Sous les yeux de l’Occident : recherches féministes et discours coloniaux
p. 171-202
Note de l’éditeur
Traduit de l’anglais. Texte original: Under Western eyes : Feminist scholarship and colonial discourses. In Feminism without borders : Decolonizing theory, practicing solidarity. 17-42. Durham : Duke University Press. 2003, Duke University Press. Tous droits réservés. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Parution originale 1986.
Texte intégral
1L’analyse de la construction intellectuelle et politique des « féminismes du tiers-monde » implique nécessairement deux mouvements simultanés : d’une part, une critique interne des féminismes « occidentaux » hégémoniques et, d’autre part, la formulation de problématiques et de stratégies féministes autonomes et ancrées géographiquement, historiquement, culturellement. Le premier mouvement consiste à déconstruire et décomposer ; le second, à concevoir et construire. Ces deux projets semblent contradictoires, l’un étant orienté négativement et l’autre positivement, mais s’ils ne sont pas menés de façon concomitante, les féminismes du tiers-monde risquent d’être marginalisés ou enfermés à l’écart des discours dominants (de droite et de gauche) et des discours féministes occidentaux.
2C’est au premier de ces projets que je vais me consacrer ici. Je souhaite en particulier analyser la production de la « femme du tiers-monde », le sujet unique, monolithique, qui ressort de certains textes féministes (occidentaux) récents. Je convoque ici une acception essentiellement discursive de la colonisation entendue comme un certain mode d’appropriation et de codification de la recherche et du savoir sur les femmes du tiers-monde par l’utilisation de certaines catégories d’analyse dans des textes bien précis qui prennent comme référent les intérêts féministes tels qu’ils ont été énoncés aux États-Unis et en Europe occidentale. Si l’on considère que, pour formuler et comprendre le positionnement des féminismes du tiers-monde, il faut, entre autres, définir les modes de résistance et d’opposition de ces féminismes à ce que j’appelle le « discours féministe occidental », il est important de commencer par analyser la construction discursive des femmes du tiers-monde dans le féminisme occidental.
3Évidemment, ni le discours ni la pratique politique féministes occidentaux ne sont uniques et homogènes dans leurs buts, dans leurs intérêts ou dans leurs analyses. Mais on peut trouver une cohérence dans les effets du présupposé implicite de « l’Occident » (malgré ses complexités et ses contradictions) comme référent premier dans la théorie et la pratique. J’utilise le terme de « féminisme occidental » mais n’entends pas ce féminisme comme monolithique. Mon but est plutôt de mettre au jour les effets concordants de diverses stratégies textuelles d’auteures qui codifient d’autres auteures comme non occidentales et, donc, se définissent (implicitement) elles-mêmes comme occidentales. C’est dans ce sens que j’utilise le terme de « féminisme occidental ». On peut trouver la même logique chez des chercheuses africaines ou asiatiques de la classe moyenne urbaine qui, écrivant sur leurs sœurs des zones rurales, ouvrières, partent du présupposé que la culture de la classe moyenne est la norme et systématisent les histoires et les cultures des classes ouvrières comme autres. Cet article porte donc plus particulièrement sur ce que j’appelle le discours « féministe occidental » sur les femmes du tiers-monde, mais les critiques que je propose se rapportent aussi aux chercheuses du tiers-monde qui écrivent au sujet de leur propre culture en utilisant des stratégies analytiques identiques.
4L’évolution du terme de « colonisation », qui finit par désigner toute une variété de phénomènes dans les textes féministes récents, et de gauche en général, n’est pas anodine du point de vue politique. Doté, dans les marxismes traditionnels et contemporains, d’une valeur analytique pour désigner une catégorie d’échanges économiques basés sur l’exploitation (voir, en particulier, Amin 1977 ; Baran 1962 ; Gunder-Frank 1967), utilisé aux États-Unis par des féministes de couleur pour décrire l’appropriation de leurs expériences et de leurs luttes par les mouvements hégémoniques de femmes blanches (voir particulièrement Joseph et Lewis 1981 ; Moraga 1984 ; Moraga et Anzaldúa 1983 ; Smith 1983), le terme de colonisation sert à caractériser aussi bien les hiérarchies économiques et politiques les plus évidentes que la production d’un certain discours culturel sur ce qui est désigné comme le « tiers-monde »1. Aussi complexe et problématique que soit son utilisation comme construction explicative, la colonisation suggère presque invariablement une relation de domination structurelle et un anéantissement – souvent violent – de l’hétérogénéité du (es) sujet (s) dont il est question.
5Si ces textes m’inquiètent, c’est parce que je m’implique et m’investis dans les débats contemporains de la théorie féministe et parce qu’il est politiquement nécessaire et urgent de former des coalitions stratégiques qui dépassent les divisions de classes, de races et les frontières nationales. Les principes analytiques dont je vais parler biaisent les pratiques politiques féministes occidentales et limitent les possibilités de coalition entre les féministes occidentales (en général blanches), les féministes ouvrières et les féministes de couleur de par le monde. Ces limites ressortent de façon évidente dans la façon (implicitement consensuelle) dont sont déterminés les enjeux prioritaires pour lesquels toutes les femmes sont apparemment censées se mobiliser. C’est ce lien nécessaire et total entre, d’une part, la recherche féministe et, d’autre part, la pratique et l’organisation politiques féministes, qui donne leur importance et leur statut aux textes des féministes occidentales sur les femmes du tiers-monde. Car la recherche féministe, comme toute recherche, n’est pas seulement une production de savoir sur un sujet particulier ; elle constitue une pratique discursive et directement politique en ce sens qu’elle sert un but et une idéologie. La meilleure définition que l’on puisse en donner est de la décrire comme un mode d’intervention dans des discours hégémoniques particuliers (par exemple l’anthropologie, la sociologie et la critique littéraire traditionnelles) ; elle représente une pratique politique qui s’oppose et résiste à l’impératif totalisant des champs de savoir « légitimes » et « scientifiques » ancestraux. Ainsi les pratiques académiques féministes (la lecture, l’écriture, la critique, etc.) s’inscrivent dans des rapports de pouvoir – auxquelles elles s’opposent, résistent, ou qu’elles entretiennent peut-être implicitement. Bien sûr, aucune recherche académique ne peut être apolitique.
6Le rapport qui existe entre « la Femme » (un autrui culturel et idéologique composite construit par divers discours représentationnels – scientifiques, littéraires, juridiques, linguistiques, cinématiques, etc.) et « les femmes » (les sujets réels, matériels, de leurs histoires collectives) est l’une des questions centrales de la recherche féministe. Il n’y a pas d’identité directe, de correspondance ou de simple relation de cause à effet entre la vision des femmes comme sujets historiques et la représentation de la Femme produite par les discours hégémoniques2. On a plutôt une relation arbitraire établie dans certaines cultures particulières. Il me semble que les écrits féministes que j’analyse ici colonisent de manière discursive les hétérogéneités matérielles et historiques des vies des femmes du tiers-monde et par là même produisent/représentent une « femme du tiers-monde » composite, unique – image qui apparaît comme construite arbitrairement mais qui n’en porte pas moins la signature du discours humaniste occidental qui lui donne sa validité3.
7Je pense que deux éléments caractérisent une grande partie des travaux des féministes occidentales sur les femmes du tiers-monde : d’une part, les présupposés qui découlent de positions privilégiées et d’une universalité ethnocentrique et, d’autre part, la conscience erronée qu’a l’Occident des effets de sa recherche sur le tiers-monde dans un système-monde qu’il domine. L’analyse de la « différence sexuelle » sous l’angle d’une conception transculturelle et monolithique du patriarcat ou de la domination masculine aboutit à la construction d’une notion tout aussi réductrice et homogène de ce que j’appelle « la différence du tiers-monde » – cette chose stable, anhistorique qui semble source d’oppression pour la majorité sinon toutes les femmes des pays concernés. C’est dans la production de cette différence du tiers-monde que les féminismes occidentaux s’approprient et colonisent les complexités constitutives du vécu des femmes de ces pays. C’est dans ce processus d’homogénéisation et de systématisation discursives de l’oppression des femmes du tiers-monde que s’exerce le pouvoir dans la plupart des productions féministes occidentales récentes ; il convient de définir ce pouvoir et de le nommer.
8L’Occident occupant une position hégémonique dans le contexte que nous connaissons actuellement – un contexte, selon Anouar Abdel-Malek (1981), de lutte pour « le contrôle de l’orientation, de la réglementation et du choix du processus de développement du monde par le secteur avancé monopolisant la connaissance scientifique et la création d’idées » (145) – on doit considérer et étudier la recherche féministe occidentale sur le tiers-monde précisément en lien avec le fait qu’elle participe de ces luttes et de ces rapports de pouvoir. De toute évidence, il n’existe pas de cadre patriarcal universel auquel cette recherche essaierait de s’opposer et de résister – à moins qu’on ne pose le postulat d’une conspiration internationale des hommes ou d’une structure de pouvoir monolithique, anhistorique. Mais il existe bien un équilibre particulier des pouvoirs à l’échelle du monde dans lequel toutes les analyses de la culture, de l’idéologie et des conditions socioéconomiques doivent être resituées. De nouveau ici, Abel-Malek nous aide en nous rappelant que le politique est inhérent aux discours sur la « culture » :
L’impérialisme contemporain est, au sens propre, un impérialisme hégémonique qui exerce un degré maximal de violence rationalisée portée à un niveau encore inédit – par le feu et l’épée mais aussi par la recherche du contrôle des cœurs et des âmes. Car son contenu est défini par l’action conjuguée du complexe militaro-industriel et des centres culturels hégémoniques de l’Occident, qui se fondent sur les niveaux avancés de développement acquis grâce au monopole et au capital financier, et sont confortés par les avantages de la révolution scientifique et technologique et par ceux de la seconde révolution industrielle elle-même. (145-146).
