Le féminin est-il au masculin ce que la nature est à la culture ?
p. 49-68
Note de l’éditeur
Référence : B. Ortner, Sherry. “Le féminin est-il au masculin ce que la nature est à la culture ?”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mouvements populaires urbains et environnement. Genève, Cahiers Genre et Développement, n°6, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2007, pp. 49-68, DOI : 10.4000/books.iheid.5797 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1La créativité de l’anthropologie tient pour beaucoup à ce qu’elle doit répondre à deux types d’attentes : celles qui veulent que nous expliquions les universels humains et celles qui veulent que nous expliquions les particularités culturelles. Si l’on s’inscrit dans ce cadre, la femme nous pose l’un des problèmes les plus difficiles que nous ayons à traiter. Le statut secondaire de la femme dans la société fait partie des véritables universels, c’est un fait pan-culturel. Mais à l’intérieur même de ce fait universel, les conceptions et symbolisations culturelles particulières de la femme sont extraordinairement diverses voire contradictoires. En outre, la condition des femmes, leur pouvoir relatif et la contribution relative qu’elles apportent varient énormément d’une culture à l’autre et, au sein de traditions culturelles particulières, d’une période historique à l’autre. Ces deux points – le fait universel et la variation culturelle – posent des problèmes et appellent des explications.
2Bien sûr, mon intérêt pour cette question dépasse le domaine académique : je souhaite pouvoir assister à un vrai changement, à l’émergence d’un ordre social et culturel dans lequel le potentiel humain est aussi ouvert pour les femmes que pour les hommes. L’universalité de la subordination des femmes, le fait que cette subordination existe dans tous les types d’organisations sociales et économiques et dans tous les types de sociétés, quel que soit leur degré de complexité, me fait penser que nous nous trouvons face à quelque chose de très profond, très tenace, une chose que nous ne pouvons pas faire disparaître en nous contentant de réorganiser les quelques tâches et rôles établis dans le système social, ni même en réorganisant toute la structure économique. Dans cet article, j’essaie de mettre au jour la logique sous-jacente de la pensée culturelle qui postule l’infériorité des femmes ; j’essaie de montrer la nature éminemment convaincante de cette logique, car, si elle n’était pas convaincante, on n’y souscrirait pas aussi indéfectiblement. Mais j’essaie également de montrer les origines sociales et culturelles de cette logique pour identifier les lieux potentiels de changement.
3Il convient de bien distinguer les différents niveaux du problème car il peut être incroyablement confus. Par exemple, selon que l’on étudie un aspect de la culture chinoise ou un autre, on va arriver à des interprétations et des conclusions totalement différentes quant au statut des femmes en Chine. Dans l’idéologie taoïste, on attribue un poids égal au yin, le principe féminin, et au yang, le principe masculin ; « c’est de l’opposition, de l’alternance et de l’interaction de ces deux forces que naissent tous les phénomènes de l’univers » (Siu 1968 : 2). On pourrait en déduire que la masculinité et la féminité sont également valorisées dans l’idéologie générale de la culture chinoise1. Mais en explorant la structure sociale, on voit un principe patrilinéaire très marqué, les fils ayant une grande importance et le père détenant une autorité absolue dans la famille. On pourrait ainsi conclure que la Chine est la société patriarcale archétypique. Ensuite, si l’on étudiait les rôles que jouent réellement les uns et les autres, le pouvoir et l’influence qu’ils exercent, les contributions matérielles des femmes à la société chinoise – lesquelles sont, quand on les observe, assez substantielles – on devrait dire que, dans le système, les femmes se voient attribuer un statut (implicite) important. On pourrait également se concentrer sur le fait que la déité centrale (la plus vénérée et la plus représentée) du bouddhisme chinois est une déesse, Kuan Yin, et on pourrait être tenté d’en conclure, comme beaucoup ont essayé de le faire en parlant des cultures qui révéraient des déesses dans les sociétés préhistoriques ou des débuts de l’histoire, que la Chine est en fait une sorte de matriarcat. Pour résumer, avant toute explication il nous faut dire clairement ce que nous essayons d’expliquer.
4Pour étudier le problème, nous pouvons distinguer trois niveaux :
Le fait universel que les femmes se voient attribuer culturellement, dans toutes les sociétés, un statut de seconde classe. Deux grandes questions se posent alors : premièrement, quel est le sens de cette affirmation ? Quelle preuve avons-nous de l’universalité de ce fait ? Deuxièmement, une fois qu’il est établi, comment allons-nous expliquer ce fait ?
Des idéologies, symbolisations et organisations culturelles relatives aux femmes qui varient fortement d’une culture à l’autre. Le problème qui se pose à ce niveau est de rendre compte de tous les complexes culturels particuliers en analysant les facteurs spécifiques au groupe – c’est le niveau standard de l’analyse anthropologique.
Des éléments observables, constatés sur le terrain, sur les activités, les contributions, les pouvoirs, l’influence, etc. des femmes, qui, souvent, se démarquent de l’idéologie culturelle (tout en restant toujours enfermés dans le postulat qui veut que les femmes n’aient jamais la prééminence officielle dans le système global). C’est le niveau de l’observation directe qui est souvent adopté désormais par les anthropologues d’orientation féministe.
5Cet article traite avant tout du premier niveau, du problème de la dévalorisation universelle des femmes. L’analyse ne se base donc pas sur des données culturelles précises mais plutôt sur une analyse de la « culture » prise au sens générique comme type de relation au monde. Pour discuter du deuxième niveau, de la question des variations, d’une culture à l’autre, dans les conceptions et les valorisations relatives des femmes, on aura besoin de nombreuses recherches transculturelles ; on remettra cette discussion à plus tard. En ce qui concerne le troisième niveau, mon approche montrera clairement que j’aurais tendance à juger vain de se concentrer, dans une société donnée, sur les pouvoirs réels des femmes alors qu’ils ne sont pas reconnus et qu’ils sont sous-valorisés culturellement. Je pense préférable de commencer par comprendre l’idéologie générale et les principes plus profonds propres à une société donnée et qui rendent ces pouvoirs triviaux.
L’universalité de la subordination des femmes
6Quel est le sens de ma pensée lorsque je dis que partout, dans toutes les cultures connues, les femmes sont considérées comme plus ou moins inférieures aux hommes ? Je dois d’abord insister sur le fait que je parle des valorisations culturelles des femmes et des hommes ; je veux dire que chaque culture, d’une manière qui lui est propre et selon des termes qui lui sont propres, procède à cette valorisation. Mais quels éléments permettraient d’établir qu’une culture particulière considère les femmes comme inférieures ?
