« Sous les yeux de l’Occident » revisité : la solidarité féministe par les luttes anticapitalistes
p. 203-214
Note de l’éditeur
Référence : Talpade Mohanty, Chandra “« Sous les yeux de l’Occident » revisité : la solidarité féministe par les luttes anticapitalistes” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 203-214, DOI : 10.4000/books.iheid.5884 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1J’écris cet article à la demande insistante d’un certain nombre d’amies1 et avec une certaine appréhension afin de revisiter les thèmes et les réflexions développés dans un texte datant d’il y a quelque seize ans. C’est dans l’incertitude et avec humilité que j’entame l’écriture de cet article difficile2 – que j’ai toutefois le sentiment de devoir écrire pour mieux assumer la responsabilité de mes idées et peut-être expliquer l’influence, quelle qu’elle soit, que celles-ci ont eue sur les débats dans la théorie féministe.
2« Sous les yeux de l’Occident » (1986) n’est pas seulement le tout premier texte que j’ai publié sur les « études féministes » ; il reste celui qui signe ma présence dans la communauté féministe internationale. Je venais à peine de terminer ma thèse lorsque je l’ai écrit ; je suis maintenant professeure en études de femmes. Le « sous » (under) les yeux de l’Occident est maintenant bien plus un « avec » (inside) compte tenu de la place qui est maintenant la mienne dans le milieu universitaire états-unien3. J’ai écrit l’article alors que je me trouvais au cœur d’un mouvement de femmes dynamique, transnational ; j’écris aujourd’hui dans une position bien différente. La vie publique étant de plus en plus privatisée et contrôlée par les entreprises, on voit beaucoup moins ce type de mouvement de femmes aux États-Unis (bien que les mouvements de femmes fassent florès partout dans le monde), et de plus en plus, c’est dans le milieu universitaire américain que j’ai mes entrées et c’est depuis ce milieu que je lutte. Aux États-Unis, les mouvements de femmes deviennent de plus en plus conservateurs et le militantisme radical, féministe antiraciste est de plus en plus extérieur à ces mouvements. Une grande partie des réflexions que je vais exposer sont donc déterminées par ma position principale d’éducatrice et de chercheuse. Il est temps de revisiter « Sous les yeux de l’Occident » pour clarifier des idées restées implicites et non formulées en 1986 et pour mieux développer et historiciser le cadre théorique que j’ai alors ébauché. Je veux aussi étudier les lectures et les incompréhensions que ce texte a suscitées et répondre aux critiques et aux éloges. Et il est temps pour moi de sortir explicitement de la critique et de commencer à construire, à identifier les urgences auxquelles les féministes doivent répondre au début du XXIe siècle, pour poser la question : comment « Sous les yeux de l’Occident » – le tiers-monde au sein et en dehors de l’Occident – serait-il exploré et analysé des décennies plus tard ? Au moment où nous nous trouvons, quelles sont les questions théoriques et méthodologiques qui, de mon point de vue, appellent une réponse de la politique féministe comparative ? […]
Sous (et avec) les yeux de l’Occident : l’entrée dans le nouveau siècle
3[…] Alors que je traitais surtout de la distinction entre les pratiques féministes « occidentales » et « du tiers-monde », et tandis que je minimisais les points communs entre ces deux positions, je m’intéresse surtout maintenant à ce que j’ai choisi d’appeler une pratique féministe transnationale anticapitaliste – et à la possibilité, en fait au besoin, d’établir une solidarité et une organisation féministes transnationales contre le capitalisme. « Sous les yeux de l’Occident » se situait dans une critique de l’humanisme occidental et de l’eurocentrisme et du féminisme blanc, occidental, mais si j’écrivais ce même article maintenant, il s’inscrirait nécessairement dans la critique du capitalisme global (l’anti-mondialisation), de l’assimilation des valeurs du capitalisme à l’ordre naturel et du pouvoir latent du relativisme culturel dans la recherche et les pédagogies féministes transculturelles.
