Ecologie politique du pouvoir et du conflit. L’exemple du mouvement Ceinture verte au Kenya
p. 215-232
Note de l’éditeur
Référence : Obi, I. Cyril. “Ecologie politique du pouvoir et du conflit. L’exemple du mouvement Ceinture verte au Kenya”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mouvements populaires urbains et environnement. Genève, Cahiers Genre et Développement, n°6, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2007, pp. 215-232, DOI : 10.4000/books.iheid.5820 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Introduction
1Ce document porte un regard critique sur la logique de transformation développée par les mouvements pour l’environnement dans le champ politique et dans la société en Afrique. Cette critique se base sur une analyse de ces mouvements, de leur émergence, de leurs structures et de leur profonde immersion dans les luttes sociales pour le pouvoir, l’espace et les ressources. Il accorde une attention particulière aux modes de confrontation ou de résistance de ces mouvements, confrontation avec les forces hégémoniques du capital et de l’Etat et résistance à ces forces qui contrôlent les ressources environnementales peu abondantes et de plus en plus rares. A certains égards, ces mouvements pour l’environnement sont les porteurs de la critique écologiste des monopoles politiques et économiques qui contrôlent les écosystèmes africains pour nourrir leur recherche du profit et du pouvoir. Mais le pouvoir d’organisation de ces mouvements et leur lutte pour soustraire l’environnement au contrôle de forces autoritaires, responsables de l’exploitation, de l’extraction des ressources et de destructions les entraînent résolument dans la dialectique du conflit : répression contre résistance, expropriation contre distribution, domination contre libération.
2L’objectif central de ce document est d’évaluer en quoi les mouvements pour l’environnement en Afrique ont ébranlé les habituels rapports de pouvoir qui dominent l’écosystème, ces rapports étant de type hégémonique. Il s’agit aussi d’étudier plus particulièrement en quoi ces mouvements ont entamé le monopole de l’Etat et des intérêts externes/multinationaux de l’industrie extractive sur les ressources de l’environnement. Ce document étudie les structures de ces mouvements, leur façon de mobiliser la population pour l’inciter à prendre le contrôle des ressources de son environnement. Il montre par quels moyens, en faisant jouer un soutien international, ces mouvements ont donné du poids à leurs revendications locales. Cette étude n’enjolive pas les acquis de ces mouvements. Elle cherche plutôt à apporter des éléments de connaissance sur « les épreuves et les douleurs » qu’ils ont subies dans le cadre général des « pressions révolutionnaires d’en bas » qui constituent, sur le continent, une partie déterminante du mouvement social pour une démocratie réellement centrée sur le peuple.
3On n’a commencé que récemment à recueillir des informations sur les luttes des mouvements pour l’environnement en Afrique de façon systématique. On a beaucoup travaillé sur les activités de ces mouvements à l’intérieur des frontières nationales ou au sein de leurs alliances internationales ou mondiales, notamment avec la perspective des droits environnementaux et de la sécurité environnementale, mais on n’a pas assez travaillé au niveau panafricain. Cela traduit peut-être la faiblesse des alliances transfrontalières horizontales entre des mouvements africains pour l’environnement qui continuent à agir dans des pays en particulier ou qui ont des liens verticaux (c’est-à-dire directs) avec des organisations non gouvernementales (ONG) internationales ou des donateurs originaires d’autres continents que l’Afrique. [L’]étude de cas qui [figure] dans ce document, […] est l’amorce d’un projet qui vise à représenter des tendances générales au sein des mouvements pour l’environnement en Afrique, compte tenu des contraintes de temps et de lieu.
4Il est important de noter également que les luttes des mouvements pour l’environnement en Afrique subsaharienne ne sont vraiment devenues visibles que pendant la dernière décennie du XXe siècle, plus particulièrement après la fin de la Guerre froide à la fin des années 1980, à un moment qui a coïncidé avec l’émergence des facteurs environnementaux dans les questions de sécurité à l’échelle mondiale et dans les affaires du monde (Miller 1995 : 1-13). En se déplaçant, la pensée a davantage cherché à transcender les notions de souveraineté centrées sur l’Etat et à affronter la réalité de l’interdépendance économique et écologique mondiale (Obi 1997 : 1). La théorie, répandue dans certains cercles occidentaux, d’une Afrique représentant la principale menace environnementale à la sécurité mondiale a aussi joué un rôle important dans cette transition1. Selon cette école de pensée, l’Afrique est un continent rongé par les problèmes de surpopulation, de maladies et par des guerres ethniques ou tribales violentes qui entraînent une dégradation de l’environnement et des conflits environnementaux, obligent certains groupes à fuir et à émigrer pour se réfugier dans les régions plus prospères de la planète, en particulier à l’Ouest, et créent ainsi une menace pour la paix et la sécurité du monde (Obi 2000a : 47). Les universitaires et les décideurs politiques de cette école ont choisi de noyer dans la bureaucratie les mouvements pour l’environnement nouvellement apparus. Ils ont également voulu dépolitiser ces mouvements pour les empêcher de menacer des intérêts économiques africains vitaux pour l’Occident ou de casser l’image négative de l’Afrique dans les médias et les cercles officiels.