9La recherche féministe occidentale se doit de réfléchir à sa position et à son rôle dans ce cadre économique et politique mondial, faute de quoi elle fera fi des interconnexions complexes qui existent entre les économies du premier-monde et du tiers-monde et occultera les conséquences profondes de ces interconnexions pour les femmes de tous les pays. Je ne mets pas en doute la valeur descriptive et informative de la plupart des textes féministes sur les femmes du tiers-monde. Je ne nie pas non plus l’existence d’excellents travaux qui ne tombent pas dans les pièges analytiques qui me préoccupent. Je parlerai précisément de l’un de ces travaux. Dans le silence qui écrase ce que vivent les femmes de ces pays, et parce qu’il est essentiel de former des liens entre les luttes politiques des femmes, ces travaux sont à la fois pionniers et absolument essentiels. Mais je souhaite ici signaler la puissance explicative de certaines stratégies analytiques utilisées dans ces textes et préciser leurs conséquences politiques dans un contexte d’hégémonie de la recherche académique occidentale. Certes, les textes féministes restent marginalisés aux États-Unis (sauf quand des femmes de couleur étudient les femmes blanches privilégiées), mais les textes féministes occidentaux parlant des femmes du tiers-monde doivent être pris en considération compte tenu de l’hégémonie mondiale de la recherche occidentale – c’est-à-dire de la production, de la publication, de la distribution et de la consommation des informations et des idées. Marginaux ou non, ces textes ont des effets et des implications politiques qui vont au-delà du public directement concerné des féministes ou des collègues de la discipline. Les effets des « représentations » dominantes du féminisme occidental sont importants et, par exemple, certaines femmes du tiers-monde assimilent le féminisme à l’impérialisme4. D’où l’urgente nécessité d’étudier les conséquences politiques de nos stratégies et principes analytiques.
10Ma critique porte sur trois principes analytiques essentiels présents dans le discours féministe (occidental) sur les femmes du tiers-monde. Ma réflexion s’articulant essentiellement sur la collection Women in the Third World de Zed Press, mon analyse du discours féministe occidental sera circonscrite à ces textes5 ; mes critiques seront ainsi plus précises. Certes, je parle de féministes qui s’identifient elles-mêmes comme culturellement et géographiquement occidentales, mais les observations que je fais sur ces présupposés ou sur ces principes implicites sont valables pour toutes celles qui utilisent ces méthodes, aussi bien des femmes du tiers-monde en Occident que des femmes du tiers-monde écrivant sur ces questions depuis le tiers-monde et publiées en Occident. Je ne fais donc pas une analyse culturaliste de l’ethnocentrisme ; j’essaie plutôt de mettre au jour l’universalisme ethnocentrique produit dans certaines analyses. En fait, mon raisonnement peut s’appliquer à tous les discours dont les sujets-auteurs sont posés comme référents implicites, c’est-à-dire comme la mesure à partir de laquelle les autres culturels vont être définis et représentés. C’est par ce processus que le pouvoir s’exerce dans les discours.
11Le premier présupposé analytique dont je vais parler se joue dans le positionnement stratégique de la catégorie des « femmes » vis-à-vis du contexte d’analyse. L’hypothèse qui veut que les femmes composent un groupe cohérent, préexistant à l’analyse, dont les membres ont les mêmes intérêts et les mêmes désirs quelle que soit leur appartenance de classe, ethnique ou sociale, ou malgré d’éventuelles contradictions, dénote une notion du genre ou de la différence des sexes, ou même du patriarcat, censément applicable universellement et dans toutes les cultures (que le contexte d’analyse soit les structures de la parenté, l’organisation du travail ou les représentations des médias). Le deuxième présupposé analytique ressort de façon évidente au niveau de la méthodologie, dans la manière acritique dont la « preuve » de l’universalité et de la transculturalité est établie. Le troisième présupposé est plus précisément politique et sous-jacent dans les méthodologies et les stratégies analytiques ; il s’agit du modèle de pouvoir et de lutte que ces dernières supposent et indiquent. Je pense que les deux modes – ou plutôt cadres – d’analyse que je viens d’évoquer créent une notion homogène d’oppression des femmes prises comme groupe unique, ce qui, finalement, produit l’image d’une « femme moyenne du tiers-monde », laquelle mène une vie fondamentalement tronquée parce qu’elle appartient au genre féminin (comprendre : elle est contrainte et réprimée sexuellement) et parce qu’elle appartient au « tiers-monde » (comprendre : elle est ignorante, pauvre, illettrée, prisonnière de la tradition, repliée sur son foyer, centrée sur sa famille, victime, etc.). Je pense que l’on a là une représentation inverse de celle que les femmes occidentales donnent (implicitement) d’elles-mêmes comme des femmes éduquées, modernes, contrôlant leur corps et leur sexualité et libres de leurs décisions.
12La différence entre la représentation que les féministes occidentales donnent des femmes du tiers-monde et celle qu’elles donnent d’elles-mêmes est du même ordre que la distinction que font certains marxistes entre la fonction « d’entretien » de la femme au foyer et le vrai rôle « productif » du travail salarié ; ou encore, que la différence faite par des développementistes entre le tiers-monde décrit comme se consacrant à la production mineure de « matières premières » tandis que le premier-monde mènerait une « vraie » activité productrice. Ces distinctions peuvent être établies parce qu’un groupe particulier est privilégié et érigé en norme ou référent. Dans cette analytique binaire, les hommes exerçant un travail salarié, les producteurs du premier-monde et, je pense, les féministes occidentales qui parlent parfois des femmes du tiers-monde comme de « nous-mêmes à nu » (Rosaldo 1980), se construisent tous et toutes comme référents normatifs.
Les femmes comme catégorie d’analyse ; ou nous sommes toutes sœurs de lutte
13L’expression « les femmes comme catégorie d’analyse » convoque un présupposé déterminant : d’une manière ou d’une autre, toutes les femmes, de toutes les classes et de toutes les cultures, sont socialement catégorisées en un groupe homogène identifié qui préexiste au processus d’analyse. Cette hypothèse caractérise de nombreux textes féministes. L’homogénéité du groupe des femmes n’est pas imputée à des éléments biologiques essentiels mais à des universels sociobiologiques et anthropologiques secondaires. Ainsi, par exemple, dans toutes les analyses féministes, les femmes sont décrites comme un groupe unique sur la base d’une oppression commune. Les femmes sont réunies par la notion sociologique de « similarité » de leur oppression. C’est là que les « femmes », sujets matériels de leur propre histoire, s’effacent devant les « femmes », groupe construit discursivement. De cette façon, l’homogénéité consensuelle discursive du groupe des femmes évince la réalité matérielle historiquement spécifique de groupes de femmes. En découle l’hypothèse que les femmes composent toujours un groupe préexistant, un groupe étiqueté comme impuissant, exploité, harcelé sexuellement, etc., dans les textes féministes scientifiques, économiques, juridiques ou sociologiques. (Notons que ces étiquettes ressemblent beaucoup à celles que produisent les textes sexistes qui marquent les femmes comme faibles, émotives, effrayées par les mathématiques, etc.). Le but n’est pas de dévoiler les spécificités matérielles et idéologiques qui font qu’un groupe particulier de femmes est « privé de pouvoir » dans un contexte précis. Il s’agit plutôt de repérer divers cas où des groupes de femmes sont privés de pouvoir pour prouver l’idée générale d’une absence de pouvoir des femmes en tant que groupe.
14Dans cette partie, je vais détailler six usages précis des « femmes » comme catégorie d’analyse dans des textes féministes occidentaux parlant de femmes du tiers-monde. Chacun de ces exemples illustre la construction par laquelle les « femmes du tiers-monde » sont rassemblées en un groupe homogène « privé de pouvoir » et souvent placé en victime implicite de systèmes socioéconomiques particuliers. J’ai choisi de parler de diverses auteures – de Fran Hosken qui écrit surtout sur les mutilations génitales féminines aux auteures de l’école Women in International Development (WID) qui étudient les conséquences des politiques de développement pour les femmes du tiers-monde et s’adressent à des publics occidentaux et du tiers-monde. Mon point de départ va être la similarité des présupposés sur les femmes du tiers-monde dans tous ces textes. Pour autant, tous les textes que j’analyse ne se valent pas et n’ont pas les mêmes forces ni les mêmes faiblesses. Leurs auteures ne déploient pas toutes le même niveau de complexité ni de rigueur ; mais l’effet de la représentation qu’elles donnent des femmes du tiers-monde est d’une grande cohérence. Dans ces textes, les femmes sont décrites comme victimes de la violence des hommes (Fran Hosken), universellement dépendantes (Beverly Lindsay et Maria Cutrufelli), victimes du processus de colonisation (Maria Cutrufelli), victimes du système familial arabe (Juliette Minces), victimes du code islamique (Patricia Jeffery) et, pour finir, victimes du processus de développement économique (Beverley Lindsay et l’école libérale WID). Cette façon de définir les femmes essentiellement par leur statut d’objet (par la façon dont elles sont affectées ou non par certaines institutions et certains systèmes) est caractéristique de cette utilisation particulière des « femmes » comme catégorie d’analyse. Quand des Occidentales étudient les femmes dans le tiers-monde ou écrivent à leur sujet, cette relégation au statut d’objet (pour bien intentionnée qu’elle soit) doit être décrite pour ce qu’elle est et mise en question. Comme le disent bien Valerie Amos et Pratibha Parmar, « les théories féministes qui étudient nos pratiques culturelles comme des “vestiges féodaux” ou nous qualifient de “traditionnelles” nous montrent aussi comme des femmes politiquement immatures qui ont besoin d’être converties et formées à l’ethos du féminisme occidental. Nous ne devons pas cesser de contester ces théories » (1984,6) 7.
Les femmes comme victimes de la violence des hommes
15Fran Hosken explore la relation entre les droits humains et les mutilations génitales féminines en Afrique et au Proche-Orient et appuie toute sa discussion/condamnation des mutilations génitales sur une prémisse unique : cette pratique vise à « mutiler le plaisir et la satisfaction sexuelle de la femme » (1981, 11). Ce qui finalement lui fait dire que la sexualité de la femme est contrôlée, tout comme son potentiel reproductif. Selon Hosken, « la politique sexuelle » masculine en Afrique et dans le monde a partout « le même objectif politique : assurer par tous les moyens la dépendance et l’asservissement des femmes » (14). Les violences physiques contre les femmes (viol, agression sexuelle, excision, infibulation, etc.) sont donc exercées « dans un consensus stupéfiant entre les hommes du monde » (14). Les femmes sont ainsi toujours définies comme les victimes du contrôle masculin – comme « les opprimées sexuelles »7. Il est vrai que le potentiel de la violence masculine circonscrit la position sociale des femmes et l’explique dans une certaine mesure, mais, en définissant les femmes comme des victimes archétypiques, on les fige en « objets qui se défendent », on fige les hommes en « sujets coupables des violences » et on fige les sociétés en un assemblage de groupes dont certains sont exclus du pouvoir (comprendre : les femmes) et d’autres le détiennent (comprendre : les hommes). Pour que nous puissions à la fois la comprendre et nous organiser efficacement pour faire changer les choses, la violence masculine doit être théorisée et interprétée dans des sociétés particulières8. L’appartenance à un genre n’entraîne pas forcément la solidarité ; cette dernière doit se former dans la pratique et l’analyse historiques et politiques.