7Trois types de données suffiraient : 1) des éléments d’idéologie culturelle et les déclarations des informateurs qui dévalorisent explicitement les femmes et attribuent aux femmes, aux rôles qu’elles tiennent, aux tâches qu’elles accomplissent, à leurs productions et aux milieux sociaux dans lesquels elles évoluent moins de prestige qu’aux hommes et à leurs attributs ; 2) des dispositifs symboliques, par exemple les causes de souillure, qui peuvent être interprétés comme des formulations implicites de l’infériorité ; 3) des organisations socio-structurelles qui empêchent les femmes d’apporter leur contribution dans certains domaines perçus comme le siège des plus hautes instances de pouvoir de la société2 ou d’entrer en contact avec ces domaines. Bien entendu, il se peut que, dans un système, ces trois types de données soient liées entre eux, mais il n’est pas nécessaire qu’ils le soient. En outre, une seule de ces catégories, n’importe laquelle, suffit en général à établir l’infériorité des femmes dans une culture. Le fait que les femmes soient exclues du rite le plus sacré ou de l’instance politique la plus haute est, aussi, à coup sûr une preuve suffisante. Une idéologie culturelle qui dévalue explicitement les femmes (ainsi que les tâches qu’elles accomplissent, leurs rôles, leurs produits, etc.) est à coup sûr une preuve suffisante. Des indicateurs symboliques comme la souillure suffisent en général, bien que, dans certains cas, par exemple lorsque les femmes et les hommes se souillent mutuellement, on ait besoin d’un autre indicateur – et, selon mon expérience, il en existe toujours un.
8Une seule de ces raisons suffirait, mais pour toutes ces raisons, j’affirme donc catégoriquement que, dans toutes les sociétés connues, l’on constate que les femmes sont subordonnées aux hommes. On a vainement recherché une culture authentiquement égalitaire, sans parler d’une culture réellement matriarcale. L’exemple d’une société traditionnellement jugée comme égalitaire suffira à le prouver. Chez les Crow, une société matrilinéaire, Lowie (1956) a montré que « les femmes… avaient des fonctions hautement honorifiques lors de la Danse du Soleil ; elles pouvaient diriger la Cérémonie du Tabac et jouaient un rôle peut-être encore plus prééminent que les hommes ; parfois elles accueillaient les invités lors de la Fête de la Viande Cuite ; on ne leur interdisait pas de pratiquer la guérison par la sudation, de soigner ou de provoquer des visions » (p. 61). Pourtant, « autrefois, [pendant leurs menstruations] les femmes montaient de moins bons chevaux, ce qui, de façon évidente, annonçait une source de contamination car elles n’avaient pas le droit de s’approcher d’un homme blessé ou d’un homme prêt à partir à la guerre. Le tabou qui les empêche de s’approcher des objets sacrés pendant leurs règles subsiste. » (p. 44). Plus loin, juste avant d’énumérer les droits qui viennent d’être évoqués et qui permettaient aux femmes de participer aux rituels, Lowie parle d’une Effigie de la Danse du Soleil qui ne doit pas être démontée par les femmes (p. 60). En continuant on peut lire : « Selon tous les informateurs de Lodge Grass et d’ailleurs, l’effigie est la propriété de Wrinkled-Face et avait la préséance non seulement sur toutes les autres effigies mais aussi sur tous les soigneurs Crow quels qu’ils soient… cette effigie précisément n’était pas censée être manipulée par une femme. » (p. 229)3.
9En somme, les Crow sont probablement un cas assez typique. Certes, les femmes ont certains pouvoirs et certains droits, dans ce cas précis des pouvoirs et des droits qui leur confèrent des positions assez hautes. Mais au final, on trouve une limite : les menstruations représentent une menace pour la guerre, c’est-à-dire pour l’une des institutions les plus précieuses de la tribu, une institution fondamentale qui permet à la tribu de se définir ; et l’objet le plus sacré de la tribu est un tabou qui ne doit pas être directement vu ni touché par les femmes.
10On pourrait multiplier les exemples à l’infini, mais je crois qu’il ne nous revient plus de démontrer que la subordination des femmes est un universel culturel ; il reviendrait aux tenants de la thèse inverse de fournir des contre-exemples. Pour poursuivre, je vais donc tenir pour acquis que les femmes ont universellement un statut secondaire.
Nature et culture4
11Comment expliquer la dévalorisation universelle des femmes ? Bien sûr, on pourrait s’appuyer sur le déterminisme biologique. Les tenants du déterminisme biologique affirmeraient qu’au sein des espèces les mâles sont dotés d’une chose génétiquement inhérente au sexe masculin et qui lui donne le statut naturel de dominant ; ce « quelque chose » manque aux femmes, en conséquence de quoi elles sont des subordonnées naturelles qui en plus sont généralement assez satisfaites de leur position parce qu’elle leur permet d’être protégées et de profiter au maximum des plaisirs de la maternité, laquelle est pour les femmes l’expérience la plus satisfaisante qui soit. Sans entrer dans les détails pour réfuter cette position, je pense juste d’affirmer que personne dans l’anthropologie académique n’a jamais été convaincu par ce raisonnement. Il ne s’agit pas ici de dire que la biologie n’a pas d’influence, ni de nier les différences entre hommes et femmes, mais d’affirmer que ces faits et ces différences ne se traduisent en supérieur/inférieur que dans le cadre d’un système de valeurs définies culturellement.
12Si l’on refuse de se baser sur le déterminisme génétique, il me semble que nous n’avons qu’une manière de procéder. Nous devons essayer d’interpréter la subordination des femmes à la lumière d’autres universels, de facteurs inscrits dans la structure la plus générale dans laquelle se trouvent tous les êtres humains, quelle que soit leur culture. Par exemple, tout être humain a un corps physique et le sentiment d’avoir un esprit non physique, chaque être humain fait partie d’une société d’individus et porte l’héritage d’une tradition culturelle, chaque être humain doit entrer en relation, même indirecte, avec la « nature » ou avec le domaine non humain pour pouvoir survivre. Chaque être humain naît (d’une mère) et finit par mourir, chacun est censé avoir intérêt à survivre personnellement, et la société/culture a son propre intérêt (ou au moins un élan) qui vise à maintenir une continuité et à survivre, au-delà de la vie et de la mort des individus particuliers qui la composent. Et on pourrait continuer. C’est dans la sphère de ces universels de la condition humaine que nous devons chercher l’explication du fait universel de la dévalorisation des femmes.