4« Sous les yeux de l’Occident » cherchait à mettre au jour le fonctionnement du pouvoir discursif, à montrer ce qui était laissé en dehors de la théorisation féministe, c’est-à-dire la complexité, la réalité matérielles et la capacité d’action des corps et des expériences des femmes du tiers-monde. En fait, c’est précisément cette stratégie analytique que j’utilise pour mettre en évidence ce qui n’est ni vu, ni théorisé et ce qui est laissé en dehors de la production de savoir sur la mondialisation. Celle-ci a toujours fait partie du capitalisme, lequel n’est pas un phénomène nouveau, mais, aujourd’hui, je crois que la théorie, la critique et l’activisme antimondialistes doivent être au cœur des préoccupations des féministes. Pour autant, les rapports et les structures patriarcaux et racistes qui accompagnent le capitalisme n’en sont pas moins problématiques de nos jours, et l’antimondialisation n’est pas un phénomène singulier. Comme nombre d’autres chercheurs et activistes, je crois que le capitalisme dans son fonctionnement actuel repose sur des rapports de gouvernement racistes, patriarcaux et hétérosexistes qu’il exacerbe. […]4
Les luttes antimondialisation
5J’ai écrit « Sous les yeux de l’Occident » au milieu des années 1980 alors que j’appartenais à un mouvement de femmes très visible et engagé, mais ce mouvement radical n’existe plus en tant que tel. Je m’inspire plutôt maintenant d’un mouvement important quoique plus éloigné, celui des groupes antimondialisation présents aux États-Unis et partout dans le monde. Les activistes en sont souvent des femmes bien que ces mouvements ne placent pas les rapports de genre au centre de leur action. Mon but n’est donc pas de rejeter le projet de décolonisation mais bien de le redéfinir. Ce projet me semble plus complexe aujourd’hui, en raison des nouveaux développements du capitalisme global. Compte tenu de l’entrelacement complexe des formes culturelles, les personnes venues du tiers-monde ou vivant dans le tiers-monde n’évoluent pas seulement sous les yeux de l’Occident mais aussi avec. Parce que je déplace mon analyse de « sous les yeux de l’Occident » à « sous et avec » les espaces hégémoniques de l’un-tiers-monde5, je dois réviser le projet de décolonisation.
6Mon analyse ne porte donc plus seulement sur les effets colonisateurs de la recherche féministe occidentale. Ce qui ne veut pas dire que les problèmes identifiés dans mon premier article n’existent plus, mais d’autres chercheuses féministes ont combattu de façon plus qu’adéquate le phénomène dont je parlais alors. Dès le début, les féministes se sont engagées dans le mouvement antimondialisation ; pourtant, les mouvements de femmes ne sont pas très présents dans cette lutte à l’échelle nationale en Occident/au Nord. En revanche, les femmes du tiers-monde/Sud, précisément en raison du lieu où elles se trouvent, ont toujours été très impliquées dans l’antimondialisation. Je le répète, c’est à partir de ce contexte spécifique que devrait se construire une vision plus globale. Les femmes du deux-tiers-monde se sont toujours organisées contre les ravages du capital mondialisé, de la même façon que, dans l’histoire, elles ont toujours créé des mouvements anticoloniaux et antiracistes. En ce sens, elles ont toujours parlé pour l’ensemble de l’humanité. […]
7Nous devons connaître les effets réels et concrets de la restructuration mondiale sur les corps racisés, classifiés, nationaux, sexuels des femmes dans le milieu académique, au travail, dans les rues, au sein des ménages, dans les cyberespaces, les quartiers, les prisons et les mouvements sociaux. […]
La recherche et les mouvements antimondialisation
Le corps des femmes et des petites filles détermine la démocratie : selon qu’elles échappent à la violence et aux abus sexuels, à la malnutrition et à la dégradation de l’environnement, qu’elles sont libres de planifier leur famille, libres de ne pas avoir de famille, libres de choisir leur vie et leurs préférences sexuelles. (Eisenstein 1998)
8Une recherche féministe de plus en plus importante et utile critique les pratiques et les effets de la mondialisation6. Je ne vais pas faire une étude complète de l’ensemble de ces recherches mais plutôt mettre en évidence certaines de ses interrogations les plus fécondes. Je propose donc une lecture féministe des mouvements antiglobalisation pour préconiser une alliance plus intime, plus étroite entre les mouvements de femmes, la pédagogie féministe, la théorisation féministe transculturelle et ces mouvements anticapitalistes actuels.