5Mais, à un autre niveau, les activités des groupes de la société civile mondiale et la légitimation, partout dans le monde, des discours sur les droits, sur la protection et sur la démocratisation ont nourri des plateformes, des espaces, où s’est développé tout un langage qui a permis aux mouvements pour l’environnement en Afrique de donner de la force à leur combat et de recevoir le soutien du monde entier à leurs causes locales. Ces mouvements ont également profité de « l’infrastructure et de l’interconnectivité » qui accompagnent la mondialisation – la révolution des technologies de l’information et des communications – pour recueillir, traiter et diffuser partout dans le monde les preuves de la gravité de leur situation (les preuves, par exemple, des représailles qu’ils subissent, de la violation des droits par l’Etat et le capital, et de la corruption). Ils ont ainsi pu faire jouer des pressions internationales en faveur du respect des droits de la citoyenneté et de l’humanité des peuples, pressions qui se sont exercées sur les Etats africains et sur les classes dirigeantes, mais aussi sur les multinationales étrangères.
6On constate donc une fusion de l’environnemental et du politique dans les luttes des mouvements sociaux. En effet, comme le notent Hildyard (1999) et Suliman (1999), l’environnement en Afrique est « le domaine d’intérêts concurrents ». En fait, ces intérêts ne sont pas seulement concurrents, ils deviennent plus conflictuels à mesure que s’approfondissent les contradictions sociales entre la nature et le système dominant de l’économie de marché, et alors que les relations de pouvoir dans le domaine de l’environnement continuent à profiter à quelques-uns et menacent les éléments de l’environnement essentiels à la survie de la majorité. Aussi, selon Salih, les mouvements de libération sont-ils également des mouvements pour l’environnement qui agissent dans le cadre des « luttes pour les moyens de subsistance » (Salih 1999 : 12). Par conséquent, selon cette perspective, on ne peut pas analytiquement séparer les mouvements pour l’environnement en Afrique des mouvements pour la démocratie.
7Il est important également de montrer la dimension de genre des combats pour l’environnement en Afrique, tant à l’époque coloniale qu’à l’époque post-coloniale. Les femmes sont victimes de ce qu’Amadiume (1995 : 43) nomme « des processus de militarisation et de masculinisation » des mouvements sociaux qui traduisent également une prédominance des hommes dans le contrôle de l’environnement. Du fait de cette « virilité », les femmes se trouvent « les plus marginalisées parmi les marginalisés » dans des sociétés dont les interactions avec la nature déterminent la survie. En même temps, elles s’avèrent les principales victimes de la dégradation de l’environnement. Les rôles domestiques et reproductifs dont elles ont la responsabilité les obligent à surexploiter l’environnement. Ce dernier étant dégradé, les femmes doivent parcourir de longues distances pour aller ramasser du bois de chauffage sur leurs terres et trouver de l’eau pour la maison. Aussi les femmes sont-elles les premières touchées lorsque le capital s’introduit dans l’environnement (c’est-à-dire lorsque les capitaux étrangers cherchent à exploiter des ressources naturelles comme le bois, les minerais, le pétrole et le tourisme). Elles sont dépossédées, paupérisées et on leur refuse l’accès à des ressources déterminantes pour leur survie. En Afrique subsaharienne, dans des pays gouvernés par des régimes à parti unique, par des régimes militaires, ou par des « démocraties sans choix », les relations de pouvoir dans le domaine de l’environnement penchent en défaveur des femmes.
8Les femmes sont aussi les plus touchées par la répression d’Etat. Elles sont battues, emprisonnées et parfois violées par des membres des forces de sécurité. En Afrique, depuis les années 1980, la question du genre entre en jeu dans l’écologie de la libération menée par les mouvements pour l’environnement (on veut dire par là que les mouvements pour l’environnement ont intégré la dimension du genre dans la notion de libération), et les femmes ont commencé à avoir des rôles importants. On peut le constater dans l’exemple du mouvement Ceinture verte au Kenya […].
Le mouvement Ceinture verte
Historique
9Le mouvement Ceinture verte au Kenya est un […] exemple marquant qui montre comment, sur fond d’écologie, un peuple a pu défier l’autoritarisme, la corruption et le monopole sur les ressources en Afrique subsaharienne. Il a été salué partout dans le monde, notamment pour le rôle qu’il a joué dans l’empowerment économique des femmes, dans la conservation des ressources forestières et l’éducation à la sauvegarde de l’environnement. Plus récemment, il a été salué pour son combat sans relâche contre les violations des droits humains et contre les expropriations de terrains publics au bénéfice d’intérêts privés, expropriations décidées au Kenya par l’Etat et les officiels du parti au pouvoir conjointement avec leurs partenaires en affaires, locaux ou étrangers. Le mouvement Ceinture verte pour l’environnement au Kenya a défié les hégémonies qui dominent le pays, notamment celles qui touchent la propriété, le contrôle et l’utilisation de la terre – les éléments essentiels de la survie et de la reproduction pour les paysans et les pauvres des zones urbaines. Dans la même logique, les programmes du Mouvement qui visent à renforcer le pouvoir des femmes par des plantations d’arbres et en les incitant à s’impliquer dans la gestion de l’environnement sont un défi direct aux relations patriarcales dominantes et à la marginalisation des femmes exclues du contrôle des ressources de l’environnement.
10Le mouvement Ceinture verte est donc profondément impliqué dans la contestation du contrôle de l’environnement. Le cœur de la lutte est la résistance aux expropriations de terrains publics faites par l’Etat pour des intérêts privés, et elle est menée par des paysans, des pauvres et les classes populaires des zones urbaines, c’est-à-dire les personnes aux revenus les plus bas comme les chômeurs, les petits commerçants, les squatteurs et les travailleurs à bas salaire. Les expropriations sont de plus en plus fréquentes et menacent la subsistance et la sécurité alimentaire des plus pauvres. En fait, ce combat demande la démocratisation du pouvoir exercé sur la terre et vise à assurer un même accès aux bénéfices du développement durable pour tous les citoyens kenyans ainsi qu’une répartition égale de ces bénéfices.