13Autrement dit, je traduis le problème en une seule et simple question : quel est le facteur qui, dans la structure générale et dans les conditions de vie que l’on retrouve partout, incite toutes les cultures à donner aux femmes une moindre valeur ? Précisément, ma thèse consiste à dire que la femme est identifiée à – ou, si l’on veut, semble être le symbole de – ce que toutes les cultures dévalorisent, définissent comme appartenant à un ordre d’existence inférieur à l’ordre culturel. Or il semble qu’une seule chose corresponde à cette description, il s’agit de la « nature » au sens le plus général du terme. Chaque culture ou, de façon générique, « la culture » suit un processus de création et de maintien de systèmes de formes porteuses de sens (des symboles, des artéfacts, etc.) par lesquels l’humanité transcende les donnés de l’existence naturelle, transforme ces donnés pour les adapter à ses objectifs et les contrôle pour servir ses intérêts. Pour généraliser, on pourrait assimiler la culture à la notion de conscience humaine, ou aux produits de la conscience humaine (c’est-à-dire aux systèmes de pensée et à la technologie) par lesquels l’humanité essaie de contrôler la nature.
14Les catégories de « nature » et de « culture » sont bien sûr des catégories conceptuelles – nulle part, dans le monde réel, on ne trouve de frontière entre les deux états ou les deux domaines du vivant. Et, incontestablement, certaines cultures énoncent une opposition bien plus forte que d’autres entre les deux catégories – on a même affirmé que les peuples primitifs (tous ou certains seulement) ne voient ou ne sentent aucune distinction entre l’état culturel humain et l’état de nature. Mais je maintiendrais tout de même que l’universalité des rituels montre que dans toutes les cultures humaines s’affirme la capacité spécifiquement humaine à agir sur les donnés de la vie humaine, à réguler ces donnés au lieu de simplement évoluer avec eux ou d’être soumis à leur contrainte. Dans le rituel, c’est-à-dire dans la manipulation calculée des formes données dans un but de régulation ou de maintien de l’ordre, chaque culture affirme que les bonnes relations entre la vie humaine et les forces naturelles sont celles où la culture utilise ses pouvoirs particuliers pour réguler les processus généraux du monde et de la vie.
15Ces idées sont souvent développées dans la pensée culturelle sur les concepts de pureté et de souillure. Chaque culture pour ainsi dire a des croyances de ce type, lesquelles semblent traiter en grande partie (mais bien sûr pas totalement) de la relation entre culture et nature (voir Ortner 1973). Un aspect bien connu des croyances relatives à la pureté/souillure dans toutes les cultures est celui de la « contagion » naturelle de la souillure ; si on la laisse opérer, la souillure (dans ce cas assimilée, schématiquement, à un fonctionnement débridé des énergies naturelles) se répand et terrasse tout ce qu’elle approche. Ce qui pose une énigme : si la souillure est si forte, comment la purification est-elle possible ? Pourquoi l’agent purificateur n’est-il pas lui-même souillé ? La réponse, pour rester dans notre raisonnement, est que la purification se fait dans un contexte rituel ; le rituel de purification, activité calculée qui oppose une action consciente (symbolique) aux énergies naturelles, est plus puissant que ces énergies.
16Quoi qu’il en soit, je cherche simplement à montrer que chaque culture reconnaît et affirme implicitement une distinction entre le fonctionnement de la nature et le fonctionnement de la culture (la conscience humaine et ses productions) ; et, pour aller plus loin, que la particularité de la culture tient précisément à ce qu’elle peut, dans presque toutes les circonstances, transcender les conditions naturelles et les adapter à ses propres objectifs. Ainsi, à un certain niveau de conscience, la culture (c’est-à-dire toutes les cultures) s’affirme comme non seulement distincte de la nature mais aussi supérieure à la nature, et cette idée de particularité et de supériorité découle précisément de la capacité à transformer – à « socialiser » et « culturaliser » – la nature.
17Pour revenir aux femmes, on pourrait expliquer, en termes simples, leur statut de seconde classe dans toutes les cultures en postulant qu’elles sont identifiées ou symboliquement associées à la nature, contrairement aux hommes qui sont identifiés à la culture. Le projet de la culture étant toujours de subsumer et de transcender la nature, si les femmes étaient considérées comme faisant partie de la nature, alors il serait « naturel » pour la culture de les subordonner, voire de les oppresser. Cet argument peut paraître très fort, mais il simplifie trop le raisonnement. La formulation que j’aimerais alors défendre et développer dans la prochaine section dit que les femmes sont « simplement » considérées comme plus proches de la nature que les hommes. C’est-à-dire que la culture (toujours clairement assimilée aux hommes) reconnaît la participation active des femmes dans son processus particulier tout en les considérant comme plus enracinées dans la nature, ou en affinité plus directe avec la nature.
18La correction peut sembler mineure voire triviale, mais je pense qu’elle traduit plus fidèlement les présupposés culturels. En outre, l’argument, formulé en ces termes, possède des atouts analytiques qu’une formulation plus simple n’a pas ; j’y reviendrai plus tard. On doit juste souligner ici que l’argument corrigé rend toujours compte de la dévalorisation des femmes dans toutes les cultures, car même si les femmes ne sont pas assimilées à la nature, elles n’en sont pas moins considérées comme des représentantes d’une forme de vie appartenant à un ordre inférieur, comme moins transcendantales de la nature que ne le sont les hommes. Cet article va donc chercher à étudier les raisons pour lesquelles on peut les considérer ainsi.
Pourquoi la femme est-elle perçue comme plus proche de la nature ?
19Bien entendu, tout commence avec le corps et les fonctions procréatrices naturelles spécifiques aux femmes. Pour la discussion, on peut dire que cette réalité physiologique absolue joue un rôle à trois niveaux : 1) le corps et les fonctions du corps de la femme, impliqués plus fortement et plus fréquemment dans la « vie de l’espèce » semblent la situer plus près de la nature, contrairement à la physiologie masculine qui libère l’homme plus complètement et lui permet de porter les projets de la culture ; 2) le corps et les fonctions du corps féminins attribuent à la femme des rôles sociaux qui, à leur tour, sont considérés comme d’un ordre inférieur à l’ordre masculin dans le processus culturel ; 3) les rôles sociaux traditionnels de la femme, imposés par son corps et les fonctions de son corps, finissent par lui donner une structure psychique différente, laquelle, tout comme sa nature physiologique et les rôles sociaux qu’elle joue, est considérée comme plus proche de la nature. Je discuterai tous ces points successivement en commençant par montrer que, dans chaque cas, certains facteurs ont fortement tendance à rapprocher les femmes de la nature, puis en montrant d’autres facteurs qui démontrent que la femme peut totalement être rapprochée de la culture, la combinaison de tous ces facteurs plaçant donc les femmes dans une position intermédiaire problématique. Dans le développement de la discussion, on verra clairement apparaître les raisons qui font que les hommes, par contraste, sont dans une position moins intermédiaire, plus « purement » culturelle que les femmes. Je rappelle que je ne parle ici que du niveau des universels culturels et humains. Les arguments que je présente ont vocation à s’appliquer à l’humanité en général ; ils émergent de la condition humaine telle que l’humanité l’a vécue et affrontée jusqu’à maintenant.
