De la postcolonie et des femmes : apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes
p. 81-99
Note de l’éditeur
Référence : Haase-Dubosc, Danielle, et Maneesha Lal. “De la postcolonie et des femmes : apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes” in Christine Verschuur, Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, Genève, Cahiers Genre et Développement, n°7, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2010, pp. 81-99, DOI : 10.4000/books.iheid.5867 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Au début de ce survol de l’imbrication intellectuelle entre analyses féministes et études postcoloniales en langue anglaise1, signalons que des chercheuses féministes n’ont pas attendu la constitution de ce nouveau champ pour examiner les conditions faites aux femmes dans les pays du « Nord » et du « Sud ». Souvent, ces chercheuses faisaient partie de populations minorées2 par le racisme et/ou par le colonialisme et, plus récemment, par le néocolonialisme de l’époque « postcoloniale ». D’autres encore adhéraient aux principes socialistes et marxistes dans leurs analyses féministes. Cette affirmation va à l’encontre des idées généralement reçues dans la critique et mérite une explication.
2Donnons ici trois exemples, les deux premiers situés dans le Nord, le second dans le Sud. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Inde seront les territoires dans lesquels s’inscrira notre recherche tout au long de cet article.
3Aux États-Unis, encore aujourd’hui, une opinion répandue prétend que la deuxième vague du féminisme n’aurait réuni que des femmes bourgeoises, blanches et de classe moyenne autour d’une notion universaliste et genrée de la sororité. Ces féministes auraient été toutes plus focalisées sur la question de l’oppression de sexe que sur les autres formes d’oppression et de différence entre les femmes. Cette façon d’évaluer le passé des quarante dernières années du féminisme ne rend pas compte de la réalité sur le terrain depuis les années 1970, mais bien plutôt de l’évolution du féminisme occidental dans le temps : nous y reviendrons. En ce qui concerne les débuts de la deuxième vague, comme l’a montré Benita Roth (2004, 181-183, 206, 225), les années 1960 et 1970 ont rendu visibles de multiples féminismes. En effet, des regroupements distincts, provenant soit de la nouvelle gauche (New Left), du mouvement Black Liberation, ou du mouvement Chicano (hispanique) se sont créés lorsque, mixtes au départ, ceux-ci se sont tous avérés hostiles à l’analyse et l’activisme féministes. Précisons que dans les premiers temps, les féministes radicales et socialistes, qu’elles aient été blanches ou non, adhéraient au principe de l’intersection des oppressions de classe, de sexe, de race et de sexualité. Il suffit de relire les manifestes de l’époque tels que Redstockings (1969) et de ne pas passer sous silence l’importante contribution de la pensée lesbienne pour s’en rendre compte : très tôt, cette dernière permet de théoriser l’hégémonie de l’hétérosexualité en termes politiques3.
4Malgré les déclarations de principe et l’analyse des oppressions multiples et croisées, l’unité du mouvement de libération des femmes ne résista pas aux clivages politiques et sociaux qui se manifestèrent parmi les féministes, tout comme dans la société américaine capitaliste en général, dont elles faisaient partie. Les féministes blanches qui se réclamaient en majorité du libéralisme (au sens américain de « progressiste ») plutôt que du socialisme, les Afro-Américaines et les Chicanas ont préféré élaborer leurs mouvements séparément, en partie à cause de divisions dues aux inégalités de classe, de race4 ou d’appartenance ethnique qu’il ne suffisait pas de nier au nom d’une sororité « universelle ». Il faut aussi rappeler les réalités socioéconomiques de l’époque. Au moment même de la seconde vague et de l’entrée massive des femmes dans le monde du travail, la croissance économique des États-Unis ralentissait : les femmes sont devenues des actrices économiques importantes précisément à ce moment-là et, pour la plupart d’entre elles, il s’est agi de fournir une main d’œuvre bon marché à un système qui commençait à restructurer l’économie globale. La féminisation de la pauvreté a pris des dimensions jusque-là inconnues, au moment même où les luttes féministes ont permis de réelles avancées sociales… mais pour certaines femmes plus que d’autres5. Donnons ici un exemple : une des premières réussites du féminisme dans les sociétés anglophones a été non seulement la création mais la prolifération de cours en Women’s Studies dans les universités. Leur succès a permis bien des avancées dans l’histoire des femmes ; toutefois, la recherche était presque toujours menée par des femmes blanches, issues des classes moyennes, nanties de diplômes et promulguant le plus souvent un courant réformiste et libéral du féminisme dans l’institution. Ce féminisme « par le haut » se souciait peu, malgré les bonnes intentions affichées, d’un féminisme « par le bas ».
5Toujours est-il que les féministes appartenant aux minorités raciales et/ou ethniques, ainsi que celles qui se réclamaient d’une pensée socialiste, ont très vite établi des comparaisons et des parallèles entre le statut des femmes appartenant à ces minorités en Occident et celui des peuples du « tiers-monde », considérant que la condition de ces femmes relevait d’un statut colonial non reconnu comme tel par le féminisme blanc dominant (mainstream). Deux divergences importantes furent très vite soulignées et explicitées : 1. Loin de considérer l’avortement libre et le libre accès au contrôle des naissances comme des conditions essentielles à leur libération, les femmes minorées éprouvaient une indifférence sinon une grande méfiance envers cette revendication du féminisme dominant : les stérilisations forcées étaient des réalités qu’elles comprenaient comme autant de tentatives de contrôle démographique et même de génocide. 2. L’autre grande injonction fédératrice du féminisme blanc était de se libérer de l’emprise de la famille patriarcale : mais les chercheuses appartenant aux minorités raciales soulignaient que dans ces communautés, les femmes faisaient, au moins en partie, cause commune avec leurs « frères », victimes comme elles du racisme, et qu’elles trouvaient souvent dans la famille un refuge contre l’aliénation subie. Citons ici les textes de Toni Cade Bambara, The pill : Genocide or liberation (1970 – La Pilule : génocide ou libération), mais aussi ceux de Robin Morgan, On women as a colonized people (1977 – Des Femmes comme peuple colonisé), ainsi que ceux de deux célèbres « colonisées de l’intérieur » : Angela Davis, Rape, racism and the myth of the black racist (1981 – Viol, racisme et le mythe du raciste noir) et Audre Lorde, The master’s tools will never dismantle the master’s house (1984 – Les Outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître)6.