9Je reviens à une question que j’ai posée précédemment : quels sont les effets concrets de la restructuration mondiale sur les corps « réels » racisés, classifiés, nationaux, sexuels, des femmes dans le milieu académique, au travail, dans les rues, au sein des ménages, dans les cyberespaces, les quartiers, les prisons, les mouvements sociaux ? Et comment ces effets de genre sont-ils pris en compte dans les mouvements antimondialisation ? Certaines analyses montrent la nécessité de placer les rapports de genre au centre de l’étude de la mondialisation économique ; les plus complexes de ces analyses essaient de lier les questions de subjectivité, de capacité d’action et d’identité et les questions liées à l’économie politique et à l’État. Avec pertinence, elles affirment que les patriarcats et les hégémonies masculines doivent être repensés dans leurs liens avec la mondialisation et les nationalismes actuels ; elles entreprennent également une nouvelle théorisation des aspects de genre présents dans les nouveaux rapports entre l’État, le marché et la société civile en étudiant plus particulièrement des lieux inattendus et imprévisibles de résistance aux effets souvent dévastateurs de la restructuration mondiale pour les femmes7. Ces recherches s’inspirent de certains paradigmes disciplinaires et perspectives politiques pour montrer que le genre occupe une place centrale dans les processus de restructuration mondiale, et elles affirment que la réorganisation des rapports de genre est un élément de la stratégie mondiale du capitalisme.
10Les travailleuses d’une certaine caste/classe, d’une certaine race et d’un certain statut économique sont nécessaires au fonctionnement de l’économie capitaliste mondiale. Les femmes sont les candidates favorites pour certains emplois, mais ce sont certaines catégories de femmes – les femmes pauvres, du tiers-monde et du deux-tiers-monde, de la classe ouvrière et immigrées/migrantes – qui sont les plus recherchées sur ces marchés mondiaux de l’emploi temporaire « flexible ». La croissance attestée des migrations de femmes pauvres, de l’un-tiers-monde ou du deux-tiers-monde, qui traversent les frontières pour chercher du travail, a entraîné le développement du « commerce des bonnes » international (Parreñas 2001), du trafic international du sexe et du tourisme sexuel international8. Nombre de villes mondiales ont maintenant besoin des services et du travail domestique des femmes immigrées et migrantes, elles en dépendent même. La prolifération des politiques d’ajustement structurel partout dans le monde a reprivatisé le travail des femmes en transférant de l’État aux ménages, et aux femmes membres de ces ménages, la responsabilité de la protection sociale. La montée des intégrismes religieux conjuguée aux nationalismes conservateurs, qui sont en partie des réponses au capital mondial et à ses exigences culturelles, entraîne un contrôle sur le corps des femmes dans les villes et au travail.
11Dans sa nouvelle structure de classe, le capital mondial réaffirme également les divisions de couleur, comme on peut le voir de façon évidente dans les prisons de l’un-tiers-monde. Les effets de la mondialisation et de la désindustrialisation sur le secteur pénitentiaire de l’un-tiers-monde entraînent un contrôle des corps des femmes pauvres, de l’un-tiers/deux-tiers-monde, immigrées et migrantes, dans les espaces bétonnés et grillagés des prisons privatisées. Selon Angela Davis et Gina Dent (2001), l’économie politique des prisons américaines et l’industrie pénale de l’Occident/du Nord font ressortir l’intersection entre genre, race, colonialisme et capitalisme. De la même façon que, dans les usines et sur les lieux de travail des sociétés mondiales, on recherche et on discipline le travail des femmes pauvres, du tiers-monde/Sud, immigrées/migrantes, les prisons européennes et américaines incarcèrent un nombre important et disproportionné de femmes de couleur, immigrées, de nationalité étrangère et d’origine africaine, asiatique et latino-américaine.