11Le mouvement Ceinture verte a été créé en 1977 par Wangari Maathai, professeure d’anatomie vétérinaire. Il est né d’un programme du Conseil national des femmes du Kenya, Envirocare, et est vite devenu un mouvement populaire de femmes pour une gestion durable de l’environnement et pour l’empowerment économique des femmes (cité dans Dankelman et Davidson 1988 : 147-148). Il a réussi à montrer les liens qui existent entre d’une part la dégradation de l’environnement, la marginalisation des femmes et la pauvreté, et d’autre part la nécessité d’approcher le développement par la base, en commençant par renforcer le pouvoir des femmes pour leur permettre d’intervenir directement et de contrôler la gestion de l’environnement. Ce projet avait pour objectif premier d’assurer la conservation des ressources de l’environnement et de mettre en place une gestion durable de ces ressources, mais il visait plus fondamentalement à garantir aux femmes des sources de revenu indépendantes et un contrôle effectif de l’environnement.
12Selon les propres termes de la fondatrice du mouvement, Wangari Maathai (1995 : 1) : « Le mouvement Ceinture verte est une organisation nationale indigène et populaire dont les activités sont développées essentiellement par des femmes. Elle a une vocation environnementale et sa principale activité est de planter des arbres et de répondre prioritairement aux besoins ressentis par les communautés. »
13On peut donc dire que le mouvement avait pour but de défendre le contrôle de l’environnement au Kenya par la plantation d’arbres et par la reforestation. On dit qu’aujourd’hui environ 20 millions d’arbres ont été plantés dans le cadre des projets du mouvement Ceinture verte. Et ce mouvement a beaucoup fait pour l’empowerment des femmes car la plantation d’arbres leur a assuré une source de revenu stable (le mouvement Ceinture verte rémunérait les femmes en fonction du nombre de plantations réussies) et la reforestation leur a garanti des provisions durables de nourriture et d’énergie domestique (bois de chauffage).
14Le mouvement Ceinture verte a ainsi adopté une perspective de genre très porteuse qui a formé un tout cohérent avec les questions relatives aux éléments écologiques essentiels à la survie et avec les questions de développement. Selon le site Internet du Right Livelihood Award : « Le mouvement Ceinture verte s’est développé rapidement. Au début des années 1980, on estimait à 600 le nombre de pépinières, et ces pépinières mobilisaient 2 000 à 3 000 femmes. Environ 2 000 ceintures vertes publiques, regroupant chacune un millier de jeunes plants environ, avaient été créées, et plus d’un demi-million d’écoliers étaient impliqués. Quelque 15 000 agriculteurs avaient planté des lots boisés sur leurs exploitations2. »
15Outre la plantation de plus de 20 millions d’arbres par les femmes au Kenya, le succès du mouvement Ceinture verte a entraîné la création d’un réseau Ceinture verte panafricain comptant des membres dans six pays d’Afrique. Le mouvement Ceinture verte du Kenya a donc donné une voix à des femmes jusqu’alors marginalisées et à qui on avait systématiquement refusé l’accès aux ressources de l’environnement et le contrôle sur ces mêmes ressources. La question de la terre était particulièrement importante car la terre est essentielle pour la survie des femmes et des personnes aux revenus les plus bas dans les zones urbaines et en même temps déterminante dans la reproduction du capitalisme et pour les réseaux d’influence politique au Kenya.
16Les principaux programmes du mouvement Ceinture verte montrent combien il s’implique auprès du peuple dans l’écologie politique au Kenya. Ils portent sur : la sécurité alimentaire, les ateliers panafricains de formation, la promotion, les safaris Ceinture verte, les arbres de la paix, la Charte de la Terre, l’éducation civique, les réseaux économiques3.
17A ce stade, il convient de resituer l’importance de la terre au Kenya dans une perspective historique. Comme dans d’autres régions d’Afrique subsaharienne, l’intégration des colonies dans l’économie internationale capitaliste s’est faite, entre autres, par la marchandisation des terres africaines et par leur expropriation pure et simple grâce à l’instrument de l’Etat colonial. De cette façon, les meilleures terres ont été expropriées et mises sous le contrôle des administrateurs coloniaux, puis données à des colons blancs ou à des entreprises affiliées au pouvoir colonial. Cette main basse réalisée par la force sur la terre africaine et la dépossession qu’elle a entraînée pour les Africains, qui se sont alors trouvés obligés de migrer, de s’installer illégalement sur de nouveaux espaces, qui a même parfois entraîné l’extinction de certains groupes, symbolise la perte de pouvoir des Africains sur leur terre et sur leurs moyens de subsistance. En termes spirituels, parce que la plupart des religions traditionnelles africaines établissent un lien fort entre les êtres, leur vie et la terre, la perte de la terre au profit des colonisateurs a été particulièrement dévastatrice. En fait, cette perte signifiait l’impuissance et la défaite. La terre était un symbole et une réserve de richesse mais aussi une source de nourriture, de substances médicinales, de matières premières et d’énergie. Elle était le lieu de repos des ancêtres. Sur tout le continent, perdre la terre revenait à perdre sa souveraineté. Il était logique que les politiques de résistance nationaliste cherchent à rallier les populations autour des thèmes de la reconquête et du contrôle de la terre.