6Au Royaume-Uni aussi, le « féminisme noir » s’oppose à ce « féminisme blanc » qui tient le haut du pavé :
Beaucoup de femmes noires se sont senties aliénées parce que leurs vies, leurs expériences, leurs histoires n’étaient pas reconnues par le WLM [Women’s Liberation Movement]. Les féministes noires ont exigé, et exigent toujours, que le racisme soit reconnu comme un aspect structurant de nos relations avec les femmes blanches. La théorie et la pratique féministes blanches doivent reconnaître que les femmes blanches sont dans un rapport de pouvoir d’oppresseur de femmes noires. Cet état de fait compromet toute théorie et pratique féministe fondée sur la notion de simple égalité. (Carby 1982, 213-214)7
7Les conditions faites aux femmes de l’immigration et le fait que leurs rôles genrés dans la société soient construits selon la race, à la fois dans le monde du travail et dans la culture britannique, ont été analysés par des féministes de l’immigration dès les années 1970. Mais la chercheuse Pratibha Parmar (1982), dans son étude sur les femmes asiatiques en Grande-Bretagne, note l’absence quasi totale de reprise de ces analyses dans les contextes institutionnels européen et britannique.
8En Inde, les mouvements féministes de la deuxième vague se sont surtout développés à partir de mouvements politiques de gauche, d’inspiration marxiste et maoïste. Il n’est donc pas surprenant que, dès le départ, une attention scrupuleuse ait été portée à l’analyse du genre en fonction de la classe sociale. Toutefois, la question problématique de la caste fut longtemps laissée de côté, certaines diraient censurée, pour des raisons historiques. La formation de la nation (1947) postulait l’abolition des castes : un des effets secondaires de cette abolition fut « d’effacer » du discours indien cette catégorie analytique. Elle resurgira quarante ans plus tard. La source incontournable à consulter pour comprendre la richesse (et les manquements) de l’analyse féministe indienne à l’époque demeure le rapport Towards equality (1974), préparé pendant quatre ans par la Commission sur le statut des femmes en Inde (Committee on the Status of Women in India) pour l’Année internationale des femmes (1975). Ce rapport analyse le statut des femmes dans les différentes communautés indiennes après plusieurs décades d’indépendance et souligne les profondes variations de l’accès des femmes au pouvoir et à la viabilité économique. Il faut consulter l’article de Vina Mazumdar (2002), qui, à partir d’un travail collectif mené en 1994, examine, avec la distance critique requise, les termes de référence proposés au début des années 1970 pour construire les enquêtes : l’autrice détaille les orientations particulières des questionnaires et comment celles-ci ne permettaient pas de poser les questions qui auraient été pertinentes pour la plupart des femmes indiennes. Elle souligne que les chercheuses, faisant toutes partie des classes dominantes moyennes et supérieures, n’avaient pas su comprendre les femmes appartenant à d’autres classes sociales dans leur propre société8.
9Ce n’est pas dans le cadre de cet article que nous pourrons pleinement analyser pourquoi les contributions de féministes afro-américaines, chicanas, asiatiques, ainsi que celles des féministes blanches radicales ont été si largement passées sous silence, et même si ignorées que l’on puisse avoir prétendu, comme nous l’avons souligné au début de cette introduction, que le féminisme de la deuxième vague n’aurait été l’affaire que des femmes bourgeoises blanches. La quasi-disparition du New Left comme force politique aux États-Unis et, plus généralement, la récupération (en anglais, cooptation) d’un féminisme libéral (au sens américain) par le néolibéralisme mondial y sont certainement pour beaucoup, comme nous le verrons. Toujours est-il que la presse et les médias en Occident ont le plus souvent censuré la participation au féminisme de multiples courants minoritaires et ont ainsi fait, rétrospectivement, du féminisme blanc majoritaire le seul porte-parole de l’époque. Quant à l’apport des féministes non Occidentales, il était pratiquement inconnu du public occidental. Savait-on même – si l’on n’était pas spécialiste et/ou marxiste – que de nombreux féminismes existaient en dehors du monde occidental ? Cette « ignorance bénie »9 comme le serait un privilège et ces « oublis » ont eu plus d’un effet pervers. Entre autres, ils ont parfois permis à une nouvelle génération de féministes postcoloniales de trop oublier leurs aînées. Les « jeunes » se sont souvent arrogé un mérite imaginaire : d’une part, celui d’avoir récusé la préoccupation univoque des féministes historiques pour le genre – alors que cela avait déjà été fait et bien fait ; d’autre part, elles ont prétendu avoir « découvert » les catégories de race, de classe et, plus tard, de la sexualité. Or, avec le recul, on peut percevoir une continuité et non une rupture dans la pensée féministe minoritaire, continuité occultée mais qui devient plus visible avec les études postcoloniales.
10On pourrait donc (presque) inverser notre titre et parler de l’apport des féminismes aux études postcoloniales plutôt que du contraire.