12Pour mettre au jour les rapports de genre et de pouvoir en jeu dans les processus de restructuration mondiale, il faut chercher, nommer et identifier les communautés particulières de femmes des pays pauvres, assignées à une race et à une classe, présentes dans les différentes catégorisations des groupes de femmes : les travailleuses des industries du sexe, des services et des services domestiques ; les prisonnières ; les cheffes de ménage et soutiens de famille. Dans une démarche analytique inverse de celle qui aboutit à la production de la catégorie des travailleuses, Patricia Fernandez-Kelly et Diane Wolf (2001, notamment 1248) ont étudié les communautés de jeunes noirs américains des centres villes considérés comme « superflus » pour l’économie mondiale ; cette superfluité n’est pas sans lien avec leur présence disproportionnée dans les prisons américaines. Les auteures affirment que ces jeunes hommes, des travailleurs potentiels, sont exclus du circuit économique et que « cette coupure des perspectives professionnelles » incite les jeunes hommes africains-américains à créer et mettre en œuvre des stratégies de survie dangereuses tout en luttant pour réinventer de nouvelles formes de masculinité.
13De plus en plus, les féministes s’intéressent aussi à l’analyse de genre des discours sur la mondialisation ainsi qu’à la production et à la mobilisation des masculinités hégémoniques au service de la restructuration mondiale. Marianne Marchand et Anne Runyan (2000) parlent du genre dans les métaphores et le symbolisme du langage de la mondialisation, qui favorise certains acteurs et secteurs plutôt que d’autres : le marché plutôt que l’État, le mondial plutôt que le local, le capital financier plutôt que l’industrie manufacturière, les ministères des finances plutôt que la protection sociale, et les consommateurs plutôt que les citoyens. Selon les auteures, tous ces derniers sont féminisés et tous les premiers masculinisés (13) et cette assimilation à un genre inscrit dans l’ordre naturel les hiérarchies nécessaires au succès de la mondialisation. Du processus de restructuration mondiale, Charlotte Hooper (2000) voit émerger une masculinité hégémonique anglo-américaine – une masculinité dont les effets son ressentis par les travailleurs et les travailleuses de l’économie mondiale9. Selon Hooper, cette masculinité anglo-américaine est animée de tendances dualistes : d’un côté elle conserve l’image de la masculinité agressive de la frontière, mais de l’autre elle s’inspire d’images moins menaçantes de PDG dotés de compétences (féminisées) qui ne reposent pas sur la hiérarchie mais sont plutôt associées au travail d’équipe et en réseau.
14Alors que la recherche féministe s’engage sur des voies importantes et utiles de critique de la restructuration mondiale et de la culture de la mondialisation, je voudrais poser de nouveau certaines des questions que j’ai posées en 1986. Il me semble que, sauf dans quelques cas exceptionnels, la recherche actuelle a tendance à reproduire des représentations particulières « mondialisées » des femmes. Si les discours sur la mondialisation contiennent et produisent une masculinité anglo-américaine10, ils produisent des féminités correspondantes qu’il est important d’explorer. On peut clairement identifier l’adolescente travailleuse d’usine, présente partout à l’échelle mondiale, la travailleuse domestique et la travailleuse du sexe. On trouve aussi l’employée de service migrante/immigrée, la réfugiée, la victime de crimes de guerre, la prisonnière de couleur qui se trouve aussi être mère et toxicomane, la mère au foyer-consommatrice, etc. On trouve également la mère de la nation/porteuse sacrée de la culture traditionnelle et de la moralité.