18L’histoire de la terre au Kenya a déjà été assez largement et assez bien traitée pour qu’on ne la développe pas en détail ici4. Il convient de retenir que, dans la lutte pour l’indépendance du Kenya, la confiscation des meilleures terres agricoles par les colons blancs et la marginalisation des Kenyans propriétaires originels de la terre ont été le socle de la résistance et du conflit des Mau Mau contre les autorités coloniales dans les années 1950. Il est important également de garder à l’esprit l’observation de Klopp (2000 : 6) qui dit, en reprenant Shipton, que « la terre est importante idiomatiquement pour la mise en place et la contestation des relations de pouvoir ». Il est donc logique que les accusations et les revendications contenues dans les activités du mouvement Ceinture verte et portées par sa large base populaire aient visé les relations de pouvoir existantes au Kenya, et notamment la domination du parti au pouvoir, la Kenya African National Union (KANU), sur l’environnement. La KANU était au pouvoir depuis l’indépendance en 1963 et n’a autorisé le multipartisme que dans les années 1990 après avoir cédé à des revendications intérieures et des pressions extérieures. En pleine crise économique et alors que des réformes inspirées de l’économie de marché avaient réduit les revenus et les dépenses publics, la classe dirigeante s’était en effet mise à utiliser l’environnement pour maintenir ses réseaux d’influence, notamment en multipliant les attributions de terrains publics à des individus fortunés, à de hauts fonctionnaires et à certains intérêts économiques. Cette poussée de l’élite dirigeante entraînait une nouvelle réduction de l’espace environnemental accessible aux femmes et aux autres groupes et a alimenté un cycle de répressions, de résistances et de conflits. C’est précisément à cette poussée que le mouvement Ceinture verte résiste et barre le chemin.
Pouvoir et conflit
19Le mouvement Ceinture verte, qui souligne la place centrale des femmes dans le contrôle de l’environnement au Kenya, a entraîné l’Etat dans une lutte pour le pouvoir émaillée de conflits. Ses activités de plantation d’arbres et ses campagnes pour la gestion de l’environnement créaient des emplois et des revenus, assuraient une sécurité alimentaire et des moyens de subsistance à des millions de Kenyanes, de jeunes et d’enfants. Il n’est donc pas très surprenant que, par son action dans l’écologie politique, il ait heurté les intérêts hégémoniques au Kenya. Dans une critique de la dictature et de son monopole sur les ressources de l’environnement, Maathai (1995 : 11) dit : « Un facteur important pour expliquer la dictature en Afrique est l’existence d’une tradition qui veut que le “gagnant” acquière le pouvoir absolu et prenne le contrôle des ressources nationales. Les “gagnants”, même s’ils l’emportent avec un vote minoritaire, héritent de toute la terre et de toutes ses richesses… absolument toutes les richesses ! Et ils font donc tout pour conserver ce pouvoir, les privilèges et l’apparat qui vont avec. »
Des femmes continuent d’occuper les postes de flux d’huile de Chevron
Plus de 3 000 femmes Ijaw du clan Gbaramatu et d’autres communautés continuent, dans le cadre de leurs protestations, l’occupation directe des postes de flux d’huile de l’Etat du delta du Nigéria. Paroles de femmes depuis le poste de flux d’huile occupé d’Abiteye.
« Chevron nous a négligés. Cette compagnie nous néglige depuis déjà bien longtemps. Par exemple, à chaque fois que du pétrole est déversé, elle ne fait pas un nettoyage en bonne et due forme et ne paie pas d’indemnités. Nos toits sont détruits par les produits chimiques. Nous n’avons pas de bonne eau potable dans nos rivières. Nos poissons sont tués quotidiennement par les produits chimiques et les poissons que l’on pêche dans nos rivières sentent le pétrole. Chevron sait comment s’y prendre : on nous intimide au moyen de soldats, de policiers, de bateaux de guerre et on nous dit que, quand du pétrole est déversé, c’est de notre faute.
Nous en avons assez de nous plaindre. Même le gouvernement nigérian et Chevron nous ont traités comme des esclaves. Depuis 30 ans, qu’est-ce que Chevron nous a apporté à part ce grand complexe industriel et toutes ces machines qui font du bruit ? Qu’est-ce qu’on a obtenu ? Chevron nous a menacés en disant que si nous portons plainte, ils arrêteront la production, quitteront notre communauté et nous souffrirons. Comme si on avait retiré des avantages de leur présence ! Avant les années 1970, quand nous vivions sans Chevron, la vie était naturelle et agréable. Nous étions heureux. Quand nous allions à la rivière pour pêcher ou à la forêt pour chasser, nous pouvions attraper toutes sortes de poissons et d’animaux de la brousse. Aujourd’hui, cette expérience est bien triste. Ma suggestion, c’est que Chevron quitte notre communauté une fois pour toutes et ne revienne jamais. Vous voyez, dans notre communauté, nous avons des jeunes filles de Lagos, Warri, Benin City, Enugu, Imo, Osun et d’autres parties du Nigeria qui viennent ici chaque jour et chaque nuit pour se prostituer auprès des hommes et du personnel de Chevron et propager toutes sortes de maladies. Cette histoire est trop longue et trop triste. Allez, vous, (ERA) dire à Chevron que nous ne sommes plus des esclaves ; même les esclaves comprennent leur état et luttent pour leur liberté. »
Mme Felicia Itsero, 67 ans, mère et grand-mère
« Nous sommes des femmes de Kenghangbene et d’autres communautés proches. La station de flux d’huile Chevron d’Abiteye se trouve à Kenghangbene. Nous procédons ici à une manifestation pacifique, sans armes, seulement des feuilles. Nous sommes pacifiques. Nous occupons cette usine parce que nous sommes en colère. Nous sommes en colère parce que, depuis 1970, la compagnie s’est installée et le résultat pour nous, c’est seulement la pollution de nos rivières et de nos criques, la destruction de nos forêts et de nos mangroves et le bruit du brûlage à la torche. Nous nous sommes plaints et nous avons protesté. Toutes nos plaintes et nos protestations n’ont pas du tout été écoutées par Chevron. Nous n’avons aucun résultat. Prenez par exemple mon village de Warri. Entre le village et ici, le voyage par bateau est d’environ deux heures et nous n’avons pas de clinique, pas de bonne eau potable, pas de route, pas d’électricité et nous n’avons pas non plus les autres conditions nécessaires à la vie. Nous avons des femmes célibataires, des femmes mariées et des petites filles. Les vieilles femmes, les jeunes et les petites filles sont venues ici protester. Personne ne nous mobilise pour faire ce que nous faisons. Nous sommes en colère. Nous dormons ici le jour et la nuit. On nous prive de nos droits en tant que peuple, nos droits à l’emploi, à un environnement sain, etc. Nous serons ici jusqu’à ce que Chevron réponde à nos exigences. »
Mme Josephine Ogoba, 48 ans, mère de quatre enfants. Chef des femmes qui protestent.