Les « Postcolonial Studies »
11La création d’études postcoloniales dans les universités et les centres de recherches aux États-Unis et en Grande-Bretagne au cours des trente dernières années eut lieu, en large mesure, à partir de travaux visant à explorer et faire comprendre comment le pouvoir du discours occidental a « construit » et « inventé » une vision de l’Autre. Le poids écrasant de « l’impérialisme de l’universel », comme dirait Pierre Bourdieu, sur les sociétés coloniales et postcoloniales se constaterait non seulement par l’exploitation matérielle des femmes et des hommes, mais par une pensée blanche et bourgeoise qui interprète et théorise la situation des « autres » à partir de sa propre vision – souvent non examinée – du monde. « Déconstruire » cette pensée, révéler son contenu idéologique et européocentrique, voire tenter de la remplacer par une autre vision, celle d’une multiplicité de « points d’entrée » dans un monde qui ne serait plus représenté, symboliquement, par un centre et sa circonférence, mais plutôt par des « constellations » dont aucune ne serait un centre : voilà en quelques mots les buts de cette démarche. Les problématiques postcoloniales utilisent aussi les apports de Foucault afin de cerner les relations entre le savoir et le pouvoir, et ce sont les représentations culturelles de ces relations qui sont mises au premier plan dans l’analyse.
12On remarquera qu’une partie des recherches menées par des féministes minoritaires se retrouve dans cette optique : reconnaître l’européocentrisme de la pensée permet en effet de poser le problème de la représentation de ceux et de celles qui ont été situé-e-s par cette pensée même comme objets et non comme sujets de l’histoire. Une fois démontrées, les logiques conduisant à la dépossession d’identité auraient dû ouvrir la voie à une réappropriation d’identités plurielles (Diouf 2006), mais une question essentielle n’était pas clairement posée : comment une véritable réappropriation peut-elle avoir lieu dans une situation de dépendance économique ? Le déplacement vers les aspects culturels et discursifs de l’impérialisme blanc de l’universel occultait trop souvent les conditions politiques et économiques des dominé-e-s et semblait ne laisser de place ni aux luttes féministes, ni à l’analyse du statut des femmes dominées dans les minorités raciales et/ou ethniques. Cette légitime critique féministe adressée aux études postcoloniales a porté ses fruits, comme nous le verrons dans la section suivante.
13Selon l’avis général, les trois pionniers des études postcoloniales sont Edward W. Said, Homi Bhabha et Gayatri Chakravorty Spivak. La parution du livre d’Edward Said, Orientalism (1978), signale le moment fondateur du postcolonialisme. Said démontre que l’Occident a « inventé » l’Orient qui lui convenait et que les nations colonisatrices se sont « inventé » leurs propres narrations, empêchant ainsi les colonisé-e-s de développer les leurs. Comment, en effet, faire l’histoire de son propre passé quand celui-ci a été occulté ou récupéré par la pensée du dominant ?10 Homi Bhabha, dans Nation and narration (1990) et The location of culture (1994), souligne l’ambivalence au cœur de la domination coloniale et analyse les phénomènes de mimétisme, d’appropriation et de résistance en jeu dans la relation dialogique qui lie colonisateur-trice et colonisé-e. Enfin, Gayatri Spivak, dans In Other worlds : Essays in cultural politics (1987), « Can the subaltern speak » (1988) et A critique of postcolonial reason : Toward a history of the vanishing present (1999), explore les ramifications éthiques et politiques des positionnements intellectuels du pouvoir colonisateur dans ses manifestations présentes11. Par son engagement féministe, elle fait la jonction entre les études postcoloniales et les études féministes dans le monde universitaire anglophone. L’importance de sa pensée pour les études culturelles contemporaines et pour les féministes postcoloniales en particulier continue à être considérable.
14Il convient de souligner que ces trois intellectuel-le-s fondateurs-trices viennent « d’ailleurs », en l’occurrence de Palestine et d’Inde, et enseignent ou ont enseigné dans de prestigieuses universités britanniques et/ou nord-américaines. Nourri-e-s par leurs réflexions sur le passé colonial et par la lecture des philosophes occidentaux – Gramsci, Derrida, Deleuze, Foucault, Fanon, Lacan, entre autres (mais les penseuses sont singulièrement absentes) – ils/elle entreprennent avec brio la déconstruction de l’ethnocentrisme des littératures et des esthétiques européennes. Cette entreprise a d’abord été menée dans des départements d’anglais ou de littérature12, ce qui explique, au moins en partie, sa tendance à s’enfermer parfois dans une théorisation à outrance.
15Il nous faut aussi insister sur le fait que la dissémination des études qui en résultèrent a lieu très majoritairement en langue anglaise. Dans la mesure où les rapports entre colonisateur-trice-s et colonisé-e-s sont au cœur du sujet, tout le Commonwealth est devenu un laboratoire réactif d’observation et de critique dans des domaines qui dépassent le cadre national, bien qu’ils se situent aussi en son sein. Grâce à l’apport de chercheur-e-s de l’ancien empire britannique, ayant accès à l’anglais, une double circulation entre les anciennes colonies et l’Angleterre a permis de réelles avancées dans la pensée postcoloniale13. Les chercheuses venant « d’ailleurs » ainsi que les « colonisées de l’intérieur » trouvèrent pour la première fois des postes universitaires et une audience internationale. Le monde académique du Commonwealth et des États-Unis a changé considérablement, sollicitant, malgré l’opposition d’une arrière-garde, la venue de ces chercheur-e-s et leur faisant une place importante dans les programmes et les cours.