15Ces représentations correspondent bien à de vraies femmes, mais souvent aussi elles cannibalisent les contradictions et les complexités de la vie et des rôles des femmes. Certaines images, comme celles de l’ouvrière d’usine ou de la travailleuse du sexe, sont souvent ancrées dans le tiers-monde/Sud mais beaucoup des représentations que je viens d’identifier se distribuent dans le monde entier. La plupart désignent des femmes du deux-tiers-monde, certaines désignent des femmes de l’un-tiers-monde. Et il se peut qu’une femme du deux-tiers-monde vive dans l’un-tiers-monde. L’économie mondiale compte des femmes travailleuses, mères et consommatrices, mais nous sommes aussi tout cela en même temps. Les catégorisations singulières et monolithiques des femmes utilisées par les discours sur la mondialisation circonscrivent notre appréhension de l’expérience, de la capacité d’action et de la lutte. Ces discours font aussi apparaître d’autres images de femmes, relativement nouvelles – la défenseuse des droits humains ou la responsable du plaidoyer dans les ONG, la militante révolutionnaire et la bureaucrate d’entreprise – mais ces images, toutes également fausses et exagérées, créent un fossé entre une féminité victime et une féminité consciente de ses possibilités et détentrice d’un pouvoir, et s’annulent. Nous devons mieux explorer cette division et l’assimilation à une majorité/minorité sociale, à l’un-tiers-monde/le deux-tiers-monde qu’elle produit. La question est ici de savoir quelle capacité d’action est colonisée et qui est favorisé dans ces pédagogies et ces recherches. Ce sont donc mes nouvelles interrogations pour le XXIe siècle.
16Les mouvements sociaux étant des lieux déterminants de construction de savoir, de communautés et d’identités, il est très important que les féministes s’y intéressent. Les mouvements antimondialisation de ces cinq dernières années ont montré que les sociétés multinationales, les responsables de capitaux financiers ou les institutions de gouvernement transnational ne sont pas les seuls à traverser les frontières nationales. Ces mouvements sont importants pour l’étude de la construction de la citoyenneté démocratique transfrontalière. Mais pour commencer, l’étude des caractéristiques des mouvements antimondialisation s’impose.
17Si les mouvements anticoloniaux du début du XXe siècle étaient ancrés sur un territoire, les mouvements antimondialisation ont, eux, des origines spatiales et sociales multiples. On compte par exemple les mouvements pour l’environnement et contre les entreprises comme le Narmada Bachao Andolan en Inde centrale et les mouvements contre le racisme environnemental dans le sud-ouest des États-Unis, mais aussi les mouvements de petits exploitants contre l’agro-industrie, présents dans le monde entier. Aux origines des mouvements antimondialisation, on trouve également le mouvement des consommateurs de 1960, les mouvements populaires contre le Fonds monétaire international et la Banque mondiale pour l’annulation de la dette et contre les programmes d’ajustement structurel et les mouvements des étudiants contre les sweatshops au Japon, en Europe et aux États-Unis. Les mouvements sociaux identitaires de la fin du XXe siècle (mouvements féministes, pour les droits civiques, pour les droits indigènes, etc.) et le mouvement rénové des travailleurs américains des années 1990 jouent également un rôle important dans l’histoire des mouvements antimondialisation11.
18Bien que des femmes dirigent ou soient impliquées dans la plupart de ces mouvements antimondialisation, c’est seulement dans le sillage du mouvement post Beijing « des droits des femmes comme droits humains » et dans certains mouvements pour la paix et la justice environnementale que les idées féministes apparaissent. En d’autres termes, les filles et les femmes ont beau avoir une place centrale dans le travail au service du capital mondial, l’action antimondialisation ne semble pas s’inspirer de l’analyse ou des stratégies féministes. J’ai dit que les féministes doivent être anticapitalistes, et je dirais donc maintenant que les militant-es et théoricien-nes antimondialisation doivent aussi être féministes. Dans la plupart des mouvements antimondialisation, le genre n’est pris en compte ni comme catégorie d’analyse ni comme principe d’organisation ; et l’antimondialisation (et la critique anticapitaliste) ne semblent pas être au centre des projets d’organisation féministes, notamment dans le premier-monde/Nord. Pour les mouvements de femmes, l’internationalisation, qui reposait autrefois sur l’idée que « nous sommes sœurs partout dans le monde », s’inspire maintenant des « droits humains ». Ce glissement du langage, de « féminisme » vers « droits des femmes », est désigné comme l’intégration du mouvement féministe – une tentative réussie pour poser à l’échelle mondiale le problème de la violence contre les femmes.