1. La physiologie des femmes considérée comme plus proche de la nature
20Cette partie de mon raisonnement a déjà été développée, avec subtilité et force, et étayée par de nombreuses données scientifiques, par Beauvoir (1953). Beauvoir analyse la structure, le développement et les fonctions physiologiques du féminin humain et conclut que « le féminin, plus que le masculin, est la proie de l’espèce » (p. 60). Elle souligne que de nombreuses zones et des processus importants du corps de la femme n’ont apparemment aucune fonction pour la santé et la stabilité de l’individu ; au contraire, lorsqu’ils accomplissent leur fonction organique spécifique, ces processus sont souvent source d’inconfort, de douleur et de danger. Les seins ne sont pas utiles à la santé de la personne ; on pourrait en faire l’ablation à n’importe quel moment de la vie d’une femme. « Beaucoup des sécrétions ovariennes fonctionnent au profit de l’ovule, elles favorisent sa maturation et elles adaptent l’utérus à ses besoins ; si l’on prend l’organisme dans son ensemble, ces sécrétions vont vers le déséquilibre et non vers la régulation – la femme est plus adaptée aux besoins de l’ovule qu’à elle-même. » (p. 24). Les règles sont souvent désagréables, parfois douloureuses ; elles s’accompagnent souvent de phénomènes émotionnels négatifs et, en tout cas, elles demandent une toilette fastidieuse et produisent des déchets désagréables ; et – Beauvoir ne le mentionne pas – dans toutes les cultures, les règles provoquent une rupture dans les habitudes des femmes, les mettent dans une situation où elles sont stigmatisées et se voient donc imposer des restrictions diverses dans leurs activités et dans les contacts sociaux qu’elles peuvent avoir. Pendant la grossesse, beaucoup de ses ressources en vitamines et en minéraux servant à nourrir le fœtus, la femme se voit retirer une partie de ses forces et de son énergie. Et finalement, l’accouchement lui-même est douloureux et dangereux (pp. 24-27 passim). Pour résumer, Beauvoir conclut que le féminin « est plus esclave de l’espèce que le masculin, l’animalité de la femme est plus manifeste » (p. 239).
21Le livre de Beauvoir est idéologique, mais son étude de la situation physiologique des femmes semble juste et exacte. Il est un fait que les processus naturels liés à la reproduction de l’espèce mobilisent, proportionnellement, une plus grande partie du corps de la femme, et ce pendant une plus grande partie de sa vie, et avec un coût certain – parfois important – pour sa santé personnelle, ses forces et sa stabilité générale.
22Beauvoir poursuit en montrant que « l’enchaînement [de la femme] à l’espèce » pèse sur les projets dans lesquels les humains s’investissent, des projets qui créent et définissent la culture. Elle arrive ainsi au point déterminant de son raisonnement (p. 84) : « Nous tenons ici la clef de tout le mystère. Au niveau de la biologie, c’est seulement en se créant à neuf qu’une espèce se maintient ; mais cette création n’est qu’une répétition de la même Vie sous des formes différentes. C’est en transcendant la Vie par l’Existence que l’homme assure la répétition de la Vie : par ce dépassement il crée des valeurs qui dénient à la pure répétition toute valeur. Chez l’animal, la gratuité, la variété des activités mâles restent vaines parce qu’aucun projet ne l’habite ; quand il ne sert pas l’espèce, ce qu’il fait n’est rien ; tandis qu’en servant l’espèce, le mâle humain modèle la face du monde, il crée des instruments neufs, il invente, il forge l’avenir. »
23En d’autres termes, le corps de la femme semble la condamner à la simple reproduction de la vie ; le masculin, en revanche, parce qu’il n’a pas les fonctions créatives naturelles, doit affirmer sa créativité à l’extérieur (ou il a la possibilité de le faire), « artificiellement », aux moyens de la technologie et des symboles. De cette façon, il crée des objets relativement durables, éternels, transcendants, alors que la femme ne crée que des produits périssables – des êtres humains.
24Cette affirmation soulève un certain nombre d’idées importantes. Elle renvoie par exemple à cette grande énigme : pourquoi attribue-t-on souvent un plus grand prestige aux activités masculines qui impliquent la destruction de la vie (la chasse et la guerre) qu’à la capacité des femmes à donner la vie, à créer la vie. Dans le cadre posé par Beauvoir, on réalise que l’élément qui donne leur valeur à la chasse et à la guerre n’est pas le fait de donner la mort ; c’est plutôt la nature transcendante (sociale, culturelle) de ces activités, par opposition au caractère naturel du processus de la naissance : « Car ce n’est pas en donnant la vie mais en risquant sa vie que l’homme s’élève au-dessus de l’animal ; c’est pourquoi dans l’humanité la supériorité est accordée non au sexe qui engendre mais à celui qui tue » (ibid.).
25Ainsi, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le masculin est, c’est du moins ce que je dis, partout associé (inconsciemment) à la culture et le féminin à une plus grande proximité de la nature. Il n’est qu’à étudier les conséquences du contraste physiologique entre le masculin et le féminin. Mais en même temps, on ne peut pas complètement consigner la femme dans la catégorie de nature tant il est évident qu’elle est un être humain à part entière doté, comme n’importe quel homme, d’une conscience humaine ; elle représente la moitié de la race humaine et, sans sa coopération, toute l’entreprise s’effondrerait. On pourrait croire qu’elle est plus sous l’emprise de la nature que l’homme mais, puisqu’elle a une conscience, elle pense et elle parle ; elle crée, elle communique, manie les symboles, les catégories et les valeurs. Elle participe aux dialogues des humains, non seulement avec les autres femmes mais aussi avec les hommes. Pour reprendre Lévi-Strauss : « la femme ne pourrait jamais devenir un signe et rien de plus puisque, même dans un monde d’hommes, elle reste une personne et puisque, définie comme signe, elle doit [tout de même] être reconnue comme générant des signes » (1969a : 496).