Les femmes comme dépendantes universelles
16En conclusion du livre Comparative perspectives of Third World women : The impact of race, sex, class, Beverly Lindsay (1983) affirme que « des rapports de dépendance, dus à la race, au sexe et à la classe, sont actuellement perpétués par les institutions sociales, éducatives et économiques. On trouve là les liens qui unissent les femmes du tiers-monde ». Ici, comme ailleurs, Lindsay suggère que les femmes du tiers-monde constituent un groupe identifiable à leur simple statut de dépendantes. Si le groupe des femmes du tiers-monde se définissait à partir de sa seule dépendance commune, il serait toujours perçu comme apolitique, dépourvu de tout statut de sujet. Or, au moment historique où nous nous trouvons, si quelque chose rassemble les femmes du tiers-monde en un groupe stratégique, ce sont bien leurs luttes politiques communes contre les hiérarchies de classe, de race, de genre et impérialistes. Lindsay affirme également qu’en dépit des différences linguistiques et culturelles qui existent entre les femmes vietnamiennes et noires américaines, « les deux groupes sont victimes des rapports de race, de sexe et de classe » (306). De nouveau, les femmes noires et vietnamiennes sont caractérisées par leur statut de victimes.
17De la même façon, étudions les affirmations suivantes : « Pour commencer mon analyse, j’affirmerai que toutes les femmes africaines sont politiquement et économiquement dépendantes » (Cutrufelli 1983, 13) ; « Néanmoins, ouvertement ou secrètement, la prostitution demeure la principale source de travail, sinon la seule, pour les Africaines » (Cutrufelli 1983, 33). Toutes les Africaines sont dépendantes. La prostitution est le seul travail possible pour les femmes africaines en tant que groupe. Ces deux affirmations sont représentatives des généralisations qui émaillent généreusement le livre de Maria Cutrufelli Women of Africa : Roots of Oppression9. Sur la couverture du livre, Cutrufelli est présentée comme une auteure, sociologue, marxiste et féministe italienne. Pourrait-on imaginer, aujourd’hui, écrire un livre intitulé Femmes d’Europe : les origines de l’oppression ? L’utilisation de groupements universels à des fins descriptives ne me pose pas de problème. Les femmes du continent d’Afrique peuvent être nommées « femmes d’Afrique » d’un point de vue descriptif. C’est quand les « femmes d’Afrique » deviennent un groupe sociologique homogène caractérisé par une même dépendance et une même absence de pouvoir (voire de forces) que des problèmes se posent – nous en disons alors trop et trop peu à la fois.
18Cela tient à la transformation par laquelle des différences de genre de type descriptif deviennent la division entre les hommes et les femmes. Les femmes sont présentées comme constituant un groupe parce qu’elles ont un rapport de dépendance avec les hommes, lesquels sont implicitement tenus pour responsables de ce rapport. Lorsque le groupe des « femmes d’Afrique » (par opposition au groupe des « hommes d’Afrique » ?) est considéré comme un groupe précisément parce que les femmes sont en général dépendantes et opprimées, l’analyse des différences historiques particulières devient impossible car la réalité apparaît toujours comme structurée par des divisions – deux groupes, les victimes et les oppresseurs, qui s’excluent mutuellement et qui forment un tout. Le sociologique supplante ici le biologique dans le même but, cependant : créer une unité des femmes. Ce que je conteste, ce n’est pas le potentiel descriptif des différences de genre mais bien la place de choix et le potentiel explicatif qui leur sont accordés en tant qu’origine de l’oppression. En utilisant la catégorie d’analyse « femmes d’Afrique » (comme groupe préexistant de personnes opprimées), Cutrufelli nie que, dans leur subordination, dans leur position de pouvoir, dans leur marginalité, dans leur centralité ou dans toute autre position qu’elles occupent dans les réseaux sociaux et de pouvoir particuliers, les femmes puissent avoir une quelconque spécificité historique. Les femmes sont prises comme un groupe unifié « impuissant » et préexistant à l’analyse. Le contexte est spécifié après que le fait a été énoncé. « Les femmes » sont alors placées dans le contexte de la famille, du travail ou de réseaux religieux presque comme si ces systèmes existaient indépendamment des relations des femmes entre elles et avec les hommes.
19Le problème de cette stratégie analytique tient à ce qu’elle suppose que les hommes et les femmes sont des sujets sexo-politiques constitués préalablement à leur implication dans les rapports sociaux. Il faut nécessairement adopter cette hypothèse pour pouvoir entreprendre une analyse des « effets » des structures de la parenté, du colonialisme, de l’organisation du travail, etc., sur « les femmes » d’avance définies comme groupe. Mais on oublie alors le point crucial qui est que les femmes sont le produit de ces rapports tout en étant impliquées dans leur formation. Pour reprendre Michelle Rosaldo : « La place de la femme dans la vie sociale humaine n’est d’aucune manière le produit direct de ce qu’elle fait (ou encore moins une fonction de ce qu’elle est biologiquement) mais du sens que ses interactions sociales concrètes donnent à ses activités » (1980, 400). Le fait que les femmes s’occupent des enfants dans diverses sociétés a moins d’importance que la valeur attribuée à la prise en charge des enfants dans ces sociétés. La distinction entre l’acte de s’occuper des enfants et le statut attribué à cette activité est très importante – elle doit être énoncée et analysée dans son contexte.
Les femmes mariées victimes du processus colonial
20Dans la théorie de Lévi-Strauss sur les structures de la parenté comme système d’échange des femmes, il est important de voir que l’échange lui-même n’est pas constitutif de la subordination des femmes ; les femmes ne sont pas subordonnées à cause de l’acte d’échange mais à cause des modes d’échange institués et à cause des valeurs attribuées à ces modes d’échange. Pourtant, dans Women of Africa, lorsqu’elle parle du rituel de mariage chez les Bemba, un peuple matrilocal, matrilinéaire de Zambie, Cutrufelli se concentre sur le fait même de l’échange matrimonial des femmes avant et après la colonisation occidentale, et non sur la valeur attribuée à cet échange dans ce contexte particulier. Elle en vient donc à définir les femmes bemba comme un groupe cohérent touché de façon particulière par la colonisation. Ici à nouveau, les femmes bemba sont considérées assez unilatéralement comme constituant un groupe de victimes des conséquences de la colonisation occidentale.
21Cutrufelli parle du rituel matrimonial chez les Bemba comme d’un événement à étapes multiples « par lequel un jeune homme s’intègre dans le groupe familial de son épouse en prenant résidence chez lui et en lui offrant ses services pour en retour être nourri et entretenu » (43). Ce rituel se déroule sur de nombreuses années et la relation sexuelle varie en fonction du degré de maturité physique de la fille. Ce n’est qu’une fois qu’elle a suivi, à sa puberté, une cérémonie d’initiation, que les rapports sont acceptés et que l’homme acquiert des droits légaux sur elle. Cette cérémonie d’initiation est l’acte le plus important de la consécration du pouvoir reproductif des femmes, si bien que l’enlèvement d’une non initiée est sans conséquence alors qu’une lourde peine sanctionne celui qui séduit une initiée. Cutrufelli affirme que la colonisation européenne a bouleversé le système matrimonial. Le jeune homme a maintenant le droit d’emmener son épouse loin de son peuple s’il donne de l’argent en contrepartie. Par conséquent, les femmes bemba ont maintenant perdu la protection des lois tribales. Mais le problème est le suivant : on peut voir que la structure traditionnelle du contrat de mariage (par opposition au contrat de mariage postcolonial) donnait aux femmes un certain contrôle sur leurs relations conjugales, mais pour vraiment savoir si les femmes bemba étaient bien toujours protégées par les lois tribales, il faudrait analyser l’importance politique de la pratique réelle qui favorise une fille initiée plutôt qu’une fille non initiée, et qui, par une cérémonie, entraîne un changement des rapports de pouvoir.
22Cependant, on ne peut pas parler des femmes bemba comme d’un groupe homogène à l’intérieur de la structure matrimoniale traditionnelle. Les non initiées ne sont pas impliquées dans les mêmes rapports sociaux que les initiées. En traitant les femmes comme un groupe unifié caractérisé par l’« échange » dont elles font l’objet entre leurs parents masculins, on ne reconnaît pas leurs spécificités socio-historiques et culturelles ni la différence de valeur attribuée à leur échange avant et après leur initiation. Cela revient à considérer leur cérémonie d’initiation comme un rituel sans implication ni conséquence politique. Cela revient également à supposer qu’il suffit de décrire la structure du contrat de mariage pour dépeindre la situation des femmes. On donne aux femmes en tant que groupe une certaine position dans une structure donnée, mais on n’essaie pas d’étudier les conséquences de la pratique matrimoniale dans la constitution des femmes au cœur d’un réseau de rapports de pouvoir en évolution évidente. Les femmes sont donc supposées être des sujets sexo-politiques préalablement à leur implication dans les structures de la parenté.