Environmental Rights Action/Friends of the Earth (FoE, Nigeria), 29 juillet 2002, http://www.casac.ca/french/questions/chevron_niger_delta.htm, consulté le 28 avril 2007
20Maathai lie la dictature à la privation de ressources pour les citoyens, à la violation des droits et à la dégradation de l’environnement. Elle montre en effet que le mouvement est une critique écologique de la personnalisation du pouvoir au Kenya (Maathai, 1995 : 7) : « Dans de nombreux Etats africains, y compris celui que je connais le mieux, le Kenya, les citoyens sont devenus des prisonniers dans leur propre pays. On les prive de la liberté d’expression, de la liberté de mouvement, de réunion et d’association… Tous ces droits sont utilisés comme s’ils étaient des possessions personnelles des chefs d’Etat et des personnes qu’elles ont nommées. »
21Pour atteindre ses objectifs, le mouvement Ceinture verte a adopté une approche politique évidente qui lui permet de critiquer le pouvoir hégémonique et en même temps d’avoir une plateforme pour revendiquer un changement de pouvoir. Dans cette logique, le mouvement Ceinture verte a inscrit ses combats dans une politique kenyane d’opposition. Le mouvement a donc critiqué le gouvernement/parti au pouvoir mais il a aussi subi la répression de l’Etat, reçu des intimidations et été victime d’attaques. En réaction, il a mobilisé le peuple pour bloquer les tentatives de détournement des terrains publics par le gouvernement à des fins privées, et il a mobilisé des soutiens internationaux. Le mouvement Ceinture verte a non seulement reçu le soutien de groupes de défense des droits comme Amnesty International, la Gaia Foundation et le Sierra Club, mais il a aussi reçu des prix comme l’African Prize, le Goldman Prize, le Right Livelihood Award en 1984 et le Global 500 Award du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Le mouvement Ceinture verte a également reçu le soutien diplomatique de certains pays, et il a même gagné le soutien du Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, qui a fait pression sur le gouvernement kenyan pour qu’il respecte les droits humains et les droits des citoyens dans un cadre démocratique.
22Depuis la fin des années 1980, par l’intermédiaire de l’écologie, le mouvement est donc entré dans la sphère politique. Comme l’a résumé Maathai dans le Courrier de l’UNESCO, le magazine de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture : « Si on veut sauver l’environnement, il faut commencer par protéger les personnes, car les êtres humains appartiennent à la diversité biologique. Et si nous n’arrivons pas à protéger notre espèce humaine, à quoi bon planter des arbres ? » (Anbarasan 1999 : 46).
23En 1989, par exemple, le mouvement Ceinture verte a mobilisé le peuple pour empêcher le gouvernement de mener à bien un projet de construction, dans le parc Uhuru à Nairobi, d’une structure qui aurait été la plus haute d’Afrique. Il a organisé une campagne publique et des manifestations et a fait pression sur des donateurs, des investisseurs internationaux et des ONG internationales pour qu’ils n’apportent pas leur soutien à la construction de cette structure dans un parc public5 (Ndegwa 1996). En réaction à ces pressions, les investisseurs étrangers se sont retirés du projet, qui a été abandonné. En octobre 1998, Wangari a pris la tête d’un groupe d’activistes pour replanter des arbres dans la réserve forestière de Kurura, sur des parcelles qui avaient été nettoyées après avoir été découpées et distribuées par le gouvernement à des promoteurs privés pour permettre la construction d’un lotissement de luxe. On soupçonnait la vente d’avoir pour seul but de recueillir des fonds pour le parti au pouvoir en prévision des élections présidentielles à venir. Les 150 gardes armés présents sur le site de construction dans la forêt de Kurura prirent la fuite lorsqu’ils se retrouvèrent face aux manifestants en colère qui détruisirent du matériel de construction et plantèrent environ 2000 jeunes plants sur le site. Cet acte de résistance par la replantation d’arbres signifiait symboliquement que le peuple revendiquait la terre. L’année suivante, en janvier 1999, lorsque Maathai et ses partisans retournèrent sur le site et plantèrent d’autres jeunes plants au cours d’une manifestation dans la réserve forestière de Kurura, ils furent attaqués par 200 agents de sécurité. Maathai, deux députés membres de l’opposition, deux environnementalistes allemands, des journalistes locaux et étrangers et des membres du groupe de Maathai furent frappés si violemment qu’ils durent être hospitalisés6. En février, des émeutes éclatèrent à Nairobi, impliquant des étudiants qui manifestaient contre le transfert de certaines parties de la forêt de Kurura à des promoteurs privés. Malgré les prétendues excuses du ministre de la Justice, le mouvement Ceinture verte a organisé d’autres manifestations contre l’attribution illégale de terrains, manifestations violemment dispersées par la police, et ce encore en 2000 (Klopp 2000 ; The Independent on Sunday, 2 février 1999). On peut retenir en particulier la campagne contre l’appropriation de terrains dans certaines parties de la forêt Onturiri sur le mont Kenya ; et la campagne, lancée après la publication d’un rapport d’une délégation du Nyayo Settlement Scheme (Daily Nation, 2001), contre des coupes aveugles faites dans cette même forêt, inscrite au patrimoine mondial par l’UNESCO en 1997. Maathai s’est aussi exprimée très directement sur les appropriations de terres et sur leurs liens avec la corruption et la politique de réseaux du parti au pouvoir : « Dans la ville de Nairobi, par exemple, la corruption a permis l’appropriation d’espaces publics essentiels à un bon environnement urbain et à une bonne qualité de vie. Dans ces espaces publics, d’immenses villas, des centres communautaires, des temples et des complexes sportifs poussent comme des champignons, au profit exclusif des membres des communautés qui s’enrichissent grâce à la corruption » (Maathai 1995 : 15).