26En effet, ironiquement, le fait que la femme ait une conscience humaine, qu’elle participe pleinement aux projets de transcendance de la culture sur la nature et qu’elle soit impliquée dans ces projets explique une autre des énigmes du « problème de la femme » – l’acceptation inconditionnelle et presque universelle par la femme de sa propre dévalorisation. Car il semblerait que, en tant qu’humaine consciente et que membre de la culture, elle ait suivi jusqu’au bout la logique de la culture et en soit arrivée aux mêmes conclusions que la culture, tout comme les hommes. Pour citer Beauvoir (p. 84-85) : « car elle est aussi un existant, elle est habitée par la transcendance et son projet n’est pas la répétition mais son dépassement vers un avenir autre ; elle trouve au cœur de son être la confirmation des prétentions masculines. Elle s’associe aux hommes dans les fêtes qui célèbrent les succès et les victoires des mâles. Son malheur, c’est d’avoir été biologiquement vouée à répéter la Vie, alors qu’à ses yeux mêmes la Vie ne porte pas en soi ses raisons d’être, et que ces raisons sont plus importantes que la vie même. »
27En d’autres termes, le fait même que la femme accepte sa propre dévalorisation et adopte le point de vue de la culture contribue à établir sa conscience – son appartenance, d’une certaine façon, à la culture.
28Je viens donc d’essayer de montrer une partie de la logique de cette thèse ; celle qui se dégage directement des différences physiologiques entre les hommes et les femmes. Parce que son corps est plus fortement impliqué dans les fonctions naturelles liées à la reproduction, la femme est considérée comme faisant davantage partie de la nature que l’homme. Mais parce que, entre autres, elle a une conscience et parce qu’elle prend part au dialogue social humain, elle est reconnue comme participant à la culture. Elle apparaît donc comme un élément intermédiaire entre la culture et la nature, un élément situé, sur l’échelle de la transcendance, à un niveau inférieur à celui de l’homme.
2. Le rôle social de la femme considéré comme plus proche de la nature
29Comme je viens de le dire, les fonctions physiologiques des femmes pourraient en elles-mêmes amener à concevoir5 la femme comme plus proche de la nature, une conception que la femme elle-même, observatrice de sa propre personne et du monde, pourrait approuver. La femme crée naturellement à partir de son être propre tandis que l’homme est libre de créer artificiellement, ou contraint à créer artificiellement, c’est-à-dire par des moyens culturels, et de façon à entretenir la culture. Pour aller plus loin, j’aimerais maintenant montrer que les fonctions physiologiques de la femme ont presque universellement limité son mouvement social et l’ont presque universellement confinée à certains contextes sociaux qui, eux aussi, sont considérés comme plus proches de la nature. C’est-à-dire que ce message est porté non seulement par les processus corporels qu’elle vit, mais aussi par la situation sociale dans laquelle ses processus corporels la placent. Et dans la mesure où elle est en permanence associée (aux yeux de la culture) à ces milieux sociaux, ceux-ci renforcent (peut-être même de façon décisive) le fait que les femmes sont perçues comme étant plus proches de la nature. Je vais bien sûr parler ici du confinement de la femme dans la sphère familiale domestique, confinement indéniablement motivé par les processus de lactation.
30Le corps de la femme, comme celui de toutes les femelles mammifères, produit du lait pendant et après la grossesse pour nourrir le nouveau-né. A ce stade de sa vie, le bébé ne peut pas survivre sans lait maternel ou sans un lait artificiel proche du lait maternel. Le corps de la mère vivant ses processus de lactation en lien direct avec une grossesse et avec un enfant en particulier, la relation qui naît entre la mère et l’enfant pendant l’allaitement est considérée comme un lien naturel, les autres choix de nutrition étant le plus souvent considérés comme non naturels et peu satisfaisants. Dans la logique culturelle, les mères et leurs enfants vont de pair. Ensuite, les enfants un peu plus grands ne sont pas assez forts pour pouvoir exécuter des tâches importantes, mais ils bougent beaucoup et sont turbulents et n’ont pas conscience du danger ; ils ont donc besoin d’une surveillance permanente et que l’on s’occupe d’eux. La mère apparaît comme la personne toute trouvée pour s’occuper de l’enfant et le surveiller dans un prolongement du lien naturel qu’elle a avec lui depuis qu’elle l’a allaité, ou parce qu’elle a un autre bébé et qu’elle se consacre déjà à des activités liées aux enfants. C’est le niveau des capacités et des forces de ses enfants qui délimite le champ de ses actions personnelles6, et les enfants ont souvent de faibles capacités et peu de forces : elle est confinée dans le groupe familial ; « la place des femmes est à la maison ».
31En associant la femme à la sphère domestique, on renforce la conception dans laquelle elle est plus proche de la nature, et ce de plusieurs façons. Tout d’abord, le simple fait d’être constamment associée aux enfants n’est pas anodin ; on voit facilement que les bébés et les enfants peuvent eux-mêmes être considérés comme relevant de la nature. Les bébés sont à peine humains et absolument pas socialisés ; comme les animaux, ils ne savent pas marcher en se tenant droits, ils ne contrôlent pas leur excrétion, ils ne parlent pas. Même les enfants un peu plus grands ne sont, de toute évidence, pas complètement imprégnés de culture. Ils ne comprennent pas encore les devoirs, les responsabilités et la morale de la société ; leur vocabulaire est limité, et ils ne savent pas faire grand chose. Nombre de pratiques culturelles reconnaissent implicitement une association entre les enfants et la nature. Par exemple, la plupart des cultures comprennent des rites d’initiation pour les adolescents (surtout pour les garçons ; j’y reviendrai plus tard), dont le propos est, par un rituel, de faire sortir l’enfant de l’état d’infra-humain pour le faire participer pleinement à la société et à la culture ; beaucoup de cultures ne suivent pas de rite funéraire lorsqu’un enfant meurt en bas âge, et c’est explicitement parce que l’enfant n’est pas alors un être complètement social. On va donc probablement classer les enfants dans la catégorie naturelle et la relation étroite de la femme avec les enfants se conjugue avec la conception qui la place elle-même dans une proximité plus grande avec la nature. On notera l’ironie qui fait que, dans nombre de cultures, le rite d’initiation soit présenté comme nécessaire parce que les garçons doivent se purger des souillures qu’ils ont accumulées en restant si longtemps avec leur mère et avec les autres femmes, quand en fait la souillure de la femme tient à ce qu’elle passe tellement de temps avec les enfants.