Les femmes et les systèmes familiaux
23Dans un autre contexte, Elizabeth Cowie (1978) montre le résultat de ce type d’analyse en soulignant la nature spécifiquement politique des structures de la parenté, lesquelles doivent être analysées comme des pratiques idéologiques désignant les hommes et les femmes comme des pères, des maris, des épouses, des mères, des sœurs, etc. Ainsi, selon Cowie, les femmes en elles-mêmes n’ont pas de position dans la famille. Mais c’est dans la famille, par le jeu des structures de la parenté, que les femmes sont construites, c’est là qu’elles trouvent leur définition au sein du groupe et par le groupe. Ainsi, par exemple, lorsque Juliette Minces (1980) dit que la famille patriarcale est à la base de la « vision presque identique » que les sociétés arabes et musulmanes ont des femmes, elle tombe dans le même piège (voir notamment 23). Il est déjà problématique de parler d’une vision commune des femmes dans les sociétés arabes et musulmanes (c’est-à-dire dans plus de vingt pays différents) sans considérer les structures de pouvoir historiques, matérielles et idéologiques qui créent ces images ; mais, en plus, dire que la famille patriarcale ou la structure tribale de la parenté est à l’origine du statut socioéconomique des femmes revient à dire, de nouveau, que les femmes sont des sujets sexo-politiques avant d’entrer dans la famille. Tandis, donc, que les femmes acquièrent une valeur ou un statut dans la famille, le présupposé d’un système de parenté patriarcal unique (commun à toutes les sociétés arabes et musulmanes) semble expliquer que les femmes soient structurellement un groupe opprimé dans ces sociétés ! Ce système de parenté unique, cohérent, est censé influencer une autre entité séparée et donnée : « les femmes ». Aussi toutes les femmes, indépendamment de leurs différences de classe et de culture, souffrent-elles des conséquences de ce système. Toutes les femmes arabes et musulmanes sont considérées comme un groupe opprimé homogène, mais, en outre, il n’est pas question des pratiques spécifiques existant au sein de la famille et qui catégorisent les femmes en mères, en épouses, en sœurs, etc. Les Arabes et les musulmans, apparemment, ne changent pas. Leur famille patriarcale leur vient de l’époque du prophète Mahomet. Ils existent, en quelque sorte, en dehors de l’histoire.
Les femmes et les idéologies religieuses
24On trouve un autre exemple d’utilisation des « femmes » comme catégorie d’analyse dans les analyses transculturelles qui souscrivent à un certain réductionnisme économique pour décrire les relations entre l’économie et des facteurs tels que les idées politiques et l’idéologie. Ici, en ramenant le niveau de comparaison aux relations économiques entre pays « développés et en développement », on nie toute spécificité à la question des femmes. Mina Modares (1981), dans une analyse minutieuse de la question des femmes et du shiisme en Iran, parle de ce problème précisément en critiquant les textes féministes qui traitent l’islam comme une idéologie distincte et extérieure aux relations et pratiques sociales et non comme un discours prescripteur de règles des rapports économiques, sociaux et de pouvoir dans la société. Le travail, riche par ailleurs, de Patricia Jeffery (1979) sur les femmes pirzada et le purdah considère que l’idéologie islamique explique partiellement le statut des femmes car elle donne une justification au purdah. L’idéologie islamique est ici réduite à un certain nombre d’idées que les femmes pirzada intériorisent, contribuant ainsi à la stabilité du système. Mais l’explication principale du purdah est à trouver dans le contrôle que les hommes pirzada exercent sur les ressources économiques et dans la sécurité personnelle que le purdah confère aux femmes pirzada.
25En assimilant l’islam à l’une de ses versions spécifiques, Jeffery lui donne une unité et une cohérence. Modares note : « La “théologie islamique” est alors imposée à une entité distincte et donnée appelée “les femmes”. D’où une seconde généralisation : les femmes (c’est-à-dire toutes les femmes) indépendamment de leurs différences de position dans la société, souffrent ou ne souffrent pas des effets de l’islam. Ces conceptions permettent l’étude transculturelle et non problématique des femmes » (63).
26Marnia Lazreg (1988) développe une idée similaire lorsqu’elle parle du réductionnisme inhérent à la recherche sur les femmes au Proche-Orient et en Afrique du Nord :
Dans un rituel établi où l’auteure explique que la religion est à l’origine de l’inégalité de genre, tout comme, de façon troublante, elle est à l’origine du sous-développement dans une grande partie de la théorie de la modernisation, le discours féministe sur les femmes du Proche-Orient et d’Afrique du Nord reflète l’interprétation que les théologiens eux-mêmes font des femmes dans l’islam. La conséquence générale de ce paradigme est d’empêcher les femmes elles-mêmes d’être présentes, de les empêcher d’être. Les femmes étant subsumées dans la religion présentée en termes fondamentaux, on considère inévitablement qu’elles évoluent dans un temps non historique. Elles n’ont virtuellement aucune histoire. Il est alors impossible de faire quelque analyse du changement que ce soit. (87)
27L’analyse de Jeffery ne tombe pas complètement dans ce type de notion unitaire de la religion (l’islam), mais elle réduit bien toutes les spécificités idéologiques à des rapports économiques et elle universalise à partir de cette comparaison.
Les femmes et le processus de développement
28C’est dans la littérature libérale sur les femmes dans le développement international que l’on trouve les meilleurs exemples d’universalisation à partir d’un réductionnisme économique. Les tenantes de cette école cherchent à étudier les effets du développement pour les femmes du tiers-monde, parfois dans une perspective féministe autoproclamée. Tout au moins, on trouve un intérêt et un engagement évidents pour l’amélioration de la vie des femmes dans les pays « en développement ». Les chercheuses telles que Irene Tinker et Michelle Bo Bramsen (1972), Ester Boserup (1970) et Perdita Huston (1979) ont écrit sur les conséquences des politiques de développement pour les femmes du tiers-monde10. Toutes les quatre partent de l’hypothèse que « développement » est synonyme de « développement économique » ou de « progrès économique ». Comme la famille patriarchale chez Minces, le contrôle sexuel masculin chez Hosken et la colonisation occidentale chez Cutrufelli, le développement devient ici le meilleur égalisateur de tous les temps. Les politiques de développement économique ont des conséquences positives ou négatives pour les femmes, et c’est sur ce constat que s’appuie l’analyse transculturelle.
29Par exemple, Huston (1979) pose que son étude vise à décrire les effets du processus de développement sur « l’unité familiale et ses membres individuels » en Égypte, au Kenya, au Soudan, en Tunisie, au Sri Lanka et au Mexique. Elle affirme que les « problèmes » et les « besoins » exposés par les femmes des milieux ruraux et urbains de ces pays tournent tous autour des questions d’éducation et de formation, de travail et de salaire, d’accès à la santé et aux services, de participation politique et de droits légaux (116). Huston met tous ces besoins en relation avec des politiques de développement trop étroites qui excluent les femmes comme groupe ou catégorie. La solution est donc simple : il faut mettre en œuvre de meilleures politiques de développement qui font de la formation des femmes une priorité ; utiliser les femmes en formation et des femmes agents de développement rural ; les encourager à fonder des coopératives ; etc. (119-22). De nouveau ici, on suppose que les femmes forment un groupe ou une catégorie cohérents et préexistants à leur implication dans le « processus de développement ». Huston suppose que toutes les femmes du tiers-monde ont des problèmes et des besoins similaires. Elles doivent donc avoir des intérêts et des buts similaires. Mais ne pourrait-on pas penser que les intérêts des femmes au foyer urbaines, cultivées, de la classe moyenne égyptienne, pour ne prendre que cet exemple, ne sont pas les mêmes que ceux de leurs employées domestiques pauvres et illettrées ? Les politiques de développement n’ont pas les mêmes conséquences pour ces deux groupes de femmes. Les pratiques qui caractérisent le statut et le rôle des femmes sont différentes d’une classe à l’autre. Le groupe des femmes est constitué par l’interaction complexe entre la classe, la culture, la religion et d’autres institutions et cadres idéologiques. Un système économique ou une politique économique particulière ne suffisent pas à faire d’elles « les femmes » – groupe cohérent. Ces comparaisons transculturelles réductrices entraînent une colonisation des détails de la vie quotidienne et des intérêts politiques représentés et mobilisés par des femmes de différentes classes sociales et de différentes cultures.
30Il est révélateur de constater que les femmes du tiers-monde dont parle Huston ont, selon l’auteure, des « besoins » et des « problèmes » mais que peu, voire aucune, n’ont de « choix » ou la liberté d’agir. On trouve ici une représentation intéressante des femmes du tiers-monde, significative en ce sens qu’elle laisse entrevoir une représentation que les femmes occidentales ont d’elles-mêmes et qu’il convient d’explorer. Huston écrit : « Ce qui m’a le plus surprise et touchée en écoutant des femmes venant d’univers culturels si différents, ce sont les points communs frappants entre leurs valeurs les plus fondamentales – qu’elles soient cultivées ou illettrées, de milieu urbain ou rural – : l’importance qu’elles attribuent à la famille, à la dignité et au service aux autres » (115). Huston considérerait-elles ces valeurs comme inhabituelles pour des femmes occidentales ?
31Ce type d’utilisation des « femmes » comme groupe, comme catégorie d’analyse stable, pose un problème parce qu’il postule l’existence d’une unité anhistorique, universelle, entre les femmes, à partir de l’idée généralisée de leur subordination. Au lieu de démontrer analytiquement la production des groupes politiques socioéconomiquement déterminés des femmes dans des contextes locaux particuliers, cette démarche analytique limite la définition du sujet féminin à l’identité de genre et fait totalement abstraction des identités de classe et d’ethnie. Les femmes comme groupe se caractérisent avant tout par leur genre (défini sociologiquement, pas nécessairement biologiquement), ce qui traduit une notion monolithique de la différence sexuelle. Les femmes constituant alors un groupe cohérent, la différence sexuelle concorde avec la subordination des femmes et le pouvoir est automatiquement défini en termes binaires : on trouve ceux qui l’ont (les hommes) et celles qui ne l’ont pas (les femmes). Les hommes exploitent, les femmes sont exploitées. Ces formulations simplistes sont historiquement réductrices ; de plus, elles n’apportent rien dans l’élaboration de stratégies de lutte contre l’oppression. Elles ne font que renforcer les divisions binaires entre les hommes et les femmes.