19En étudiant de plus près les thèmes qui mobilisent les mouvements antimondialisation, l’on constate que c’est le corps et le travail des femmes et des filles qui sont au centre des luttes. Par exemple, les femmes ne sont pas seulement à la tête des mouvements écologistes et pour l’environnement comme le Chipko en Inde, ou des mouvements indigènes contre l’extraction de l’uranium et contre la contamination du lait maternel aux États-Unis : c’est leur corps genré et racisé qui est la clé de la démystification et de la lutte contre les processus de recolonisation engagés par la prise de contrôle des entreprises sur l’environnement. Pour illustrer cette idée, je rappelle l’analyse que livre Vandana Shiva12 de l’OMC et de la biopiraterie du point de vue épistémologique des femmes paysannes et des tribus ; on peut aussi convoquer la notion d’« activisme civique localisé » de Grace Lee Boggs (2000, 19). De la même façon, dans les mouvements des consommateurs contre les entreprises, de petits exploitants contre l’agro-industrie et dans les mouvements contre les sweatshops, ce sont le travail et le corps des femmes en tant que travailleuses en usines, agricultrices, soutiens de familles et consommatrices qui sont les plus touchés.
20Les femmes ont été à la tête de certaines des alliances transfrontalières contre les injustices commises par des sociétés commerciales. Il est donc essentiel que la critique féministe anticapitaliste rende visibles le corps et le travail des femmes et entame ainsi un travail de théorisation pour inspirer des idées politiques moins exclusives. Il est important, et même crucial, que l’analyse féministe prenne son point départ là où se situent les femmes pauvres et de couleur du deux-tiers-monde ; c’est précisément le privilège épistémique potentiel de ces communautés de femmes qui ouvre un espace pour démystifier le capitalisme et imaginer une justice sociale et économique transfrontalière.
21La masculinisation des discours sur la mondialisation analysée par Hooper (2000) et par Marchand et Runyan (2000) semble trouver son pendant implicite dans la masculinisation des discours des mouvements antimondialisation. Si une grande partie de la littérature sur les mouvements antimondialisation indique la place centrale de la classe et de la race et, parfois, de la nation, dans la critique et la lutte contre le capitalisme mondial, le genre racisé demeure une catégorie ignorée. Or il est important dans ce cas parce que le capitalisme utilise le corps racisé et sexué des femmes dans sa quête mondiale du profit et, comme je l’ai dit précédemment, parce que ce sont souvent l’expérience et les luttes des femmes pauvres et de couleur qui permettent de construire l’analyse et les idées politiques les plus globales dans les luttes antimondialisation.
22D’un autre côté, les processus de décision de certains de ces mouvements empruntent au féminisme beaucoup de ses pratiques démocratiques et de ses approches orientées vers les processus. Ainsi l’on retrouve dans les idées politiques antimondialisation, sous des formes diverses, les principes d’organisation non hiérarchique, de participation démocratique et l’idée que le personnel est politique. En explicitant la place des questions et des projets liés au genre et au féminisme dans ces mouvements antimondialisation, on rendrait mieux compte des parentés existantes et on préparerait un terrain d’organisation potentiellement plus fertile. Et bien sûr, en formulant le féminisme dans le cadre de l’action antimondialisation, on commencerait aussi à mettre en question le masculinisme implicite de cette action. Critiquer le capitalisme mondial et lui résister, montrer par quels mécanismes ses valeurs masculinistes et racistes passent dans l’ordre naturel sont les premières actions d’une pratique féministe transnationale.
23Pour permettre une pratique féministe transnationale, nous devons construire des solidarités féministes par-delà les divisions de localisation, d’identité, de classe, de travail, de croyance, etc. Dans les temps très fragmentés où nous nous trouvons, ce processus d’alliance est difficile alors qu’il n’a jamais été aussi important. Le capitalisme mondial ferme certaines perspectives mais il en ouvre aussi de nouvelles. […]
Source du chapitre: Traduit de l’anglais. Texte original: « Under Western eyes » revisited : Feminist solidarity through anticapitalist struggles (extraits). In Feminism without borders : Decolonizing theory, practicing solidarity. C. T. Mohanty. Durham : Duke University Press. 221-251. 2003. Duke University Press. Tous droits réservés. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 [L’article] tel qu’il se présente ici doit beaucoup à des années de discussion et de collaboration avec Zillah Eisenstein, Satya Mohanty, Jacqui Alexander, Lisa Lowe, Margo Okazawa-Rey et Beverly Guy-Sheftall. Je remercie Sue Kim pour sa relecture précise et critique de « Sous les yeux de l’Occident ». [Cet article] n’aurait pas pu être rédigé sans l’amitié de Zillah Eisenstein qui, la première, m’en a suggéré l’écriture.