16Un énorme chantier s’est alors ouvert d’abord en littérature mais bientôt en histoire culturelle et plus généralement en sciences sociales. Le réexamen des archives coloniales amena les chercheur-e-s à envisager différemment les questions de domination et de résistance, afin de comprendre l’histoire des siècles derniers en fonction des relations coloniales et impérialistes. Les formes contemporaines d’inégalité structurelle entre les États-nations se trouvèrent ainsi liées à la persistance du passé colonial. Le rôle historique du colonialisme occidental dans l’administration et la gestion des flux migratoires mondiaux des personnes, des biens et des idées fut examiné dans sa complexité. Grâce en large partie aux études postcoloniales, la conviction que l’Europe moderne s’est construite en fonction de ses projets impériaux s’est largement répandue dans le monde intellectuel anglo-saxon. Les études postcoloniales démontrèrent aussi que les influences n’ont pas été à sens unique : la métropole a eu des effets sur la colonie certes, mais la colonie a aussi influencé la métropole ; on est allé jusqu’à affirmer qu’elle pouvait « décoloniser » le Nord, ou tout au moins désenclaver sa pensée.
17L’essor spectaculaire des études postcoloniales, les milliers de livres et d’articles qu’elles ont suscités, les colloques, les anthologies, les glossaires, les dictionnaires et les sites web attestent à la fois de leur succès et de la perplexité occasionnée par ce succès même. Dans la mesure où elles n’ont pas de terrain délimité et ne se confinent pas à une discipline particulière, leur « champ » ressemble à « une entité poreuse » sans frontières spatiales ou temporelles. Ceci présente le danger d’enfermer tous les colonisés dans une catégorie homogène – évoquons ici la catégorie « femmes du tiers-monde » – ainsi que d’exclure le pré-colonial comme si rien n’avait existé ou perduré face à l’européocentrisme. Enfin, devenu lui-même normatif dans l’institution universitaire, ce champ d’études se prête depuis un certain temps à des interprétations contradictoires. Pour certains, la théorie postcoloniale est radicale et remet en question l’épistémologie du savoir ; pour d’autres, elle n’est qu’une nouvelle péripétie intellectuelle du système capitaliste occidental14. Selon la critique post-marxiste, l’attaque menée par les études postcoloniales contre le « canon », constitué d’œuvres des « grands hommes » de l’Occident et de leurs « grandes narrations », sert le système capitaliste car ce dernier, du coup, échappe à l’analyse en devenant, en quelque sorte, « hors jeu ». En effet, le capitalisme ne peut plus être considéré comme objet critique dans la mesure où cela implique de prendre au sérieux la « grande narration » économique. Or, faut-il abandonner cette théorie au prétexte qu’elle est une « grande narration », alors même qu’avec la mondialisation, elle fait la preuve de sa validité ? Si les études postcoloniales ne s’attachent qu’à l’analyse des fragments, des spécificités, des différences et du « local », elles ne risquent guère de contester le système actuel ni de présenter une menace pour la pensée dominante. Bien au contraire, « l’adhésion au concept de la différence fera – si ce n’est déjà fait – des théoriciens postcoloniaux les penseurs radicaux préférés du capitalisme corporatiste »15.
18Notons que si on adopte l’oukase postcolonial contre tout « Grand projet », cela exclut également les féminismes. Nous verrons dans la prochaine partie que les féministes postcoloniales ne l’ont pas entendu ainsi.
19Malgré ces critiques, en partie justifiées, les études postcoloniales se sont montrées capables de « coloniser » bien des sujets de recherche en leur appliquant leur langage conceptuel et leurs paradigmes. Elles ont aussi, dans certains cas, évolué politiquement et séduisent encore, permettant de développer de nouveaux points de vue, d’effectuer de nouvelles explorations et même d’attaquer le « nouvel ordre du monde ». Ceci est certainement le cas pour les études féministes.
Études féministes : apport des études postcoloniales et féminisme postcolonial
20Nous l’avons dit, certains féminismes de langue anglaise n’ont pas attendu les études postcoloniales pour élaborer une théorie faisant ressortir l’intersection entre plusieurs catégories afin d’étudier les conditions des femmes. Mais, nous l’avons aussi souligné, la vision d’un certain « impérialisme du féminisme » (lire « libéral, blanc et euro-américain ») avait largement pris le dessus. Et il est évident que le féminisme dominant continue à se manifester ! On peut comparer l’attitude de certaines féministes américaines qui ont adhéré au projet de « libération » des femmes afghanes à celle de certaines féministes françaises qui ont souhaité « libérer » de jeunes Françaises musulmanes du port du foulard en soutenant la loi d’exclusion promulguée après le rapport de la commission Stasi16.
21On doit souligner que l’apport principal des études postcoloniales a été de fournir de nouveaux outils théoriques et méthodologiques permettant de contester « la pensée blanche » de la majorité du mouvement féministe occidental. Affirmer que les œuvres féministes occidentales « bon teint » contribuent « à la colonisation discursive des hétérogénéités matérielles et historiques des vies des femmes dans le “tiers-monde”, produisant/représentant ainsi ce composite singulier “Femme du tiers-monde” » (Mohanty 1984, 334), et accepter de revoir et repenser les présupposés du féminisme qui a nourri certaines d’entre nous n’est certes pas chose facile, et le processus est loin d’être terminé. Mais certaines avancées sont indéniables. La contestation des féministes minoritaires de la seconde vague visant à faire exploser une vision consensuelle des femmes comme formant un groupe homogène trouve dans les études postcoloniales un ancrage évident. Le féminisme majoritaire euro-américain, aspirant à être seul légitime alors qu’il est « irréfléchi et impérial », est à présent mis à mal dans tout un courant plus visible de la pensée féministe qui s’ajoute aux courants « d’en bas » (grassroot) des féministes minoritaires (Amos et Parmar 1984). La conviction que tout concept de solidarité entre les femmes devra se fonder sur une connaissance et une compréhension approfondie des différences qui les divisent et non sur leurs seules similarités s’est alors largement répandue dans les universités et sans doute plus largement dans la société. Au départ, dans les études postcoloniales proprement dites, les femmes (et les féministes) avaient été souvent et singulièrement absentes. Mais dès la fin des années 1980, la recherche féministe postcoloniale, en considérant les questions de genre, de classe et de sexualité comme faisant partie intégrante des relations de pouvoir codées par les concepts de race, de nation et d’empire, a remis les femmes au centre de la postcolonialité. Comment décoloniser le féminisme devint alors la question du jour.