32À quoi ressemblerait une analyse qui ne verserait pas dans cette simplification ? Les travaux de Maria Mies montrent quelle force peuvent avoir les travaux des féministes occidentales sur les femmes du tiers-monde quand ils ne tombent pas dans les pièges dont je viens de parler. L’étude de Mies (1982) sur les dentellières de Narsapur en Inde cherche à analyser précisément une industrie domestique importante dans laquelle des « femmes au foyer » produisent des napperons en dentelle consommés ensuite sur le marché mondial. Mies propose une analyse détaillée de la structure de l’industrie dentellière, des rapports de production et de reproduction, de la division sexuelle du travail, des bénéfices et de l’exploitation. Elle analyse également les conséquences globales de ce système où les dentellières sont considérées comme « des femmes au foyer inactives » et leur travail comme « une activité de loisir ». Elle peut alors démontrer les niveaux d’exploitation qui existent dans cette industrie et montrer les effets de ce système de production sur le travail et les conditions de vie des femmes qui y participent. Elle peut en outre analyser « l’idéologie de la femme au foyer », l’image de la femme au foyer inactive, et montrer qu’elle apporte les éléments subjectifs et socioculturels nécessaires à la création et au maintien d’un système de production qui contribue à la paupérisation croissante des femmes et continue à les isoler et à les empêcher de s’organiser. Dans son analyse, Mies montre les effets d’un certain mode d’organisation patriarcal historiquement et culturellement spécifique et qui a pu se construire parce qu’au départ, aux niveaux familial, local, régional, national et international, on a défini les dentellières comme des femmes au foyer inactives. Elle fait ressortir les subtilités et les effets de réseaux particuliers pour ensuite analyser la place centrale de ce groupe particulier de femmes sur un marché mondial hégémonique et exploiteur.
33L’étude de Mies montre bien ce que peuvent apporter des analyses précises, locales et centrées sur le politique. Elle montre de quelle façon la catégorie des femmes est construite dans divers contextes politiques souvent concomitants et en superposition. Elle ne fait pas de généralisation facile pour parler « des femmes en Inde » ou « des femmes dans le tiers-monde » ; elle ne réduit pas la construction politique de l’exploitation des dentellières à des explications culturelles de la passivité et de l’obéissance qui pourraient caractériser ces femmes et les situations dans lesquelles elles se trouvent. Au final, ce mode d’analyse local, politique, qui crée des catégories théoriques à partir de la situation et du contexte analysés, suggère aussi les stratégies correspondantes qui pourraient être efficaces pour s’organiser contre l’exploitation dont souffrent les dentellières. Les femmes de Narsapur ne sont pas de simples victimes du processus de production car elles résistent, défient et subvertissent ce processus à différents moments. Voici un exemple de la façon dont Mies décrit les liens entre d’une part l’idéologie de la femme au foyer, d’autre part la conscience que les dentellières ont d’elles-mêmes et les interrelations entre les deux comme facteurs des résistances latentes qu’elle perçoit chez ces femmes :
La persistance de l’idéologie de la femme au foyer, le fait que les dentellières se perçoivent elles-mêmes comme de petites productrices domestiques et non comme des travailleuses, est possible non seulement à cause de la structure de l’industrie elle-même mais aussi parce que les normes et les institutions patriarcales réactionnaires sont intentionnellement diffusées et renforcées. Aussi la plupart des dentellières ont-elles exprimé l’opinion que portent aussi les exportateurs de dentelle sur les règles du purdah et de la réclusion de leur communauté. En particulier, les femmes kapu ont déclaré ne jamais être sorties de chez elles et que les femmes de leur communauté ne pouvaient pas travailler ailleurs que chez elles et dans la dentellerie, etc. Mais même si la plupart souscrivaient complètement aux normes patriarcales des femmes gosha, on a également pu identifier des éléments contradictoires dans leur pensée. Ainsi, elles regardaient avec mépris les femmes qui pouvaient travailler en dehors de chez elles – comme les femmes mala et madiga intouchables ou les femmes des autres basses castes – mais elles ne pouvaient pas ignorer que ces femmes gagnaient plus d’argent qu’elles précisément parce qu’elles n’étaient pas de respectables femmes au foyer mais des travailleuses. Au cours de l’une des discussions, elles ont même reconnu qu’elles gagneraient à pouvoir sortir elles aussi et travailler comme journalières. Et quand on leur a demandé si elles étaient prêtes à sortir de chez elles pour travailler – dans un lieu unique, dans une sorte d’usine –, elles ont répondu positivement. On peut voir que le purdah et l’idéologie de la femme au foyer, bien qu’encore complètement intériorisés, commencent déjà à se fissurer car ils sont contredits par certaines réalités. (157)
34C’est seulement en ayant compris les contradictions propres à la situation des femmes au sein de différentes structures que l’on peut travailler à définir une action et des contestations politiques efficaces. L’étude de Mies fait beaucoup dans ce sens. Les textes féministes occidentaux sont de plus en plus nombreux à s’inscrire dans cette tradition11, mais on trouve encore, malheureusement, un grand nombre de textes qui versent dans le réductionnisme culturel dont j’ai parlé.
Universalismes méthodologiques ; ou l’oppression des femmes comme phénomène mondial
35Les textes féministes occidentaux sur les femmes du tiers-monde adoptent diverses méthodologies pour démontrer le fonctionnement universel transculturel de la domination masculine et de l’exploitation féminine. Je vais résumer et faire une étude critique de trois de ces méthodes, de la plus simple à la plus complexe.
36Premièrement, l’universalisme est attesté grâce à une méthode arithmétique. Le raisonnement est le suivant : plus les femmes sont nombreuses à porter le voile, plus la ségrégation sexuelle et le contrôle des femmes sont universels (Deardon 1975, 4-5). De la même façon, en cumulant de nombreux exemples différents, fragmentés, pris dans divers pays, on établit apparemment un fait universel. Par exemple, les musulmanes en Arabie saoudite, en Iran, au Pakistan, en Inde et en Égypte portent toutes une forme de voile. Donc, selon ce raisonnement, le contrôle sexuel des femmes est un fait universel dans ces pays (Deardon 1975, 7, 10). Fran Hosken écrit : « Le viol, la prostitution forcée, la polygamie, les mutilations génitales, la pornographie, les violences contre les filles et les femmes, le purdah (la ségrégation des femmes) sont tous des violations des droits humains fondamentaux » (1981, 15). En assimilant le purdah au viol, à la violence domestique et à la prostitution forcée, Hosken affirme que son existence s’explique principalement par sa fonction de « contrôle sexuel », quel que soit le contexte. Toute spécificité culturelle et historique et toutes les contradictions des institutions du purdah sont ainsi niées, et tout aspect potentiellement subversif totalement exclu.
37Dans ces deux exemples, le problème n’est pas d’affirmer que la pratique du port du voile est courante. Les chiffres peuvent étayer cette affirmation. Il s’agit d’une généralisation descriptive. En revanche, le saut analytique qui fait passer du constat du port du voile à l’affirmation d’un sens général à cette pratique – le contrôle des femmes – doit être mis en doute. On peut éventuellement noter une similitude physique entre les voiles portés par les femmes en Arabie saoudite et en Iran, mais la signification précise de cette pratique n’est pas la même d’un contexte culturel et idéologique à l’autre. En outre, il se peut que l’espace symbolique qu’occupe la pratique du purdah soit similaire dans certains contextes ; pour autant, les pratiques elles-mêmes n’ont pas nécessairement le même sens dans la sphère sociale. Par exemple, on sait bien que les Iraniennes de la classe moyenne ont pris le voile pendant la révolution de 1979 pour manifester leur solidarité avec leurs sœurs voilées de la classe ouvrière, tandis que dans l’Iran contemporain, le port du voile est une obligation imposée par les lois islamiques à toutes les femmes. Dans les deux cas, on peut invoquer des explications similaires au port du voile (l’opposition au Shah et à la colonisation culturelle de l’Occident dans le premier cas, une authentique islamisation de l’Iran dans le second), mais les significations concrètes du port du voile par les Iraniennes sont clairement différentes dans les deux contextes historiques. Dans le premier cas, il est un geste révolutionnaire et d’opposition des femmes de la classe moyenne iranienne ; dans le second cas, c’est une contrainte institutionnelle (voir Tabari 1980 pour plus de détails). C’est à partir de ce type d’analyse différenciée et spécifique à chaque contexte que l’on peut élaborer des stratégies politiques efficaces. Il est analytiquement réducteur de supposer que, parce qu’elles doivent porter le voile dans un certain nombre de pays musulmans, les femmes sont universellement opprimées au moyen de la ségrégation sexuelle ; cela s’avère en plus relativement stérile pour l’élaboration d’une stratégie politique d’opposition.
38Deuxièmement, des concepts tels que la reproduction, la division sexuelle du travail, la famille, le mariage, le ménage, le patriarcat, etc., sont souvent utilisés sans autre précision sur les contextes culturels et historiques locaux dans lesquels ils s’inscrivent. Les féministes utilisent ces concepts pour expliquer la subordination des femmes, faisant apparemment l’hypothèse qu’ils sont applicables universellement. Par exemple, comment parler de « la » division sexuelle du travail quand le contenu de cette division change radicalement d’un environnement à l’autre et d’un moment de l’histoire à l’autre ? À son niveau le plus abstrait, le principal aspect de cette division tient à ce qu’elle assigne des tâches différentes en fonction du sexe ; mais cela ne dit rien de la signification et de la valeur que prend le contenu de cette division sexuelle du travail dans différents contextes. La plupart du temps, l’assignation des tâches à partir du sexe a une origine idéologique. Indéniablement, l’affirmation « les femmes se concentrent dans des emplois de service dans de nombreux pays du monde » est valide du point de vue descriptif. De ce point de vue, il peut être possible d’affirmer l’existence, dans différents pays, de la même division sexuelle du travail (par laquelle les femmes travaillent dans les emplois de service comme infirmières, assistantes sociales, etc., et les hommes occupent d’autres types d’emplois). Mais le concept de « division sexuelle du travail » recouvre plus qu’une catégorie descriptive. Il désigne la valeur différentielle attribuée au travail des hommes et à celui des femmes.
