanches et les femmes noires, elles sont pourtant affectées différemment selon la façon dont elles sont touchées par d’autres formes d’oppression. Ainsi […], il serait faux de dire que toutes les femmes sont opprimées par l’image de la femme « féminine », communément décrite comme honnête, délicate et ayant besoin du soutien et de la protection des hommes ». (Spelman 1988, 122)
16Cela signifie que cette représentation peut historiquement constituer une représentation enviable. On comprend dès lors que les femmes africaines américaines n’aient pas participé en masse aux mouvements des femmes des années 1960 et 1970 aux États-Unis. Cela s’explique par une certaine indifférence, voire un racisme, des féministes blanches alors majoritaires dans le mouvement, mais aussi par le fait que l’agenda politique du mouvement s’est quasi exclusivement concentré sur la condition des femmes blanches hétérosexuelles des classes moyennes et supérieures, c’est-à-dire sur une modalité particulière de la domination de genre. Le combat pour l’avortement libre et gratuit et contre les stéréotypes sexistes qui identifient féminité et maternité, sexualité et reproduction, ont été prioritaires pour les femmes blanches et hétérosexuelles, mais qu’en était-il pour les femmes de couleur à qui l’on a historiquement dénié l’accès à la maternité ou qui ont été victimes des campagnes de stérilisation forcée ? Le sexisme et le racisme déforment le monde commun dans lequel nous avons a lutté : « Certaines de nos préoccupations nous sont communes à nous femmes, d’autres pas. Vous avez peur que vos enfants grandissent pour se rallier au patriarcat, et vous désavouent, nous avons peur qu’on arrache de force nos enfants d’une voiture et qu’on les tue à bout portant dans la rue, comme nous craignons que vous tourniez le dos aux raisons d’un tel meurtre » (Lorde 2003, 31). Plus encore, comme le rappelle Michele Wallace, toujours au nom du matriarcat noir, d’aucun-e-s ont prétendu que les femmes africaines américaines n’avaient plus besoin du féminisme car elles bénéficiaient de certains privilèges de genre refusés aux femmes WASP (Wallace 1978).
17Du fait de cette dévaluation systématique de la maternité noire (matriarcat monstrueux, lubrique, castrateur, parasite), de l’exclusion des bénéfices sociaux et symboliques de la féminité, la féminité/maternité deviennent un enjeu : pour accéder à la reconnaissance, il faut cesser de performer ce stéréotype, et imiter – au sens où je l’ai défini plus haut – la norme dominante, norme genrée et racisée. Il s’agit d’imiter l’identité sexuelle blanche pour accéder à ses privilèges. Il faut donc remettre le patriarcat à l’endroit. C’est ainsi que dans les années 1960 et 1970, les leaders noirs ont clairement revendiqué une certaine identité viriliste faisant la promotion de leur rôle de dominant au sein du patriarcat : la virilité sexiste – sur le modèle de la société américaine – étant le signe indéniable de leur accession à l’égalité (égalité des hommes entre eux). D’immenses figures féminines du mouvement pour les droits civiques ont ainsi accepté de s’en tenir à une division sexuelle extrêmement traditionnelle et conservatrice des rôles, comme en témoignent les propos de cette militante :
Je pense que la femme doit se tenir derrière l’homme. L’homme doit être devant la femme car la femme noire a été historiquement au dessus de l’homme noir dans ce pays. Bien que ce ne soit pas de leur faute, les femmes noires ont acquis de meilleurs boulots et de meilleurs statuts. Elles n’ont pas été égales aux hommes blancs ni même aux femmes blanches, mais elles ont été au-dessus des hommes noirs. Et maintenant que la révolution est socialement en place, je pense que les femmes noires ne doivent pas être mises en avant dans la vie. Je pense que ce devrait être les hommes noirs, parce que les hommes représentent le symbole des races » (Reid 1972 citée par hooks 1981, 182).