22L’exploration des représentations des rapports entre l’empire et les colonisée-s révéla les liens entre genre, sexualités et domination coloniale. Les colonies avaient longtemps été représentées comme des territoires « féminins » que les colonisateurs masculins et blancs devaient conquérir et contrôler. Il s’agissait alors, dans toute une série de travaux, d’examiner de plus près l’imbrication de l’intime et du personnel dans les politiques économiques des États impériaux. […] Jenny Sharpe examine le roman de E. M. Forster, A Passage to India, pour démontrer que le mythe du désir obsessionnel de l’homme de couleur pour la femme blanche, si souvent entretenu par les dominants, peut masquer non seulement le désir d’indépendance des colonisés mais aussi le désir d’amitié entre hommes de couleur différente (Sharpe 1994). Ce texte mérite d’être lu en parallèle avec celui d’Angela Davis, cité plus haut, car il en est en partie le prolongement.
23Signalons aussi, parmi les travaux sur l’époque coloniale17, l’ouvrage d’Antoinette Burton (1994), dans lequel elle démontre comment les féministes britanniques se sont approprié l’idéologie et la rhétorique nationales et impériales pour argumenter en faveur de leur revendication du droit de vote. Les féministes britanniques utilisèrent une panoplie d’images orientalistes pour évoquer des indiennes primitives et soumises ayant besoin d’être libérées par leurs « sœurs » britanniques : à cause de leur supériorité morale et raciale, il fallait qu’elles soient émancipées pour pouvoir assumer leur tâche, le white women’s burden (le fardeau de la femme blanche).
24D’autres recherches, en histoire de l’Inde et plus généralement de l’empire britannique, se penchent sur la question du suffrage des femmes. Elles montrent que la lutte pour le droit de vote des femmes dans les colonies ne dépendait pas exclusivement de la lutte pour le suffrage féminin en Grande-Bretagne : il existait de multiples féminismes au niveau local, animés et développés par des femmes colons, indigènes, colonisées, ou encore subalternes (voir plus loin). Le modèle « centre-périphérie », selon lequel la civilisation partirait de l’Europe pour se propager dans les colonies, est, pour le moins, réducteur et ne suffit pas à rendre compte des luttes pour l’égalité citoyenne (Fletcher, Mayhall et Levine 2000, xvi, xviii). Par ailleurs, lorsque les mouvements nationaux pour l’indépendance réclamèrent le suffrage des femmes et leur participation active aux luttes nationalistes pour prendre part à leur propre émancipation, ce n’était pas au nom du féminisme qu’elles devaient agir mais par patriotisme. Le féminisme, souvent perçu comme faisant partie de l’idéologie occidentale qu’il s’agissait de rejeter, n’était pas légitimé en soi. Trop associé avec le féminisme du Nord, il devenait suspect. Dans un sens, cela revient à dire que l’Europe est toujours au centre dans l’imaginaire du colonisé, un centre qu’il faut combattre mais qui conserve sa position… de centre18.
25Il est certain que les féministes non Occidentales qui se déclarent comme telles doivent résister, encore aujourd’hui, à de multiples attaques dans leurs pays où elles sont facilement accusées d’être européocentristes et antinationalistes, élitistes et antirévolutionnaires, de véritables menaces à la stabilité de la religion, de la culture et de la famille19. En Inde, par exemple, il est difficile de se proclamer féministe et on préfère parfois dire faire partie du mouvement des femmes. Citons l’exemple de Madhu Kishwar, fondatrice du premier grand journal consacré aux femmes au début de la « seconde vague » du féminisme, Manushi, et célèbre avocate des droits des femmes : elle rejette l’étiquette « féministe » et s’en explique dans son article « Pourquoi je ne me dis pas féministe » (Kishwar 1990). Il faut noter que le stéréotype de la femme occidentale « libérée », fardée et fort peu vêtue peut choquer autant en Inde que celui de la femme voilée en Occident. Et que l’avènement de l’avortement sur demande – déjà contesté par certaines féministes minoritaires de la seconde vague – a rendu possible la pratique des avortements sélectifs pour éliminer les fœtus féminins. Encore une fois, les avancées des unes ne sont pas les avancées des autres.
26Le féminisme postcolonial a donc remis en question les histoires traditionnelles du féminisme dominant européen ou américain, celles qui n’ont pas fait état de la variété des féminismes dans les pays non occidentaux par ignorance (volontaire ?), ou bien parce que cela leur semblait sans grand intérêt. De nouvelles études ont révélé la richesse productive des femmes du passé précolonial et colonial, richesse variée et occultée par le colonialisme et l’orientalisme20.
27À travers ces travaux et bien d’autres, la notion de genre, initialement définie pour distinguer la construction sociale des rapports entre « femmes » et « hommes » de la distinction biologique entre les sexes, devient plus complexe, plus historicisée, afin de tenir compte des enjeux et des intérêts des femmes dans d’autres cultures. Le féminisme postcolonial a introduit la catégorie du genre dans le colonialisme, le postcolonialisme a insisté sur l’importance de la catégorie de race dans le féminisme.