24Le mouvement Ceinture verte au Kenya montre donc clairement […] que l’empowerment des mouvements locaux permet de dénoncer, et même, dans certains cas, de bloquer en partie, l’expropriation et la détérioration effrénées de l’environnement africain. Mais il montre également que l’Etat reste un acteur central dans le contrôle des ressources relativement rares de l’environnement alors même qu’il s’allie à des élites politiques locales et à des intérêts économiques étrangers pour priver son peuple de ses droits et pour le déposséder de ressources essentielles pour sa survie et son développement. Malgré tout, le plus important est que les mouvements pour l’environnement, par leur action politique, montrent que le pouvoir alternatif du peuple a un potentiel immense en matière de gestion de l’environnement en Afrique.
25Il est également important de noter que ces mouvements, dont beaucoup s’articulent autour d’un leader charismatique ou héroïque, ont des limites, par exemple des faiblesses institutionnelles et organisationnelles qui entraînent un certain factionnalisme, un manque général de transparence dans les prises de décision et dans la gestion des ressources. Par ailleurs, les mouvements doivent toujours faire appel à des gouvernements et donateurs étrangers pour exercer des pressions sur les gouvernements africains. Bien qu’elle soit fructueuse à court terme, cette tendance limite l’efficacité de ces mouvements auprès de leur auditoire local/populaire à long terme.
26Encore aujourd’hui, ces mouvements doivent poursuivre leur réflexion pour trouver un équilibre entre la satisfaction des besoins locaux des populations et la protection des forêts pour un développement durable. Pour définir les limites acceptables de l’extraction locale et de l’utilisation des ressources, les mouvements pour l’environnement vont devoir accorder plus d’attention à la question du seuil d’exploitation de la terre, ou de sa capacité de charge en regard des besoins à satisfaire impérativement pour permettre aux populations locales de survivre.
Conclusion
27Indéniablement, l’Etat et les réformes néolibérales qu’il a adoptées pour permettre l’instauration d’une économie de marché, notamment en Afrique subsaharienne, ont contribué à la poursuite de la détérioration des conditions sociales et environnementales dans le monde depuis la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement, ou Sommet de la Terre, à Rio de Janeiro en 1992. Ces réformes économiques et politiques ont encore plus dépossédé les citoyens de leur environnement, et elles ont intensifié la marchandisation, l’exploitation et la dégradation de la nature. Elles ont entraîné un transfert massif des ressources renouvelables et non renouvelables de l’Afrique vers le marché mondial et, au final, vers des coffres de banques loin du continent. Les lois du marché, telles que définies par les institutions de Bretton Woods, subordonnent l’environnement à la rentabilité et aux logiques d’extraction des ressources pour accumuler le capital. Elles sont incompatibles avec les questions de survie et de subsistance auxquelles sont confrontés des millions d’Africains qui dépendent directement de la terre et se trouvent pris dans cette concurrence entre les forces de l’industrie extractive et ceux qui leur résistent – une concurrence qui se situe au cœur du combat actuel pour le contrôle de l’environnement en Afrique.
28De façon concomitante, les Etats africains, de plus en plus affaiblis par les pressions populaires pour la démocratie alors même qu’ils entamaient des politiques difficiles de réformes de marché – lesquelles ont fini par réduire à néant le bien-être des citoyens –, ont réagi à la lutte pour le contrôle de l’environnement de deux façons. L’Etat, tout en se « désengageant de l’économie », a plus fermement affirmé son contrôle physique sur l’environnement pour pouvoir le soumettre et ainsi accumuler par l’extraction des ressources naturelles. Il a aussi permis aux élites politiques locales et à des intérêts économiques étrangers de s’emparer encore davantage de l’environnement et de mieux le contrôler pour, en retour, se voir remettre une partie des bénéfices de l’extraction des ressources et de la marchandisation de la nature. L’Etat en Afrique ne cesse donc de renforcer son rôle de gardien par lequel il garantit au capital international l’accès à l’environnement local tout en réprimant l’opposition locale. Parallèlement, dans sa pulsion accumulatrice, l’élite dirigeante locale a ouvert un nouveau front en développant des partenariats avec le capital étranger, ou, dans le cadre de ses réseaux économiques et politiques locaux, en s’assurant le monopole des ressources de l’environnement. Ces élites convoitent particulièrement les sols riches en minerais, les terres de grande valeur écologique situées sur les côtes, dans les montagnes, les forêts et les vallées, et les terrains dans les capitales ou les villes commerciales. Elles convoitent également les terres agricoles riches. Dans la plupart des villes, des terrains sont expropriés soit pour permettre la promotion immobilière soit pour construire des résidences de luxe, symboles de la richesse et du pouvoir de leur propriétaire.