39La simple existence d’une division sexuelle du travail sert souvent de preuve de l’oppression des femmes dans diverses sociétés. On a là une confusion et un amalgame entre les potentiels descriptif et explicatif du concept de division sexuelle du travail. Il est possible que des situations apparemment similaires s’expliquent par des facteurs radicalement différents, historiquement spécifiques, et ne doivent pas être considérées comme identiques. Par exemple, on peut interpréter l’augmentation du nombre de femmes cheffes de ménages dans la classe moyenne états-unienne comme un signe d’indépendance croissante et de progrès du féminisme, en partant de l’hypothèse que cette augmentation est due au fait que les femmes choisissent d’être des parents célibataires, au nombre croissant de mères lesbiennes, etc. Mais l’augmentation récente du nombre de femmes cheffes de ménages en Amérique latine12, qui pourrait d’abord être interprétée comme le signe d’un plus grand pouvoir de décision des femmes, est visible surtout dans la couche de population la plus pauvre, là où les choix de vie sont le plus fortement influencés par les contraintes économiques. On peut tenir le même raisonnement pour l’augmentation du nombre de cheffes de ménages chez les femmes noires et chicanas aux États-Unis. La corrélation positive entre ce phénomène et le niveau de pauvreté des femmes de couleur et des femmes blanches de la classe ouvrière aux États-Unis a même un nom désormais : la féminisation de la pauvreté. Ainsi, on peut affirmer que le nombre de cheffes de ménages augmente aux États-Unis et en Amérique latine, mais on ne peut pas affirmer que cette augmentation est un indicateur universel de l’indépendance des femmes, pas plus qu’on ne peut dire qu’il est un indicateur universel de l’appauvrissement des femmes. De toute évidence, la signification et l’explication de cette augmentation sont propres au contexte socio-historique.
40De la même façon, on constate presque partout l’existence d’une division sexuelle du travail, mais celle-ci ne suffit pas à expliquer l’assujettissement universel des femmes dans le travail. Pour montrer que la division sexuelle du travail indique bien une dévalorisation du travail des femmes, on a besoin d’analyser les contextes locaux particuliers. De plus, la dévalorisation des femmes doit elle aussi être démontrée par une analyse minutieuse. En d’autres termes, les catégories d’analyse « division sexuelle du travail » et « femmes » ne se recouvrent pas totalement. Des concepts tels que celui de la division sexuelle du travail ne sont utiles que s’ils reposent sur des analyses locales, contextuelles (voir Eldhom, Harris et Young 1977). En présupposant que ces concepts sont universellement applicables, on homogénéise les rapports de classe, de race, de religion et les pratiques matérielles quotidiennes des femmes du tiers-monde et on fait ainsi naître un sentiment infondé de communauté d’oppressions, d’intérêts et de lutte entre les femmes à l’échelle mondiale. Au-delà de la sororité, le racisme, le colonialisme et l’impérialisme perdurent.
41Enfin, certaines auteures font une confusion entre le genre comme catégorie d’analyse générique et la force universelle et l’instanciation de cette catégorie. En d’autres termes, elles confondent études empiriques des différences de genre et organisation analytique de la recherche transculturelle. La critique de Nature, culture and gender (Strathern et McCormack 1980) par Beverly Brown (1983) illustre on ne peut mieux cette confusion. Selon Brown, nature/culture et féminin/masculin sont des catégories génériques qui, dans leur logique, délimitent et organisent des catégories inférieures (comme sauvage/domestique et biologie/technologie). Ces catégories sont universelles en ce sens qu’elles organisent l’univers d’un système de représentations. Ce rapport est complètement indépendant de la substantialisation universelle d’une catégorie particulière. La critique de Brown tourne autour du fait qu’au lieu d’apporter des éléments de clarification sur la possibilité de généraliser les catégories nature/culture//féminin/masculin en catégories d’organisation génériques, Nature, culture and gender interprète l’universalité de cette équation en tant que vérité se situant au niveau empirique et qui peut être explorée par le travail de terrain. Le paradigme nature/culture//féminin/masculin comme mode universel d’organisation de la représentation dans un système socio-historique particulier n’a donc plus d’utilité. On présume de l’universalisme méthodologique sur la base d’une réduction des catégories analytiques nature/culture//féminin/masculin à l’exigence de preuves empirique de leur existence dans différentes cultures. Les discours sur la représentation sont confondus avec les réalités matérielles et la distinction entre « la Femme » et « les femmes » est abandonnée. Les travaux féministes qui brouillent cette distinction (comme le font souvent, de façon intéressante, certaines féministes occidentales dans la représentation qu’elles ont d’elles-mêmes) construisent au final des images monolithiques des « femmes du tiers-monde » en faisant abstraction des rapports complexes et mobiles qui existent entre, d’une part, la matérialité historique de leurs oppressions et de leurs choix politiques, et, d’autre part, leurs représentations discursives générales.
42Pour résumer, j’ai étudié trois approches méthodologiques présentes dans les travaux transculturels féministes (et dans d’autres travaux universitaires) qui cherchent à mettre au jour une universalité de la subordination des femmes dans la société. La prochaine et dernière partie de cet article fait la synthèse des parties précédentes et va essayer de présenter rapidement les conséquences politiques des stratégies analytiques utilisées dans la littérature féministe occidentale sur les femmes du tiers-monde. Il ne s’agit pas de s’opposer à toute généralisation mais plutôt de préconiser des généralisations prudentes, historiquement spécifiques et adaptées à des réalités complexes. Je ne cherche pas non plus à nier la nécessité de forger des identités et former des alliances politiques stratégiques. Ainsi, les Indiennes de différentes religions, castes et classes peuvent très bien s’unir politiquement dans une volonté de s’organiser contre les violences policières dont sont victimes les femmes (voir Kishwar et Vanita 1984), mais toute analyse de la brutalité policière doit être contextuelle. Les identités politiques d’opposition construites par des coalitions stratégiques se fondent sur une généralisation et des unités provisoires, mais l’analyse de ces identités de groupe ne peut pas s’inspirer de catégories universalistes, anhistoriques.
Le (s) sujet (s) du pouvoir
43Cette partie revient sur ce que j’ai dit précédemment sur la nature politique par essence de la recherche féministe et tente d’expliquer en quoi la relation hégémonique entre la recherche des premier et tiers-monde peut être considérée comme colonialiste. Les neuf références de la collection de Zed Press Women in the Third World dont j’ai parlé13 traitent des domaines communs suivants pour étudier le « statut » des femmes dans diverses sociétés : religion, structures de la famille/de la parenté, système légal, division sexuelle du travail, éducation et, enfin, résistance politique. Un grand nombre de textes féministes occidentaux sur les femmes du tiers-monde portent sur ces thèmes. Bien sûr, les textes publiés par Zed ne se concentrent pas tous sur le même sujet. Par exemple, deux des études, We shall return : Women of Palestine (Bendt et Downing 1982) et We will smash this prison : Indian women in struggle (Omvedt 1980) traitent du militantisme des femmes et de leur engagement politique, tandis que The house of obedience : Women in Arab society (Minces 1980) porte sur le statut légal, religieux et familial des femmes arabes. En outre, on trouve dans ces textes des méthodologies différentes et divers degrés de prudence dans les généralisations. Mais il est intéressant de noter que presque tous les textes partent de l’hypothèse que les « femmes » sont une catégorie d’analyse au sens que j’ai décrit précédemment.
44Il est clair que cette stratégie analytique ne se trouve pas exclusivement dans les publications de Zed Press, et qu’elle n’est pas non plus caractéristique des publications de Zed Press en général. Mais chacun des textes en question postule que « les femmes » ont une identité de groupe cohérente au sein des différentes cultures dont il est question, avant même d’être impliquées dans les rapports sociaux. Gail Omvedt peut ainsi parler des « femmes indiennes » tout en écrivant sur un groupe particulier de femmes de l’état du Maharashtra ; Cutrufelli peut parler des « femmes d’Afrique » et Minces des « femmes arabes » – comme si tous ces groupes de femmes étaient dotés d’une sorte de cohérence culturelle évidente, distincte de celle des hommes de ces sociétés. Le « statut » ou la « position » des femmes est censé aller de lui-même parce que les femmes sont placées en tant que groupe préexistant dans des structures religieuses, économiques, familiales et légales. Mais cette approche, dans laquelle les femmes sont considérées comme un groupe cohérent au-delà des contextes, indépendamment de leur classe ou de leur appartenance ethnique, structure le monde en termes finalement binaires, dichotomiques, où les femmes sont toujours vues par opposition aux hommes, les hommes forcément toujours prédominants dans le patriarcat, et les systèmes religieux, légaux, économiques et familiaux censément construits par des hommes. Les hommes comme les femmes apparaissent donc toujours comme des populations globales et les rapports de domination et d’exploitation s’inscrivent eux aussi dans un postulat impliquant des populations entières – des touts impliqués dans des rapports d’exploitation. Une dichotomie aussi simpliste n’est possible que lorsque les hommes et les femmes sont considérés comme des catégories ou des groupes différents possédant, en tant que groupes, des expériences, une cognition et des intérêts catégoriels distincts déjà constitués.
45Comment la structure et le fonctionnement des rapports de pouvoir s’en trouvent-ils influencés ? L’idée d’une lutte commune de toutes les femmes du tiers-monde, indépendamment de leur classe et de leur culture, contre une oppression générale (trouvant son origine essentiellement dans le groupe détenteur du pouvoir, c’est-à-dire les hommes) implique le présupposé de ce que Michel Foucault (1980, 135-45) appelle le modèle de pouvoir « juridicodiscursif » dont les principales caractéristiques sont « une relation négative » (limite et manque), une « insistance sur la règle » (qui détermine un système binaire), un « cycle de l’interdit », la « logique de censure » et une « uniformité » du dispositif fonctionnant à différents niveaux. Les discours féministes sur le tiers-monde qui postulent l’existence d’une catégorie homogène – un groupe – appelé les femmes œuvrent forcément par l’établissement, au départ, de divisions de pouvoir. Les rapports de pouvoir sont structurés selon d’une part une source de pouvoir unilatérale et indifférenciée et d’autre part une réaction cumulative au pouvoir. L’opposition est alors un phénomène généralisé créé en réaction au pouvoir – lequel est aux mains de certains groupes de personnes.