Utilité et limites des études postcoloniales pour les féminismes
28Un effort concerté pour « décoloniser de l’intérieur » le féminisme occidental dominant, en examinant les présupposés de la pensée blanche sur la sexualité et les cultures des « autres femmes » afin de traiter de sujets tels que le port du voile, la polygamie et l’excision (Sandoval 2003), a donc été entrepris, souvent par des féministes postcoloniales venant de groupes minoritaires ou de pays postcoloniaux et à présent cautionnées par l’université. Les difficultés, vite devenues apparentes, concernaient la représentation des femmes. Se tourner vers « des récits de vie », comme on l’a beaucoup fait pour « leur donner la parole », n’a pas résolu le problème. Bien que les récits autobiographiques occupent une place légitime dans la recherche, leur subjectivité ne permet ni de les situer dans un contexte historique et social précis, ni de comprendre les lois qui les régissent. La féministe postcoloniale risquait de se retrouver dans la même position que l’ethnologue envers son informateur « indigène » – dont il se sert pour collecter les preuves de la théorie qu’il va élaborer. « La personne qui connaît a tous les problèmes de l’intériorité (selfhood). La personne qui est connue semble en quelque sorte ne pas avoir d’intériorité problématique. » (Spivak 1990, 66)21. Comment représenter sans manipuler, comment éviter de reproduire la « pensée blanche » tout en se servant de ses outils et de son langage, en bref, comment ne pas essentialiser, une fois encore, « la femme indigène ». En d’autres mots, comment desserrer les liens du complexe savoir-pouvoir afin de laisser une place pour l’intériorité problématique des « subalternes » ? Il y eut plusieurs tentatives intéressantes d’élucidation de cette question. Une des plus prometteuses venait de l’Inde.
29Le collectif indien des études subalternes (Subaltern Studies Collective) a publié depuis 1982 des volumes dans lesquels il a proposé une historiographie de l’Inde « par le bas » (history from below), afin de « contester l’élitisme de l’historiographie colonialiste, nationaliste et marxiste, qui présentait la résistance populaire à la colonisation et l’épopée du mouvement d’indépendance comme le résultat d’un processus de mobilisation par le haut » (Pouchepadass 2000, 163)22. Dans ces écrits, la notion de subalterne – littéralement inférieur, subordonné – est tirée des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Après s’être attelé à cette tâche, le collectif, ayant été critiqué pour son exclusion des femmes, s’est tourné vers l’analyse des discours et les études de genre, permettant ainsi une ouverture envers les femmes subalternes. Une orientation nouvelle, vers l’histoire orale et l’anthropologie, devait faire entendre leurs voix. Se demander « la subalterne peut-elle parler ? »23 devint à l’ordre du jour. « Tout d’un coup », écrivirent Susie Tharu et Tejaswini Niranjana, « les femmes étaient partout » (1996, 232). Ces deux chercheuses féministes interrogèrent leur nouvelle visibilité dans le champ social et politique des études postcoloniales dans les années 1990 en se demandant si cette visibilité n’était pas problématique. Selon elles, les luttes féministes avaient été investies et annexées par des projets plus larges qui diluaient leurs objectifs et leurs forces. Les pratiques prétendues « humanistes » dans la société indienne, qui légitimaient les intérêts du patriarcat et de la bourgeoisie, étaient la limite qui circonscrivait « le sujet du féminisme ». La participation des femmes subalternes à des mouvements et des luttes très divers n’était pas analysée selon leur classe, leur communauté et leur caste. Leurs luttes à elles, récupérées par d’autres initiatives, s’autoproclamant démocratiques et politiques, devenaient « métonymiques », c’est-à-dire autant de symboles instrumentalisés par des causes hégémoniques. On a vu, par exemple, des femmes de castes différentes s’opposer avec une grande violence aux recommandations humanistes de la commission Mandal, qui avaient comme objet d’établir un quota pour certaines basses castes (1990). Dans les émeutes qui suivirent la destruction de la mosquée Babri Masjid (1992), voulue par le parti politique de droite, le BJP, les femmes hindoues participèrent activement aux meurtres de musulman-e-s. Que devenait le féminisme devant de telles manifestations des subalternes ? Selon ces chercheuses, la crise du féminisme venait du fait qu’il avait été incapable de se redéfinir pour tenir compte des identités multiples des femmes. Cette crise se situe, il faut le noter, dans une crise générale de la démocratie et du sécularisme. La nécessité d’élaborer une politique féministe anti-hégémonique se révélait d’autant plus urgente que, au même moment, l’Inde était en train d’adopter le système économique du libre-échange (1991) et que le démantèlement progressif des structures étatiques s’annonçait. Le féminisme à l’épreuve de la mondialisation devint alors la préoccupation majeure de certaines féministes postcoloniales.