29On comprend donc bien pourquoi l’environnement en Afrique est le sujet et le lieu des luttes les plus intenses qui existent depuis la fin de la Guerre froide. Et ce d’autant plus que, sur le continent africain, ces luttes se déroulent au cœur même de la zone disputée, que leur objet est le contrôle des ressources de cette zone et qu’elles finissent par en dégrader l’environnement. L’environnement politique international (et la rhétorique des donateurs) prévoit bien la participation de groupes jusque-là exclus ou marginalisés à la gestion des ressources de l’environnement, et on peut effectivement constater des progrès dans le respect des droits humains, dont ceux des minorités. Mais les Etats africains continuent à réprimer les mouvements pour l’environnement et les mouvements de lutte contre l’exclusion de la majorité de la population empêchée de réellement participer à la gestion et au contrôle des ressources de l’environnement.
30On sait que, dans leur lutte pour le contrôle de l’environnement par le peuple, les mouvements pour l’environnement en Afrique subsaharienne s’en prennent souvent à l’Etat et à des groupes internationaux, mais leurs efforts restent majoritairement locaux et cantonnés à l’intérieur des frontières nationales. Pour l’instant, le nombre de réseaux transfrontaliers de mouvements pour l’environnement en Afrique reste faible, pour de nombreuses raisons historiques et structurelles. Ces mouvements rencontrent une très forte hostilité de l’Etat, mais ils doivent aussi contrer les stratégies du monde des affaires qui, d’une part, soutiennent la répression des mouvements pour l’environnement par l’Etat, et d’autre part créent des ONG pour l’environnement qui vont ensuite s’allier avec des mouvements pour l’environnement pour mieux les subvertir de l’intérieur7. La gouvernance pour l’environnement est donc une question profondément conflictuelle dans toute l’Afrique subsaharienne. Elle traduit les contradictions ancrées dans l’environnement et qui sont à l’origine même des luttes pour le contrôle et l’hégémonie.
Discours de réception du prix Nobel de la Paix 2004
[…]
Pour partie, ce sont les expériences et les observations de la nature que j’ai pu faire pendant mon enfance à la campagne au Kenya qui ont inspiré mon action. Mais j’ai également été marquée et enrichie par l’éducation formelle que j’ai eu le privilège de recevoir au Kenya, aux Etats-Unis et en Allemagne. Pendant mon enfance, j’ai assisté à l’abattage de forêts entières qui ont laissé place à des plantations commerciales. Par ce processus, on a détruit la biodiversité locale et anéanti la capacité de rétention des eaux des forêts.
Vos Excellences, Mesdames et Messieurs,
En 1977, nous avons créé le Mouvement ceinture verte en partie pour répondre aux besoins que les femmes avaient identifiés dans les régions rurales, à savoir des besoins en bois de chauffage et en eau potable, un meilleur équilibre alimentaire, des besoins de logement et de revenu.
Partout en Afrique ce sont les femmes qui doivent s’occuper des autres ; c’est à elles surtout que revient la responsabilité de labourer la terre et de nourrir les familles. Par conséquent, voyant diminuer les ressources qui ne permettent plus d’assurer la subsistance des familles, les femmes sont souvent les premières à prendre conscience des dommages causés à l’environnement.
Les femmes que nous avions rencontrées nous avaient raconté qu’elles n’arrivaient plus à satisfaire leurs besoins essentiels. Cette situation était due à la dégradation de leur environnement immédiat et à l’introduction d’une agriculture qui avait supplanté la culture des produits vivriers. Mais le commerce international contrôlait le cours des produits exportés par ces petites exploitations ; aussi ne pouvait-on leur garantir un revenu raisonnable et juste. J’ai alors compris que, par la destruction, le pillage ou une mauvaise gestion de l’environnement, nous mettions en péril notre qualité de vie et celle des générations futures.
Tout naturellement nous avons donc choisi de planter des arbres pour répondre à certains besoins essentiels identifiés par les femmes. C’est aussi qu’il est simple de planter des arbres, que cela ne coûte pas cher et que cela assure de bons résultats, rapidement et dans un délai raisonnable. Cette rapidité permet de maintenir la motivation et l’engagement des personnes impliquées.
Ensemble, nous avons donc planté plus de 30 millions d’arbres qui ont fourni aux femmes du combustible, de la nourriture, des logements et un revenu pour financer l’éducation de leurs enfants et satisfaire les besoins de leurs ménages. Cette activité crée également des emplois et régénère les sols et les sources d’eau. Par leur engagement, les femmes acquièrent un certain pouvoir pour décider de leur vie, notamment parce que ce travail leur donne une stature et une position sociale et économique dans leur famille. Notre travail se poursuit.