32L’association étroite entre les femmes et le contexte domestique a une autre grande conséquence négative due aux conflits structurels qui, dans tout système social, opposent la famille à la société dans son ensemble. Les conséquences de l’« opposition privé/public » sur la situation des femmes ont été développées de façon très convaincante par Rosaldo [1974], et je veux simplement relever leur pertinence dans le développement de cet article. La notion d’opposition entre l’unité domestique – la famille biologique responsable de la reproduction et de la socialisation des nouveaux membres de la société – et l’entité publique – la superposition d’alliances et de relations qu’est la société – est aussi la base du raisonnement de Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté (1969a). Lévi-Strauss affirme que cette opposition se retrouve dans tous les systèmes sociaux, mais aussi qu’elle a une importance dans l’opposition entre nature et culture. L’interdit universel de l’inceste7 et son corollaire, la règle de l’exogamie (le mariage en dehors du groupe) garantissent que « le risque de voir une famille biologique s’établir en système clos est tout à fait éliminé ; le groupe biologique ne peut se tenir à l’écart et l’alliance avec une autre famille garantit la suprématie du social sur le biologique et du culturel sur le naturel » (p. 479). Et même si toutes les cultures n’énoncent pas une opposition entre le privé et le public, on peut difficilement nier que le privé est toujours subsumé par le public ; les unités privées s’allient par la mise en œuvre de règles qui se situent logiquement à un niveau supérieur à celui des unités elles-mêmes ; elles font naître une unité – la société – qui logiquement se situe au-dessus des unités domestiques qui la composent.
33Or, les femmes étant associées au contexte privé, auquel elles sont en effet plus ou moins confinées, elles sont assimilées à cet ordre inférieur de l’organisation sociale/culturelle. En quoi cela influe-t-il sur la façon dont on les considère ? Pour commencer, si on met en avant la fonction biologique (reproductive) spécifique de la famille, comme dans la thèse de Lévi-Strauss, la famille (et par conséquent la femme) est purement et simplement assimilée à la nature par opposition à la culture. Mais c’est évidemment trop simple ; le propos est mieux formulé si on le présente de la façon suivante : la famille (par conséquent la femme) est le lieu des préoccupations inférieures, sources de division sociale, particularistes, contrairement aux relations interfamiliales qui sont le lieu des préoccupations supérieures, intégratives et universalistes. Les hommes n’ayant pas de base « naturelle » qui les attache à la famille (par l’allaitement, et, au sens plus large, l’éducation des enfants), on définit leur sphère d’activité au niveau des relations interfamiliales. La logique culturelle semble donc en déduire que les hommes sont les propriétaires « naturels » de la religion, des rites, des décisions politiques et des autres domaines de la pensée et de l’action culturelles, lieux où des énoncés universalistes permettent de réaliser la synthèse spirituelle et sociale. Ainsi non seulement les hommes sont assimilés à la culture, au sens de toute activité créative humaine, par opposition à la nature ; mais ils sont assimilés à la culture au sens ancien du terme, c’est-à-dire aux aspects les plus raffinés et les plus élevés de la pensée humaine – l’art, la religion, le droit, etc.
34On retrouve ici clairement la logique culturelle qui range la femme dans un ordre culturel inférieur à celui de l’homme, qui peut paraître assez convaincante au premier regard. Mais en même temps, la femme ne peut pas être complètement consignée dans la nature car, par certains aspects, la situation qu’elle occupe, même dans le contexte privé, montre indéniablement qu’elle est partie prenante du processus culturel. Bien entendu, il va sans dire que, sauf pour allaiter les nouveaux-nés (et les dispositifs pour l’allaitement artificiel permettent même de couper ce lien biologique), il n’y a pas de raison pour que ce soit la mère – et non le père ou toute autre personne – qui reste celle qui s’occupe des enfants. Et même en supposant que, par leur combinaison, d’autres éléments pratiques et émotionnels la maintiennent dans la sphère privée, on peut montrer que la femme a, dans ce contexte privé même, des activités qui pourraient parfaitement la placer dans la catégorie culturelle.
35Pour commencer, il faut bien dire que, pour s’occuper des enfants, la femme ne se contente pas de les nourrir et de nettoyer après leur passage ; elle est en fait l’agent principal des premières étapes de la socialisation des enfants. C’est elle qui transforme les bébés et les fait passer de l’état de simples organismes à celui d’humains culturalisés en leur inculquant les bonnes manières et en leur apprenant le comportement qui fera d’eux des membres à part entière de la culture. Par ses seules fonctions de socialisation, elle ne pourrait pas être plus représentative de la culture. Mais, dans presque toutes les sociétés, vient un moment où la socialisation des garçons est transférée aux hommes. D’une façon ou d’une autre, les garçons ne sont pas considérés comme encore « réellement » socialisés ; leur entrée dans le statut d’humain à part entière (social, culturel) doit passer par des hommes. On peut encore le voir dans nos écoles où, à mesure que l’on progresse, la proportion de femmes et d’hommes s’inverse : la plupart des instituteurs d’écoles maternelles sont des femmes ; la majorité des professeurs d’université sont des hommes8.
36On peut également parler de la cuisine. Dans la très grande majorité des sociétés, il revient aux femmes de faire la cuisine. Cela tient sans doute à des considérations pratiques – la femme devant rester à la maison avec le bébé, il est plus pratique pour elle de se charger des tâches qui se situent au foyer. Mais s’il est vrai, comme l’a dit Lévi-Strauss (1969b), que la transformation du cru en cuit représente, dans tous les systèmes de pensée, le passage de la nature à la culture, alors les femmes sont intégrées dans ce processus culturalisant et on pourrait facilement les placer dans la catégorie de la culture, triomphant de la nature. Il est toutefois intéressant de noter que lorsqu’une culture (par exemple la France ou la Chine) développe une tradition de haute cuisine – de « vraie » cuisine, par opposition à la cuisine banale que l’on fait à la maison – les chefs sont presque toujours des hommes. Le modèle reprend ainsi celui de la socialisation – les femmes se chargent des niveaux inférieurs de la conversion de la nature en culture, mais lorsque la culture distingue des niveaux supérieurs de conversion, ceux-ci sont réservés aux hommes.