30La prise de conscience de la nécessité de trouver des formes nouvelles d’engagement théorique et activiste eut lieu dans le Nord aussi bien que dans le Sud. Certaines chercheuses féministes tentèrent d’effectuer un nouveau positionnement des « politiques du lieu ». Le dernier livre de Chandra Talpade Mohanty (2003), qui a comme sous-titre « Décoloniser la théorie, pratiquer la solidarité », se donne comme but de présenter la possibilité d’un féminisme « sans frontières ». Selon elle, il faut réorienter les études féministes – et le féminisme tout court – afin de leur donner un caractère transnational qui permette de comprendre les effets multiples de la mondialisation. Dans cette perspective, s’engager dans les luttes contre l’ultralibéralisme et développer une politique féministe de solidarité irait de pair avec la recherche afin de façonner une critique féministe, transnationale et altercapitaliste. Il s’agit alors de décoloniser le savoir et théoriser le sujet, l’identité et la résistance dans le contexte de cette solidarité24. Cette piste semble prometteuse dans la mesure où elle est politique (rappelons que le politique avait été largement évacué des études postcoloniales, surtout littéraires et culturelles à l’origine). On sauvegarderait à la fois les spécificités des femmes dans leurs contextes respectifs et l’interconnexion de leurs situations multiples. Renouveler les études postcoloniales en tenant compte de la nouvelle donne de la mondialisation tout en incorporant les nouveaux acquis de la théorie féministe25 dans une démarche aussi concrète que théorique, telle semble être la tâche des chercheuses postcoloniales féministes depuis une dizaine d’années. […]
Tours, détours et retours par la postcolonie
31Tout au long de cet article, nous avons pu constater que les études postcoloniales contribuent très largement à une meilleure connaissance des conditions faites aux femmes. Qu’il s’agisse du monde non occidental ou des communautés minoritaires en Occident, l’effort soutenu et minutieux de contestation de la pensée dominante européocentrique a porté ses fruits, au moins dans les pays anglophones. Nul aujourd’hui ne devrait pouvoir, en conscience, se contenter des versions officielles des bienfaits du colonialisme, ni faire preuve de cette « ignorance bénie » qui caractérisait la pensée occidentale, dans sa grande majorité, il y a encore trente ans. L’apport – et la visibilité – d’une nouvelle génération de chercheuses féministes non Occidentales et/ou minoritaires dans les universités des pays anglophones a permis à la pensée des féministes minoritaires de la deuxième vague d’être mise en valeur. Dans le recueil de textes intitulé Feminist postcolonial theory (2003), par exemple, une large place est faite à ce féminisme de l’opposition. Et dans un tout récent recueil, The global and the intimate (Pratt et Rosner 2006), une partie intitulée « Feminist classics revisited : On Gayle Rubin’s “The traffic in women” : Notes on the “political economy of Sex” »26, nous fournit une preuve de ce « retour par le détour » des études féministes postcoloniales vers une pensée activiste. Selon Elizabeth Povinelli (2006), Rubin, dans son célèbre manifeste, se servait de la théorie comme étant une voie vers l’action politique. En relisant le texte, Povinelli célèbre ce moment du féminisme où ce qui importait le plus, « ce n’était pas de fournir des arguments à tel ou tel courant de la critique, mais bien plutôt de vivre d’une certaine façon » (2006, 439)27. Dans les trente dernières années, celles de l’essor des études postcoloniales, la globalisation et la mondialisation nous ont obligées à poser les vieux problèmes en des termes nouveaux. La dimension économique du colonialisme, puis la mainmise économique du capitalisme ultralibéral dans la période postcoloniale ont suscité une prise de position altermondialiste d’une partie des chercheuses féministes postcoloniales. Le féminisme qui ne fait pas de critique économique radicale crée inévitablement un système de privilège : ce vieux constat est de nouveau d’actualité (Eisenstein 2006).
En guise de conclusion
32Cette esquisse de l’enchevêtrement des études féministes et des études postcoloniales est nécessairement incomplète et ne peut donner qu’un aperçu de la complexité de leurs relations. En limitant cet examen à l’Inde, aux États-Unis et à la Grande-Bretagne, nous étions déjà dépassées. […] Qu’il nous soit permis de conclure avec un contre-exemple, en faisant état d’un projet transnational et dialogique entre féministes indiennes et féministes françaises qui a donné le jour à deux volumes, Enjeux contemporains du féminisme indien, publié en France, en français, et French feminism : An Indian anthology, publié en Inde, en anglais (Haase-Dubosc et al. 2002). Nous terminerons donc avec les dernières phrases de la présentation commune aux deux volumes :
Dans quels types d’échanges intercontinentaux culturellement et politiquement réinvestis situer notre projet féministe ? On commence aujourd’hui à se rendre compte que, pour être significatives et s’imposer dans la durée, les formes de l’internationalisme doivent dépasser les faux universalismes – par exemple la sororité normative définie par des féminismes aux retentissements circonscrits mais toujours occidentaux. Pour autant, il convient également de se méfier des faux relativismes – en abandonnant par exemple chaque pays ou chaque culture à son féminisme « particulier ». Le travail engagé en France avec les femmes du Maghreb ou avec l’Union européenne, les pressions créées en Inde par les régionalismes asiatique ou sud-asiatique imposent de nouvelles priorités et de nouvelles exigences aux femmes et aux féministes… [Notre projet] représente l’une des nombreuses réponses possibles à la mondialisation – le contraire d’un repli sur soi : une ouverture délibérée – il relève d’une volonté de contrer le rétrécissement des choix trop souvent entraîné par la « communication globale » grâce à l’apport de nouveaux savoirs et à l’instauration de nouvelles relations. (Haase-Dubosc et al. 2002, xvii-xviii)
33Il est certain que ces lignes féministes n’auraient pas pu être écrites sans l’apport du postcolonialisme. Celui-ci marque un tournant et pratique une ouverture dans la pensée normative dominante. Pour ces raisons, et pour les remises en question qu’il exige de nous, il mérite d’être mieux connu.
Source du chapitre : De la postcolonie et des femmes : apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes (extraits). Nouvelles Questions Féministes. 25(3). 32-51. 2006. Nouvelles Questions Féministes, http://www.unil.ch/liege/nqf, est une revue publiée aux éditions Antipodes : http://www.antipodes.ch/.
Bibliographie
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10.2307/3517624 :Notes de bas de page
1 Si la très grande majorité des textes présentés dans cet article sont anglophones, cela n’implique aucunement qu’il n’y en a pas dans d’autres langues.
2 Nous utilisons le verbe « minorer » dans son sens premier : « diminuer la valeur ou l’importance de quelque chose ».
3 On consultera, pour les États-Unis, l’anthologie Radical feminism : A documentary reader (Crow 2000) et le livre d’Alice Echols, Daring to be bad (1989). Voir aussi l’article fondateur de Gayle Rubin (1975).