Au début, il fut difficile car, dans son histoire, notre peuple a été amené à croire que parce qu’il est pauvre il est dépourvu non seulement du capital mais aussi des connaissances et des compétences qui pourraient lui permettre de répondre aux défis qui se présentent. Il est conditionné à croire que les solutions à ses problèmes doivent venir « de l’extérieur ». En outre, les femmes n’avaient pas compris que, pour que leurs besoins soient satisfaits, il fallait que leur environnement soit sain et bien géré. Elles ne savaient pas non plus que la dégradation de l’environnement oblige à se débattre pour accéder à des ressources rares et qu’elle peut même être source de pauvreté voire de conflit. Elles n’étaient pas conscientes non plus des injustices de l’organisation de l’économie internationale.
Pour aider les communautés à comprendre ces liens, nous avons développé un programme d’éducation citoyenne dans lequel les personnes identifient leurs problèmes, les causes de ces problèmes et les solutions possibles. Elles font alors le lien entre leurs actions personnelles et les problèmes qu’elles constatent dans l’environnement et dans la société. Elles découvrent les nombreux maux dont souffre notre monde : la corruption, la violence contre les femmes et les enfants, les ruptures et l’éclatement des familles et la désintégration de certaines cultures et de certaines communautés. Elles observent aussi les ravages de la toxicomanie et des abus de substances chimiques, notamment chez les jeunes. Et aussi les maladies dévastatrices qui résistent aux traitements et prennent des proportions épidémiques. Le VIH/sida, le paludisme et les maladies liées à la malnutrition sont particulièrement inquiétantes.
Sur le front de l’environnement, ces personnes constatent que de nombreuses activités humaines ravagent l’environnement et les sociétés, avec, par exemple, la destruction de nombreux écosystèmes par la déforestation, l’instabilité climatique et la contamination des sols et de l’eau, qui, toutes, entraînent une pauvreté épouvantable.
Dans ce processus, ces personnes réalisent qu’elles doivent participer aux solutions. Elles se découvrent un potentiel inconnu et acquièrent la capacité à surmonter l’inertie et à agir. Elles finissent par réaliser qu’elles sont les premières gardiennes et les premières bénéficiaires de l’environnement qui les fait vivre.
Des communautés entières en viennent aussi à comprendre que, certes, il est important d’affirmer la responsabilité des gouvernements, mais qu’il est tout aussi important que, dans les relations qu’elles ont avec d’autres communautés, elles montrent elles-mêmes les valeurs de leadership qu’elles attendent de leurs dirigeants : la justice, l’intégrité et la confiance.
A l’origine, les activités du mouvement Ceinture verte consistaient à planter des arbres et n’avaient donc pas de lien direct avec les questions de démocratie et de paix. Mais il est vite devenu évident qu’il était impossible d’établir une gouvernance responsable de l’environnement en l’absence d’un espace démocratique. Les arbres sont donc devenus le symbole de la lutte pour la démocratie au Kenya. Les citoyens se sont mobilisés pour s’opposer au nombreux abus du pouvoir, à la corruption et à la mauvaise gestion de l’environnement. Dans le parc Uhuru de Nairobi, à Freedom Corner et dans de nombreuses régions du pays, on a planté des arbres de la paix pour demander la libération de prisonniers de conscience et une transition pacifique vers la démocratie.
Par le Mouvement ceinture verte, des milliers de citoyens ordinaires se sont mobilisés et ont acquis le pouvoir d’agir et de provoquer le changement. Ils ont appris à surmonter leur peur et un sentiment d’impuissance et se sont mis en mouvement pour défendre les droits démocratiques.
[…]
Extraits de Wangari Maathai – Nobel Lecture, Oslo, décembre 2004
© The Nobel Foundation 2004
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet
31L’écologie politique du conflit, si l’on considère la résistance […] du mouvement Ceinture verte à l’Etat […] au Kenya, montre bien que la mobilisation et la participation du peuple à la gestion de l’environnement relèvent de la dialectique des luttes sociales. Ainsi grâce à une mobilisation locale efficace et à un soutien international constant, [l’]organisation a en partie réussi à exercer son pouvoir de blocage pour résister à de nouvelles expropriations et elle a élevé ses causes locales jusqu’au cœur de la lutte pour la démocratie. Concrètement, il existe donc en Afrique subsaharienne une lame de fond favorable à une mobilisation sociale contre les projets hégémoniques de l’Etat et contre les modes mondiaux d’accumulation qui dépossèdent le peuple et dégradent l’environnement. C’est de ces mouvements populaires, qui affrontent quotidiennement la puissance de l’Etat et du capital mondial, que va finir par surgir un modèle social et démocratique viable pour l’environnement et qui garantira la participation du peuple à l’exercice du pouvoir sur les écosystèmes en Afrique.
Source : Traduit de l’anglais. Texte original: Environmental Movements in Sub-Saharan Africa. A Political Ecology of Power and Conflict, UNRISD, Civil Society and Social Movements, Programme Paper n° 15, 2005, pp. 1-2, 11-16 (extraits). L’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD) décline toute responsabilité pour les erreurs qui pourraient être relevées dans la traduction de la version originale anglaise.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Homer-Dixon 1996 ; Kaplan 1994 ; Klare 1996
2 http://www.rightlivelihood.se/recip/maathai.htm , consulté en décembre 2003.
3 http://www.geocities.com/gbm0001 , consulté en décembre 2003.
4 Kanogo 1987 ; Sorrenson 1967 ; Klopp 2000.
5 S. Nasong’o, correspondance avec l’auteur, 2002.
6 Voir http://www.sigi.org/Alert, consulté en décembre 2003.
7 On fait ici référence aux prétendues ONG financées par des intérêts économiques pour briser les rangs des ONG activistes.
Auteurs
Politologue, Nordic Africa Institute d’Uppsala (Suède).
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