37En résumé, on retrouve ici encore des éléments qui expliquent que les femmes soient perçues comme occupant une position plus intermédiaire que les hommes dans la dichotomie nature/culture. L’association « naturelle » de la femme au contexte privé (au prétexte de ses fonctions naturelles d’allaitement) se conjugue aux autres éléments qui conduisent à la considérer comme plus proche de la nature – la nature presque animale des enfants et la connotation infrasociale du groupe domestique en regard du reste de la société. En même temps, les fonctions de socialisation et de préparation des repas qu’elle assure dans la sphère privée montrent qu’elle est un puissant agent du processus culturel, car en permanence elle transforme des ressources naturelles brutes en produits culturels. Appartenant à la culture mais apparemment liée plus fortement et plus directement à la nature, la femme est une fois de plus placée entre deux sphères.
3. Le psychisme de la femme considéré comme plus proche de la nature
38Il est très mal vu de dire que non seulement la femme a un corps différent de celui de l’homme et qu’elle occupe physiquement des espaces différents de ceux des hommes mais qu’elle a aussi une structure psychique différente. Je vais affirmer que, très probablement, elle a bien une structure psychique différente, mais je vais largement m’inspirer de Chodorow [1974] pour montrer, en premier lieu, que cette structure psychique ne doit pas être supposée innée ; comme le montre Chodorow de façon très convaincante, on peut expliquer cette différence par certains éléments de l’expérience vécue par probablement toutes les femmes pendant leur socialisation. Toutefois, en attribuant certaines caractéristiques particulières au quasi universel empirique du « psychisme féminin », on risque de renforcer la conception culturelle qui considère que les femmes sont plus proches de la nature.
39Il convient de préciser ce que nous entendons par aspects dominants et universels du psychisme féminin. Si nous postulons que ces éléments sont l’émotivité et l’irrationalité, nous nous heurtons aux traditions de différentes régions du monde dans lesquelles les femmes sont considérées comme plus pratiques, plus pragmatiques et plus en prise avec le monde que les hommes, et où elles le sont réellement. Dans ce registre, on retrouve apparemment dans toutes les cultures une relative tendance au concret en regard d’une relative tendance à l’abstrait : la personnalité féminine est plutôt impliquée dans des sentiments concrets, avec des choses et des personnes concrètes, que dans des entités abstraites ; elle tend au personnalisme et au particularisme. Une deuxième dimension, étroitement liée à la première, est celle d’une relative subjectivité en regard d’une relative objectivité : Chodorow cite l’étude de Carson (1971) qui conclut que « les hommes décrivent des expériences du soi, des autres, de l’espace et du temps de façon individualiste, objective et distante, tandis que les femmes les décrivent de façon relativement interpersonnelle, subjective et immédiate » (Carlson 1971 : 270). Comme d’autres études, celle de Carson a été menée dans des sociétés occidentales, mais Chodorow considère ses résultats sur les différences entre les personnalités masculine et féminine comme « des différences générales et presque universelles » (p. 48) – pour schématiser, les hommes sont plus objectifs et plus enclins à s’exprimer en catégories relativement abstraites, et les femmes sont plus subjectives et plus enclines à s’exprimer par des phénomènes relativement concrets.
40Chodorow tient un raisonnement très raffiné et fait une avancée importante en affirmant que ces différences ne sont pas innées ou programmées génétiquement ; elles résultent de certains éléments des structures familiales que l’on retrouve presque universellement, à savoir le fait que « de façon universelle, les femmes doivent s’occuper des jeunes enfants et, un peu plus tard, (au moins) de la socialisation des filles » (p. 43) et que « la structure de l’éducation des enfants, renforcée par l’initiation aux rôles féminins et masculins, produit ces différences qui se répètent et sont reproduites dans la sociologie sexuelle de la vie adulte » (p. 44). Selon Chodorow, parce que c’est la mère qui socialise les enfants au début de leur vie, les garçons aussi bien que les filles développent une « identification personnelle » avec elle, c’est-à-dire une identification diffuse à sa personnalité générale, à ses comportements, à ses valeurs et à ses attitudes (p. 51). Mais un fils doit finir par s’identifier à un rôle masculin, ce qui implique de construire une identification au père. Le père étant souvent plus distant que la mère (il s’occupe rarement des enfants et passe peut-être la plus grande partie de la journée à son travail loin de la maison), la construction d’une identification au père implique une « identification par positionnement », c’est-à-dire une identification au rôle masculin du père, ce rôle étant vu comme un groupe d’éléments abstraits, et non une identification personnelle au père en tant qu’individu réel (p. 49). Plus tard, à son entrée dans le monde social plus vaste, le garçon constate que ce monde est en fait organisé autour de critères plus abstraits et universalistes (voir Rosaldo, [1974], pp. 28-29 ; Chodorow : 58), comme je l’ai dit dans la section précédente ; la socialisation qu’il a connue préalablement le prépare donc au type d’expérience adulte qu’il aura plus tard, expérience qui elle-même renforce cette socialisation préalable.
41En revanche, pour une jeune fille, l’identification personnelle à la mère dans la petite enfance peut se poursuivre dans le processus d’apprentissage du rôle identitaire féminin. La mère étant accessible et présente lorsque la fille apprend son rôle identitaire, une fille apprend à devenir une femme en prolongeant et en développant sa relation à sa mère et en continuant à s’identifier à sa mère en tant qu’individue ; elle n’a pas à prendre à l’extérieur certains éléments de son rôle (Chodorow : 51). Ce modèle prépare la fille à la situation sociale qu’elle aura plus tard, et cette situation elle-même renforce ce modèle ; la fille va s’impliquer dans le monde des femmes, où les rôles formels sont très peu différents (Rosaldo : 29) et qui implique de nouveau, dans la maternité, une « identification personnelle » à ses enfants. Et le cycle reprend.
42Chodorow démontre, et de façon convaincante je pense, que l’on peut expliquer la personnalité féminine, caractérisée par le personnalisme et le particularisme, en disant qu’elle découle d’une organisation socio-structurelle et non de facteurs biologiques innés. Il est inutile de revenir sur ce point. Mais dans la mesure où la « personnalité féminine » est depuis longtemps un fait presque universel, on peut dire que ses caractéristiques ont peut-être encore aidé à nourrir l’idée que les femmes sont en quelque sorte moins culturelles que les hommes. C’est-à-dire que les femmes établiraient des relations avec le monde qui, du point de vue de la culture, seraient considérées comme « plus nature » – immanentes et au cœur des choses – que « culture » – transcendantes et transformant les choses par la surimposition de catégories abstraites et de valeurs transpersonnelles. Comme la nature, les relations de la femme sont souvent plus directes, passent par moins d’intermédiaires, tandis que l’homme a tendance à non seulement créer des relations plus intermédiées, mais aussi, au final, à avoir des relations plus constantes et plus fortes avec les catégories et formes de médiation qu’avec les personnes et les objets eux-mêmes.