46Le principal problème de cette définition du pouvoir tient à ce qu’elle enferme toutes les luttes révolutionnaires dans des structures binaires – soit on détient le pouvoir, soit on n’en a pas. Les femmes forment des groupes impuissants, unifiés. Si lutter pour une société juste consiste, pour les femmes en tant que groupe, à passer de l’impuissance au pouvoir, et c’est ce qu’implique le discours féministe qui structure la différence sexuelle selon la division entre les sexes, la nouvelle société sera structurellement identique à l’organisation existante des rapports de pouvoir, elle se constituera simplement en inversion de ce qui existe. Si les rapports de domination et d’exploitation sont définis selon des divisions binaires – des groupes qui dominent et des groupes qui sont dominés – il est certain que l’accès au pouvoir des femmes en tant que groupe suffit pour démanteler l’organisation existante des rapports. Mais les femmes en tant que groupe ne sont pas par essence supérieures ou infaillibles. Le cœur du problème tient dans ce présupposé initial que les femmes forment un groupe ou une catégorie homogènes (« les opprimées »), un présupposé que l’on connaît bien dans les féminismes radicaux et libéraux en Occident14.
47Que se passe-t-il lorsque ce présupposé selon lequel « les femmes forment un groupe opprimé » est utilisé dans la littérature féministe occidentale sur les femmes du tiers-monde ? C’est ici que je situe l’approche colonialiste. En mettant en parallèle la représentation des femmes du tiers-monde et ce que j’ai appelé plus haut la représentation que les féministes occidentales ont d’elles-mêmes dans le même contexte, nous voyons que seules les féministes occidentales deviennent les vrais « sujets » de cette contre-histoire. Les femmes du tiers-monde, elles, ne s’élèvent jamais au-dessus de la généralité débilitante de leur statut d’« objet ».
48Les postulats des féministes radicales et libérales selon lesquels les femmes forment une classe de sexe expliquent peut-être (bien que de façon inadéquate) l’autonomie des luttes de certaines femmes en particulier en Occident ; mais en appliquant aux femmes du tiers-monde l’idée d’une catégorie homogène des femmes, on colonise et on s’approprie la pluralité des situations que connaissent simultanément différents groupes de femmes dans leur classe sociale et leur groupe ethnique ; au final, on leur vole leur capacité d’action historique et politique. De la même façon, de nombreux auteurs publiés par Zed Press qui se situent dans les stratégies analytiques de base du marxisme traditionnel créent implicitement, eux aussi, une « unité » des femmes en remplaçant « le travail » par « l’activité des femmes » comme déterminant théorique principal de la situation des femmes. Ici de nouveau, les femmes constituent un groupe cohérent non pas défini à partir de qualités ou de besoins « naturels » mais à partir de l’« unité » sociologique de leur rôle dans la production domestique et le travail salarié (voir Haraway 1985, 76 notamment). En d’autres termes, le discours féministe occidental, en partant du présupposé que les femmes forment un groupe cohérent et déjà constitué, placé dans les structures de parenté, légales et autres, définit les femmes du tiers-monde comme des sujets en dehors des rapports sociaux au lieu d’étudier la façon dont les femmes sont constituées par ces mêmes structures.
49Les structures légales, économiques, religieuses et familiales sont considérées comme devant être jugées en fonction des normes occidentales. C’est là qu’intervient l’universalité ethnocentrique. En définissant ces structures comme « sous-développées » ou « en développement » et en plaçant les femmes dans ces structures, on produit une image implicite de « la femme du tiers-monde moyenne ». On voit la « femme opprimée » (implicitement occidentale) devenir la « femme opprimée du tiers-monde ». La catégorie de « la femme opprimée » est créée à partir de la seule prise en compte de la différence de genre, mais la catégorie de « la femme opprimée du tiers-monde » a un attribut supplémentaire – la « différence du tiers-monde ». La différence du tiers-monde implique une attitude paternaliste envers les femmes du tiers-monde15. Les divers thèmes que j’ai identifiés (la parenté, l’éducation, la religion, etc.) étant discutés dans le contexte du « sous-développement » relatif du tiers-monde (qui confond de manière injustifiable le développement et le chemin spécifique pris par l’Occident dans son développement, et qui en même temps fait abstraction de l’orientation des rapports de pouvoir entre le premier-monde et le tiers-monde), les femmes du tiers-monde en tant que groupe ou catégorie sont automatiquement et forcément définies comme adeptes d’une religion (comprendre : non progressistes), centrées sur leur famille (comprendre : traditionnelles), manquant de connaissance du droit (comprendre : elle ne savent pas qu’elles ont des droits), illettrées (comprendre : incultes), centrée sur la maison (comprendre : arriérées) et parfois révolutionnaires (comprendre : leur pays est en guerre ; elles doivent se battre !). C’est ainsi qu’est produite la « différence du tiers-monde ».
50En plaçant la catégorie des « femmes opprimées sexuellement » dans des systèmes particuliers du tiers-monde définis à partir d’une norme établie en fonction de présupposés eurocentriques, non seulement on donne une définition particulière des femmes du tiers-monde préalablement à leur entrée dans les rapports sociaux, mais, aucun lien n’étant fait entre les changements de pouvoir du premier et du tiers-monde, on renforce le présupposé selon lequel le tiers-monde n’a pas autant évolué que le premier monde. Ce mode d’analyse féministe, en homogénéisant et en systématisant les expériences de différents groupes de femmes de ces pays, efface tous les modes et les expériences marginaux et résistants16. Il est significatif de constater qu’aucun des textes que j’ai critiqués dans la collection de Zed Press ne traite de politique lesbienne ou de politique des organisations ethniques et religieuses marginales parmi les groupes de femmes du tiers-monde. La résistance ne peut donc se définir que comme cumulative et réactive et non comme inhérente au fonctionnement du pouvoir. Si, comme l’a dit Michel Foucault, on ne peut comprendre le pouvoir que dans son rapport à la résistance17, cette erreur de conceptualisation est problématique tant du point de vue stratégique que du point de vue analytique. Elle limite l’analyse théorique et renforce l’impérialisme culturel occidental. Car dans l’équilibre des pouvoirs entre le premier-monde et le tiers-monde, les analyses féministes qui se rendent coupables de véhiculer et d’entretenir la prédominance de l’idée de supériorité de l’Occident produisent des images correspondantes de la femme du tiers-monde, par exemple celle de la femme voilée, de la mère puissante, de la vierge chaste, de l’épouse soumise, etc. Ces images ont un rayonnement universel, anhistorique, et déclenchent un discours colonialiste qui exerce un pouvoir très spécifique dans la définition, le codage et le maintien des rapports entre le premier-monde et le tiers-monde.
51Pour conclure, j’aimerais montrer un certain nombre de similitudes déconcertantes qui existent entre ces textes féministes occidentaux sur les femmes du tiers-monde, des textes qui typiquement font autorité, et un autre projet qui fait autorité, le projet humaniste en général – l’humanisme considéré comme un projet idéologique et politique occidental qui implique de nécessairement récupérer l’« Orient » et « la Femme » pour en faire les autres. Nombre de penseurs contemporains, dont Michel Foucault (1978, 1980), Jacques Derrida (1974), Julia Kristeva (1980), Gilles Deleuze et Félix Guattari (1977) et Edward Said (1978) ont largement traité de l’anthropomorphisme et de l’ethnocentrisme sous-jacents d’une problématique humaniste hégémonique qui ne cesse de confirmer et de légitimer la centralité de l’homme (occidental). Des théoriciennes féministes comme Luce Irigaray (1981a et 1981b), Sarah Kofman (voir Berg 1982) et Hélène Cixous (1981) ont elles aussi écrit sur la récupération et l’absence de la femme/des femmes dans l’humanisme occidental. On peut présenter les travaux de ces penseurs en disant simplement qu’ils mettent au jour les intérêts politiques qui sous-tendent la logique binaire du discours et de l’idéologie humanistes. Ainsi, comme il est écrit dans un très bon article : « Le premier terme (celui de la majorité) – l’Identité, l’Universalité, la Culture, le Désintéressement, la Vérité, le Bon Sens, la Justice, etc. –, qui est en fait secondaire et dérivé (une construction), supplante et colonise le second terme (celui de la minorité) – différence, temporalité, anarchie, erreur, intéressement, folie, déviance, etc. – qui est, en fait, premier et originel » (Spanos 1984). Autrement dit, c’est seulement dans la mesure où « la femme/les femmes » et « l’Orient » sont définis comme les autres ou comme périphériques que l’homme/l’humanisme occidental peut se représenter comme le centre. Ce n’est pas le centre qui détermine la périphérie mais la périphérie qui, par ses délimitations, détermine le centre. De la même façon que des féministes comme Kristeva et Cixous déconstruisent l’anthropomorphisme sous-jacent du discours occidental, je propose une stratégie pour mettre au jour un ethnocentrisme latent dans certains textes féministes parlant des femmes du tiers-monde18.
52Comme je l’ai dit plus haut, la comparaison entre la représentation que les féministes occidentales ont d’elles-mêmes et celle qu’elles ont des femmes du tiers-monde est très féconde. Des images universelles de la femme du tiers-monde (la femme voilée, la vierge chaste, etc.), construites en superposant la « différence du tiers-monde » et la « différence sexuelle », s’appuient sur les présupposés selon lesquels les Occidentales sont laïques, libérées, contrôlent leur vie (des présupposés qu’elles font ainsi davantage ressortir). Je ne dis pas que les Occidentales sont réellement laïques, libérées, qu’elles contrôlent leur vie. Je parle ici d’une représentation de soi discursive et pas nécessairement de la réalité matérielle. S’il s’agissait d’une réalité matérielle, on n’aurait pas besoin de mouvements politiques de lutte en Occident. De la même façon, c’est seulement depuis la position privilégiée de l’Occident que l’on peut définir le tiers-monde comme sous-développé et économiquement dépendant. Sans le discours surdéterminé qui crée le tiers-monde, il n’existerait pas de premier-monde (unique et privilégié). Sans « la femme du tiers-monde », la représentation particulière que les Occidentales ont d’elles-mêmes, dont j’ai parlé précédemment, serait problématique. Je pense donc que l’une permet et entretient l’autre. Les textes des féministes occidentales sur le tiers-monde ne font pas autant autorité que le projet humaniste occidental. Mais compte tenu de l’hégémonie de l’establishment académique occidental dans la production et la diffusion des textes, et compte tenu du caractère impératif et légitimant du discours humaniste et scientifique, la définition de « la femme du tiers-monde » monolithique cadre probablement plus largement avec la praxis économique et idéologique de la recherche scientifique « désintéressée » et du pluralisme qui sont les manifestations de surface d’une colonisation économique et culturelle sous-jacente du monde « non occidental ». Il est temps de dépasser le Marx qui pouvait dire : ils ne peuvent pas se représenter ; ils doivent être représentés.