18Plus généralement, des femmes noires, jeunes, éduquées, issues de la classe moyenne ont idéalisé cette norme victorienne de la féminité et ont consenti, pour la première fois dans l’histoire du mouvement noir, de ne pas se battre sur un pied d’égalité aux côtés des hommes noirs. Comme le rappelle bell hooks : « Les femmes noires d’aujourd’hui qui soutiennent la domination patriarcale ont maintenu le statu quo sur la question de leur soumission compte tenu du contexte de la politique raciale et ont soutenu qu’elles étaient prêtes à accepter un rôle subordonné dans leur rapports avec les hommes noirs pour le bien de la race » (hooks 1981, 183-184). Le compromis est historiquement coûteux. Pour bell hooks, comme pour nombre de féministes africaines américaines, une telle configuration des rapports de domination est un véritable piège politique. […]
Présentation faite dans le cadre des Soirées de Sophia (Réseau belge de coordination des études féministes – http://www.sophia.be) « Antisexisme ou antiracisme : un faux dilemme ? », 22 février 2007.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ce qui intéresse Butler c’est de montrer que ce que la drag queen performe dans l’exubérance et la subversion est exactement équivalent à ce que nous faisons chaque jour lorsque l’on est « normalement » homme ou femme : moi ou la drag queen, c’est de la performance. Il n’y a pas d’un côté le faux, les fards, les paillettes et la parodie et de l’autre, le vrai, l’authentique, le naturel, c’est-à-dire le modèle de la parodie. Le cœur de l’argumentation de Judith Butler est de montrer qu’en matière de genre, il n’y a pas de modèle, il n’y a pas de genre authentique : le genre est une parodie sans modèle.
2 Mais aussi de Karl Marx : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands évènements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». (Marx 1997/1852, 13)
3 C’est l’homme de l’envie, l’homme colonisé des Damnés de la terre : « Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux. Le colon ne l’ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive : “Ils veulent prendre notre place” » (Fanon 2002, 43).
4 « Le Noir veut être Blanc. Le Blanc s’acharne à réaliser une condition d’homme » (Fanon 1952, 9).
5 C’est moi qui souligne.
6 « En fait, la négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du Blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou la réalisation de l’humain dans une société sans races » (Sartre 2005/1948 cité par Fanon 1952, 107-108).
7 De la même façon et selon le même raisonnement, la « culture des immigrés » peut être pensée par ces derniers comme étant conforme à celle du pays natal. Elle permet de maintenir le lien entre ici et là-bas. Mais elle est beaucoup plus figée et, partant, traditionnelle que la culture du pays d’origine – figée sur l’état de la culture au moment du départ, alors même que cette culture a continué de « vivre » depuis. Elle est également inédite car elle est une nouvelle version de cette culture, reconstituée, refaçonnée ici. Voir Sayad (2006).
8 C’est ici que se situe la rhétorique caractéristique du racisme sans race, du « racisme culturaliste ». Sur ce point, voir Balibar et Wallerstein (1988).
9 Voir le fameux rapport de Daniel Patrick Moynihan, professeur à Harvard, intellectuel libéral qui travailla pour les administrations de Kennedy et Johnson, publié en 1965, The Negro family : The case for national action. Moynihan devint par la suite l’un des représentants les plus influents des néoconservateurs et le bras droit de Nixon sur les questions sociales.
10 « Le nègre, lui, est castré. Le pénis, symbole de la virilité, est anéanti, c’est-à-dire qu’il est nié » (Fanon 1952, 133). On retrouve de telles considérations dans les textes de F. Douglass ou de W. E. B Dubois notamment. Pour un commentaire, voir Paris et Dorlin (2006). Ce procédé d’effémination va paradoxalement de pair avec le « mythe du violeur noir » (Davis 1983).
11 Il y a d’autres stéréotypes : la « mammy », la « jezabel », l’adolescente dévergondée, la « hoochie » (la fille « chaude » des clips de gangsta rap)…
12 Voir la polémique autour des textes du groupe 2 Live Crew aux États-Unis et la réponse de Queen Latifah dans les années 1990. En France, de nombreux groupes sont limites en matière de représentations, de positions ou de discours sexistes comme en témoignent les rappels à l’ordre de certaines rappeuses comme Bams.
13 C’est le rap « clinquant », dépolitisé – voire complaisant vis-à-vis de la société de consommation ou des idéaux néoconservateurs –, qui n’a plus que les atours du gangsta sans en avoir la radicalité et la rage. En France, il est représenté par Booba ou par Doc Gynéco.
14 C’est le « black women standpoint » de Hill Collins : l’idée est donc de montrer que c’est depuis cette expérience singulière au croisement du sexisme et du racisme que les femmes noires ont su développer leur pouvoir et leur autonomie.
Auteur
Maîtresse de conférences en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France.
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