43Ainsi il n’est pas difficile de voir que la personnalité féminine pourrait nourrir l’idée de femmes « plus proches de la nature ». Mais en même temps, les modes de relations caractéristiques des femmes jouent indéniablement un rôle important et puissant dans le processus culturel. Car si la relation relativement directe se situe, selon une certaine conception, en bas du spectre des fonctions spirituelles humaines, si elle se situe au cœur des choses et est source de particularisme au lieu d’être transcendante et synthétique, elle se situe aussi au sommet de ce même spectre. Considérons la relation mère-enfant. Les mères sont souvent attachées à leurs enfants considérés comme des individus, quels que soient leur sexe et leur âge, qu’ils soient beaux ou non, quel que soit leur clan et indépendamment des autres catégories auxquelles l’enfant pourrait appartenir. On pourrait considérer toutes les relations de cette qualité – non seulement entre la mère et son enfant mais tous les attachements très personnels et relativement directs – comme des défis venant « d’en bas » à la culture et à la société dans la mesure où elles représentent la capacité des fidélités individuelles à fragmenter la solidarité du groupe. Mais on pourrait aussi les considérer comme incarnant l’agent de synthèse qui profite à la culture et à la société nonobstant les fidélités à des catégories sociales particulières. Chaque société doit comporter des catégories sociales qui transcendent les fidélités personnelles, mais chaque société doit aussi produire pour tous ses membres un sentiment d’unité morale ultime rassemblant au-dessus et par-delà ces catégories sociales. Ce modèle psychique apparemment typique des femmes, qui a tendance à ignorer les catégories et à rechercher la « communion » (Chodorow : 55, reprenant Bakan 1966) directe et personnelle avec les autres pourrait donc paraître infraculturel d’un certain point de vue, mais il pourrait en même temps être associé aux processus culturels les plus élevés.
44[…]
Conclusions
45Pour finir, on doit insister encore sur le fait que le modèle dans son intégralité est un construit culturel et non un fait naturel. La femme n’est pas « en réalité » plus proche (ou plus éloignée) de la nature que l’homme – les deux ont une conscience, les deux sont mortels. Mais il y a certainement des raisons qui la font paraître plus proche, et c’est ce que j’ai essayé de montrer dans cet article. Le résultat de ma réflexion fait apparaître un système circulaire (malheureusement) efficace : divers aspects (physiques, sociaux, psychologiques) de la situation de la femme nourrissent l’idée d’une plus grande proximité de la nature, tandis que cette idée même s’incarne au final dans des formes institutionnelles qui reproduisent la situation de la femme.
46Cela veut dire que le changement social relève du même cercle : seule une réalité sociale différente peut produire une vision culturelle différente ; mais seule une vision culturelle différente peut produire une réalité sociale différente.
47Dès lors, il est clair que le problème doit être abordé sur les deux fronts. Les initiatives qui viseraient uniquement à faire changer les institutions sociales – par la mise en application de quotas à l’embauche par exemple, ou par l’adoption de lois instaurant l’égalité des salaires pour un emploi identique – ne pourraient pas avoir des résultats d’envergure si le langage et les images culturelles continuaient à diffuser une vision dévalorisée des femmes. Mais en même temps, les initiatives qui cibleraient seulement les présupposés culturels – par des groupes de conscientisation masculins et féminins ou par la révision des matériels éducatifs et des images utilisées par les médias – resteraient vains si la base institutionnelle de la société n’évoluait pas pour accompagner et renforcer les nouvelles conceptions culturelles. Au final, les femmes et les hommes peuvent et doivent être impliqués à égalité dans des projets faisant appel à la créativité et à la transcendance. C’est la condition pour que les femmes soient considérées comme appartenant à la culture, dans la dialectique constante de la culture avec la nature.
Source: « Is Female to Male as Nature is to Culture ? » in : Rosaldo Michelle Zimbalist, Lamphere Louise (Eds.), 1974, Woman, Culture and Society, Stanford, Californie, Stanford University Press, pp. 67-83, 879. Traduit de l’anglais.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Bien sûr, il est vrai que le yin, le principe féminin, a une valence négative. Néanmoins, le taoïsme établit une complémentarité absolue entre le yin et le yang et reconnaît que, pour survivre, le monde a besoin que les deux principes s’exercent et interagissent.
2 Certains anthropologues considéreraient peut-être ce type d’élément (des organisations socio-structurelles qui, explicitement ou de facto, excluent les femmes de certains groupes, de certains rôles ou de certains statuts) comme un sous-type du second type d’élément (les expressions symboliques d’infériorité). Je ne suis pas totalement en désaccord avec cette conception, mais la plupart des anthropologues sociaux distingueraient probablement les deux types.
3 Puisque nous parlons d’injustices diverses, on peut noter que Lowie acheta secrètement cette effigie, l’objet le plus sacré du répertoire tribal, à la personne qui en avait la garde, c’est-à-dire la veuve de Wrinkled-Face. Celle-ci en demanda 400 $, un prix « bien au-delà des moyens [de Lowie] ». Il l’acheta finalement pour 80 $ (p. 300).
4 Avec tout le respect dû à Levi-Strauss (1969a, b et passim).
5 La théorie sémantique utilise le concept de motivation du sens qui recouvre les divers moyens par lesquels un sens peut être donné à un symbole en considération de certaines propriétés objectives de ce symbole et non par une association arbitraire. En quelque sorte, cet article est une enquête sur la motivation du sens de la femme comme symbole et demande pourquoi inconsciemment la femme se voit assigner le sens d’une proximité plus grande avec la nature. Pour un exposé concis des différents types de motivation du sens, voir Ullman (1963).
6 Une situation dans laquelle la femme elle-même devient souvent pour ainsi dire une enfant.
7 David M. Schneider (selon une communication personnelle) se prépare à affirmer, en se basant sur des informations recueillies en Océanie, que le tabou de l’inceste n’est pas universel. A ce stade, disons alors qu’il est presque universel.
8 Je me rappelle avoir eu mon premier enseignant masculin à 11 ans, et en avoir été ravie – cela faisait plus grand.
9 © Board of Trustees of the Leland Stanford Jr. University, 1974. Tous droits réservés. Traduit et reproduit sur autorisation.
Auteurs
Distinguished Professor en anthropologie à l’University of California, Los Angleles (UCLA).
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