4 En France, toute allusion à la « race » est mal perçue, tant elle est contraire aux principes fondamentaux d’un universel proclamé par la République. Néanmoins, la discrimination sociale envers les personnes « non blanches » demeure une réalité souvent décrite et analysée. Dans les pays anglo-saxons, le concept de race est largement utilisé comme catégorie analytique appliquée sociologiquement, d’où l’utilisation occasionnelle de guillemets autour du mot.
5 Teresa Amott (1993, 81) se sert de l’expression « up the down escalator » (prendre l’escalier roulant à contresens) pour décrire la nouvelle situation des femmes au moment de leur entrée massive dans le monde du travail.
6 Toutes les traductions des citations et des titres dans cet article sont de nous.
7 Au Royaume-Uni, l’appellation « Noir-e » désigne toute personne non blanche. Notons que l’autrice de cette citation, Hazel Carby, travaillait dans le célèbre centre des British Cultural Studies, de Birmingham, qui a beaucoup contribué à la formation des études postcoloniales en insistant sur les aspects culturels de l’histoire sociale du monde ouvrier.
8 L’article de Mazumdar est publié dans Enjeux contemporains du féminisme indien (Haase-Dubosc et al. 2002). Ce recueil présente en français des textes féministes indiens contemporains.
9 L’expression « sanctioned ignorance » est utilisée par Gayatri Chakravorty Spivak, dans A critique of postcolonial reason (1999).
10 Sur ce dernier point, voir Said, Culture and Imperialism (1993). Ce livre a été traduit en français en 2000 chez Fayard.
11 À part « Can the subaltern speak » (Spivak 2006), la plupart des œuvres de ces chercheur-e-s n’ont pas, à notre connaissance, été traduites en français. Les titres des autres textes de Spivak peuvent être traduits de la manière suivante : « Dans d’autres mondes : essais de politique culturelle », « Critique de la raison postcoloniale : Vers une histoire du présent éphémère ».
12 Beaucoup d’œuvres littéraires ont fait l’objet de la critique postcoloniale. Signalons quelques études sur de célèbres autrices occidentales : voir Spivak (1985) pour une analyse de Jane Eyre (Brontë), Wide Sargasso Sea (Jean Rhys) et Frankenstein (Mary Shelley), mais aussi Edward Said pour l’analyse de l’œuvre de Jane Austen dans Culture and Imperialism (1993).
13 L’usage de l’anglais comme outil de communication mondialisé est un fait accompli, qu’on le déplore ou non. Rada Ivekovic (2006) pense que s’il n’existe pas encore d’études postcoloniales en France, c’est en partie à cause de la mondialisation de la langue anglaise et de la résistance française à ce phénomène. Ajoutons que ces études suscitent de plus en plus d’intérêt en France : cet article en est un signe parmi d’autres. Signalons les travaux avant-coureurs d’Achille Mbembe, à qui nous rendons hommage dans notre titre : De la postcolonie (2000, nouvelle édition revue et augmentée en 2005).
14 Intervention de Tim Brennan pendant une conférence, cité dans Ania Loomba et al. (2005, 3).
15 Remarques de Vasant Kaiwar dans son intervention « Embracing difference : Corporate capital, postcolonial theory and the metanarrative of capital » au colloque Cultures impériales, Université Paris X Nanterre, novembre 2005.
16 Comparez l’article de Abu-Lughod (2002) et ceux de Delphy (2002 et 2006).
17 Pour plus de détails, voir l’article de Maneesha Lal publié en 2003 dans les Cahiers du Genre.
18 On songe ici – une fois n’est pas coutume – à utiliser la formule de Lacan concernant le fétichiste : « Je sais bien [ici, que l’Europe n’est pas le centre], mais quand même… » Pour le dire autrement, comme l’a fait Assia Djebar lors d’une conférence, il faudrait analyser le dualisme oppression/émancipation.
19 Ce qui rejoint par d’autres biais mais avec une inquiétante familiarité les discours antiféministes des pays du Nord. « L’Ennemi principal » serait bien le patriarcat…
20 Tharu et Lalita (1991 ; 1993) permettent de découvrir l’écriture des femmes indiennes dans une anthologie commentée qui réunit des textes de femmes à partir du VIe siècle avant J. -C. Les études historiques des féministes postcoloniales sont trop nombreuses pour être citées dans cet article.
21 Nous reprenons ici l’argumentation de Suleri (1992).
22 Dans cet article, Jacques Pouchepadass présente, en français, une excellente introduction au sujet des Subaltern Studies.
23 « Can the Subaltern Speak ? », titre de l’article important de Gayatri Chakravorty Spivak (1988 ; 2006). Spivak, qui fit partie du Collectif pendant quelques années, a beaucoup contribué à lui donner une audience internationale par la publication d’une série d’articles qu’elle rédigea avec l’un des fondateurs, Ranajit Guha – la collection étant publiée aux États-Unis avec un avant-propos d’Edward Said (Guha et Spivak 1988). C’est à ce moment que les Subaltern Studies furent reconnues en Grande-Bretagne et aux États-Unis comme étant un projet postcolonial.
24 En français, on pourra consulter l’article de Danielle Haase-Dubosc (2004).
25 On retrouve, entre autres, les travaux de Judith Butler, Gayle Rubin et Donna Haraway dans les bibliographies des textes féministes postcoloniaux.
26 « Relecture des classiques féministes : Le “Trafic des femmes” de Gayle Rubin : Notes sur “l’économie politique des sexes” ».
27 Voir aussi Gayle Rubin et Judith Butler (1997).
Auteurs
Professeure adjointe, Department of French and Romance Philology, Columbia University, États-Unis.
Professeure assistante, Department of History et Department of Asian and Asian American Studies, Université de Binghamton, États-Unis
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