2 « Sous les yeux de l’Occident » a eu une vie remarquable et a été réimprimé presque tous les ans depuis 1986, date de sa première publication dans le journal de gauche Boundary 2. L’article a été traduit en allemand, en néerlandais, en chinois, en russe, en italien, en suédois, en français et en espagnol. Il a été publié dans des journaux féministes, d’études postcoloniales, du tiers-monde et d’études culturelles et dans des anthologies et reste présent dans les programmes des études de femmes, des études culturelles, d’anthropologie, d’études ethniques, de sciences politiques, d’éducation et de sociologie. Il a souvent été cité, parfois combattu, parfois mal compris et il a parfois servi de cadre de référence pour des projets féministes transculturels.
3 Je remercie Zillah Eisenstein pour cette distinction.
4 La partie qui suit, traitant des luttes pour l’environnement, a été traduite et publiée dans Verschuur, C. 2007. Genre, mouvements populaires urbains et environnement. Cahiers genre et développement. N° 6. Paris : L’Harmattan.
5 NdT : Dans le présent article (227), l’auteure reprend la terminologie un-tiers-monde/deux-tiers-monde de Gustavo Esteva et Madhu Suri Prakash (1998, 16-17) où l’un-tiers-monde désigne « les groupes [minorités sociales] basés au Sud comme au Nord et qui ont les styles de vie modernes (Occidentaux) que l’on retrouve dans le monde entier. Ils adoptent en général les paradigmes fondamentaux de la modernité. Le plus souvent, ils sont aussi partout catégorisés comme les classes supérieures et immergés dans la société économique : le soi-disant secteur formel. Les majorités sociales [deux-tiers-monde] n’ont pas un accès régulier à la plupart des biens et services qui établissent le “niveau de vie” moyen des pays industrialisés. Construite à partir des traditions locales, leur définition d’“une belle vie” traduit leur capacité à se développer sans “l’aide” des “forces globales”. De façon implicite ou explicite, ils ne sont pas dépendants et n’ont pas besoin des “biens” promis par ces forces. Ils jouissent tous de la liberté que leur donne le rejet des “forces globales” ».
6 L’épigraphe de cette partie est extraite d’Eisenstein (1998, 161). Cet ouvrage reste l’une des analyses les plus intelligentes, les plus accessibles et les plus complexes de la couleur, de la classe et du genre de la mondialisation.
7 On trouve une abondante littérature sur genre et mondialisation et je ne prétends pas en faire une recension globale. Je m’appuie sur trois textes en particulier pour faire une synthèse critique des analyses que je considère les plus utiles et les plus provocatrices dans ce domaine : Eisenstein (1998), Marchand et Runyan (2000) et Basu et al. (2001).
8 Voir les textes de Kempadoo et Doezema (1999) et Puar (2001).
9 Pour des développements similaires, voir également Bergeron (2001) et Freeman (2001).
10 Dans les discours sur la mondialisation, se trouvent les récits promondialisation du néolibéralisme et de la privatisation mais aussi les discours antimondialisation produits par des progressistes, des féministes et des militants du mouvement antimondialisation.
11 Je tire cette description de Brecher, Costello et Smith (2000). Pour analyse les mouvements antimondialisation, je m’inspire largement de ce texte et d’extraits de magazines tels que ColorLines, Z Magazine, Monthly Review et SWOP Newsletter.
12 Cette analyse a été traduite en français et publiée dans Verschuur (2007).
Auteurs
Professeure et directrice du Department of Women’s and Gender Studies, Syracuse University, États-Unis.
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