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Notes de bas de page
1 Des termes comme ceux de tiers-monde et premier-monde sont très problématiques à la fois parce qu’ils suggèrent des similarités trop simplifiées entre les pays qu’ils désignent et parce qu’ils renforcent les hiérarchies économiques, culturelles et idéologiques existantes que cette terminologie évoque. C’est en toute conscience des problèmes qu’il pose que j’utilise le terme de tiers-monde car c’est la seule terminologie dont nous disposions actuellement. J’en fais donc ici un usage critique.
2 Je dois cette formulation particulière du projet de théorisation féministe à Teresa de Lauretis. Voir notamment l’introduction à son livre Alice doesn’t (de Lauretis 1984).
3 Cette idée rappelle la façon dont Homi Bhabha définit le discours colonial comme créant stratégiquement l’espace d’un peuple sujet par la production de savoir et l’exercice du pouvoir : « Le discours colonial est un dispositif de pouvoir, un dispositif qui s’articule sur la reconnaissance et le reniement des différences de race/de culture/d’histoire. Sa principale fonction stratégique consiste à créer l’espace d’un peuple sujet par la production d’un savoir qui détermine une surveillance et encourage une forme complexe de plaisir/absence de plaisir. Il (le discours colonial) cherche à valider ses stratégies par la production, par les colonisateurs et les colonisés, de savoirs perçus de façon stéréotypée mais évalués de façon antithétique » (1983, 23).
4 Comme le prouvent un certain nombre de documents et de rapports sur les Conférences internationales des Nations unies sur les femmes de Mexico en 1975, de Copenhague en 1980, et sur la conférence de Wellesley sur les femmes et le développement en 1976. Nawal el Saadawi, Fatima Mernissi et Mallica Vajarathon (1978) décrivent cette conférence comme ayant été « préparée et organisée par des États-uniennes » et disent qu’elle a réduit les participantes du tiers-monde à la position de public passif. Elles soulignent le fait que les Occidentales n’ont pas conscience de participer elles-mêmes aux effets de l’impérialisme et du racisme, manque qui ressort dans leur affirmation d’une « sororité internationale ». Le féminisme euro-états-unien qui cherche à se présenter comme seul féminisme légitime est qualifié d’« impérial » par Valerie Amos et Pratibha Parmar (1984).
5 La collection Women in the Third World de Zed Press est unique dans sa conception. J’ai choisi de me concentrer sur cette collection car c’est, à ma connaissance, la seule collection contemporaine à postuler que les femmes du tiers-monde forment un sujet d’étude et de recherche distinct et légitime. Depuis 1985, date de l’écriture de la première version de cet article, de nombreux nouveaux ouvrages ont été publiés dans la collection Women in the Third World. Je suppose donc que Zed en est arrivé à occuper une position plutôt privilégiée dans la diffusion et la construction des discours portant sur des femmes du tiers-monde ou écrits par des femmes du tiers-monde. Un certain nombre des ouvrages de cette collection sont excellents, notamment ceux qui traitent directement des luttes de résistance des femmes. De plus, Zed Press publie régulièrement des textes progressistes féministes, antiracistes et anti-impérialistes. Mais un certain nombre de textes écrits par des sociologues, anthropologues et journalistes féministes sont symptomatiques des travaux qui me préoccupent, écrits par des féministes occidentales sur des femmes du tiers-monde. L’analyse de quelques-uns des travaux de cette collection me sert donc de point d’entrée tout à fait représentatif pour parler des discours que j’essaie de situer et de définir. En me concentrant sur ces textes, j’essaie donc de faire une critique de l’intérieur : c’est simplement que j’attends et que j’exige davantage de cette collection. Il va sans dire que les maisons d’édition progressistes ont elles aussi leurs auteurs de référence.
6 J’ai traité cette question particulière dans une critique de la construction de l’« histoire du point de vue des femmes » (Ndt : women’s herstory ) par Robin Morgan dans son introduction à Sisterhood is global (1984) ; (voir Mohanty 1987, notamment 35-37).
7 On trouve un autre exemple de ce type d’analyse dans le Gyn/ecology de Mary Daly (1978). Le présupposé de Daly dans ce texte, qui veut que les femmes en tant que groupe soient réduites au statut de victimes sexuelles, l’amène à faire une comparaison très problématique entre les attitudes envers les sorcières et les guérisseuses en Occident, le bandage des pieds en Chine et les mutilations génitales des femmes en Afrique. Selon Daly, les femmes en Europe, en Chine et en Afrique composent un groupe homogène parce qu’elles sont victimes du pouvoir des hommes. Non seulement cet étiquetage (des femmes comme victimes sexuelles) éradique les réalités et les contradictions historiques et matérielles spécifiques qui créent et perpétuent des pratiques telles que la chasse aux sorcières et les mutilations génitales, mais il occulte aussi les différences, les complexités, l’hétérogénéité du parcours de femmes de différentes classes, religions et nations en Afrique, pour prendre cet exemple. Comme l’a montré Audre Lorde (1984), les Africaines ont en commun une histoire de guérisseuses et de déesses qui noue entre elles un lien probablement plus pertinent que ne le fait leur statut de victime. Mais Lorde comme Daly versent dans les présupposés universalistes (positifs et négatifs) sur « les femmes africaines ». Le plus important tient à la diversité complexe, historique, des différences de pouvoir, aux points communs, et aux résistances qui existent parmi les femmes en Afrique et qui construisent les Africaines en sujets de leur propre politique.
8 Voir Eldhom, Harris et Young (1977) pour une bonne discussion de la nécessité de théoriser la violence masculine dans des cadres sociétaux particuliers au lieu de la supposer universelle.
9 NdT : Femmes d’Afriques : les origines de l’oppression.
10 On peut aussi trouver ces idées, à des degrés divers, dans des collections telles que Wellesley Editorial Committee (1977) et Signs (1981). Pour une excellente introduction à la question des femmes dans le développement, voir ISIS (1984). Pour une discussion plus proprement politique sur féminisme et développement et les enjeux de cette question pour les femmes pauvres du tiers-monde, voir Sen et Grown (1987).
11 Voir les textes de Vanessa Maher, Diane Elson et Ruth Pearson et Maila Stevens dans Young, Walkowitz et McCullagh (1981) ; et les textes de Vivian Mob et Michele Mattelart dans Nash et Safa (1980). Pour des exemples de travaux excellents, lucides, menés par des féministes écrivant sur les femmes de leurs propres milieux historiques et géographiques, voir Lazreg (1988), Spivak (1987) et Mani (1987).
12 Voir Harris (1983). Parmi les autres rapports du Minority Rights Group, voir Deardon (1975) et Jahan et Cho (1980).
13 Zed Press a publié les ouvrages suivants : Jeffery (1979), Latin American and Caribbean Women’s Collective (1980), Omvedt (1980), Minces (1980), Siu (1981), Bendt et Downing (1982), Cutrufelli (1983), Mies (1982) et Davis (1983).
14 Pour des discussions succinctes sur les féminismes radicaux et libéraux occidentaux, voir Z. Eisenstein (1981) et H. Eisenstein (1983).
15 Amos et Parmar (1984) décrivent les stéréotypes que l’on trouve dans la pensée féministe euro-étatsunienne : « L’image véhiculée est celle de la femme asiatique passive assujettie aux pratiques oppressives au sein de la famille asiatique, avec la volonté soulignée d’“aider” les femmes asiatiques à se libérer de leur rôle. Ou on trouve la femme afro-caribéenne forte qui, malgré sa “force”, est exploitée par le “sexisme” considéré comme une caractéristique importante des rapports entre les hommes et les femmes afro-caribéens » (9). Devant ces images, on voit quelle place essentielle occupe le paternalisme dans la pensée féministe qui intègre ces stéréotypes, un paternalisme qui peut aboutir à ce que ce soient les féministes euro-états-uniennes qui définissent les priorités des femmes de couleur.
16 Je développe la question de la théorisation de l’expérience dans Mohanty 1987 et Mohanty et Martin 1986.
17 C’est l’un des points centraux de Foucault (1978 et 1980) dans sa reconceptualisation des stratégies et du fonctionnement des réseaux de pouvoir.
18 Pour un plaidoyer pour une nouvelle conception de l’humanisme dans les travaux sur les femmes du tiers-monde, voir Lazreg (1988). La position de Lazreg peut sembler diamétralement opposée à la mienne mais je la vois comme un prolongement provocateur et potentiellement positif de certaines des implications de mes idées. En critiquant le rejet de l’humanisme par les féministes au nom de « l’Homme essentiel », Lazreg montre ce qu’elle appelle un « essentialisme de la différence » dans ces mêmes projets féministes. Elle demande : « Dans quelle mesure le féminisme occidental peut-il se passer d’une éthique de la responsabilité quand il parle des femmes différentes ? Il ne s’agit ni de subsumer les autres femmes dans sa propre expérience ni de maintenir une vérité à part pour elles. Il s’agit plutôt de leur permettre d’être, tout en reconnaissant que ce qu’elles sont a autant de sens, est aussi valable et compréhensible, que ce que nous sommes… En effet, lorsque les féministes nient fondamentalement aux autres femmes l’humanité qu’elles revendiquent pour elles-mêmes, elles se dégagent de toute contrainte éthique. Elles s’adonnent à un partage de l’univers social entre nous et elles, des sujets et des objets » (99-100). Ce texte de Lazreg, ainsi qu’un texte de Satya P. Mohanty (1989) ouvrent des voies pour des analyses transculturelles lucides qui vont au-delà de la déconstruction et se situent sur un mode fondamentalement constructif pour proposer des zones de recouvrement pour des comparaisons transculturelles. Le texte de Mohanty appelle non pas à un « humanisme » mais à reconsidérer la question de l’« humain » dans un contexte post-humaniste. Il affirme qu’il n’y a pas nécessairement d’incompatibilité entre la déconstruction de l’humanisme occidental et cette élaboration positive de l’humain, et que ce travail est essentiel pour que le discours politique et critique contemporain évite les incohérences et les faiblesses d’une position relativiste.
Auteurs
Professeure et directrice du Department of Women’s and Gender Studies, Syracuse University, États-Unis.
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