Essentialisme, anti-essentialisme et féminisme
p. 45-47
Note de l’éditeur
Référence : Parini, Lorena. “Essentialisme, anti-essentialisme et féminisme”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mouvements populaires urbains et environnement. Genève, Cahiers Genre et Développement, n°6, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2007, pp. 45-47, DOI : 10.4000/books.iheid.5795 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
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2La question de l’essentialisme dans les études genre mérite d’être approchée avec une certaine attention. Généralement les prises de position épistémologiques se polarisent très nettement sur l’un ou l’autre des éléments de la dichotomie (essentialisme/anti-essentialisme) sans pour autant creuser les implications logiques d’une telle polarisation. Si par essentialisme nous entendons que femmes et hommes possèdent des attributs essentiels qui découlent de leur biologie et qui sont actifs dans les rapports sociaux, nous sommes dans ce que Sayer (1997) appelle « strong essentialism », c’est-à-dire une forme de biologisme selon lequel les caractéristiques biologiques seraient la cause linéaire et déterministe de certains comportements sociaux ou déterminations sociales. Par exemple affirmer que les femmes possèdent « l’instinct maternel » et que par conséquent elles sont mieux à même de s’occuper des enfants ou affirmer que les hommes « sont par nature plus violents que les femmes » et que de ce fait ils font la guerre, relève de l’essentialisme (ou du biologisme). Cela masque les processus de construction sociale de l’être féminin et masculin et les rapports de pouvoir qui les sous-tendent.
3Il paraît évident dans ces conditions que les analyses féministes ont largement critiqué l’essentialisme car il favorise l’émergence de discours enfermant les femmes dans leurs corps (dans leurs caractéristiques anatomiques, biologiques et dans leur fonction reproductrice). Cette stratégie discursive a été largement utilisée par les philosophes classiques du politique, notamment pour cantonner les femmes dans le domaine domestique et les priver ainsi des droits dont elles auraient dû bénéficier dans le domaine public. Du côté des hommes, l’essentialisme peut être utilisé pour justifier leur position sociale dominante sous prétexte qu’elle serait ainsi « par nature ». Pour ces raisons on ne peut admettre du point de vue politique une causalité directe entre biologie et social.
4Toutefois, on peut reconnaître et analyser le fondement social de ce que l’on attribue comme « naturel » aux femmes et aux hommes. En effet, la socialisation différenciée entre filles et garçons, le contact quotidien avec des agents de la socialisation véhiculant des discours essentialistes sur les sexes influence la perception de soi, de sa propre identité, de sa place dans le monde. La conscience de ces constructions sociales et de leur effet performatif sur l’identité sexuée, sur les choix de vie sexués et sur les positions sociales sexuées peut donner lieu à une critique du modèle essentialiste et au développement d’une position féministe.
5Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’évacuer les femmes en tant que catégorie, ce qui aurait comme conséquence d’annuler toute possibilité de revendiquer l’égalité, mais de reconnaître que l’être femme a une fondation sociale et non biologique. Cette conscience peut nous permettre d’articuler des demandes dans l’espace public. Un anti-essentialisme extrême, comme pourrait l’être celui prôné par les postmodernistes, ne peut permettre de formuler ce « nous » nécessaire à la revendication politique (Walby 1992). Si les femmes en tant que groupe n’existent pas, comment alors articuler une pensée politique féministe (McKinnon 2001) ? Peut-être que les catégories femme/homme sont des constructions sociales et culturelles et n’ont aucun fondement biologique ; il n’empêche que la construction des identités a produit et produit encore des effets discriminatoires dans le monde vécu des femmes. L’essence d’un groupe social ne se loge pas dans sa biologie mais dans une identité qui lui a été assignée par le groupe dominant. Cette identité assignée (qu’elle soit justifiée par nature ou non) est subie, mais peut parfois être revendiquée par le groupe lui-même pour construire un projet d’émancipation politique. Vouloir à tout prix l’indifférence des sexes peut-il conduire à masquer les inégalités ? « Entre la vérité métaphysique et la vérité politique il y a un gouffre » (Collin 2001 : 191). Ainsi lorsqu’on utilise le terme « femmes » on ne doit pas sous-entendre le groupe biologique mais le groupe « social » femmes. Ce dernier a été défini historiquement comme naturellement subordonné au groupe dominant des hommes. Il n’y a rien de biologique dans cela : c’est du social.
6Cela va nous permettre de parler des femmes en termes d’identité et non en termes d’essence ou de nature. Etre femme est une identité sociale, non pas un état biologique. Les femmes partagent des attributs qui ont contribué de manière déterminante à façonner leur place dans les sociétés. En particulier leur état de dominées. L’essence des femmes pourrait être constituée par le fait d’être dominées, mais cette terminologie véhicule un sentiment d’immuabilité qui se prête mal à l’analyse sociale. Les formes de la domination sont variables dans le temps et dans l’espace ; il n’y a donc pas de déterminisme quant à la forme de la domination ni à la persistance de la domination. Les caractéristiques biologiques d’un groupe social ne sont pas les causes de sa domination mais sont des éléments qui potentiellement et sous contrainte peuvent devenir des arguments exploités par un groupe pour en dominer un autre. L’activation de rapports de pouvoir basés sur des caractéristiques biologiques ou corporelles doit être comprise dans son contexte historique.
7Ainsi dans ce domaine comme dans d’autres une attitude épistémologique constructiviste permet d’éviter les écueils essentialistes. Les réalités sociales, ou ce que les acteurs sociaux perçoivent comme des réalités, sont construites par des discours et des pratiques. Le constructivisme reconnaît que ce qui est considéré comme naturel est une convention sociale qui n’a rien à voir avec la nature. Cette dernière, si elle existe, ne nous est accessible qu’à travers des constructions symboliques, langagières, etc. Pour cela il fait sortir du biologisme qui entoure encore souvent les discours sur les rapports sociaux de sexe et se tourner vers l’analyse politique de la problématique.
8[…]
Source : Le système de genre. Introduction aux concepts et théories, Zürich, Editions Seismo, 2006, pp. 104-107
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Collin F., 2001, « Différence/Indifférence des sexes », Actuel Marx. Les rapports sociaux de sexe, n° 30, pp. 183-199.
10.3917/amx.030.0183 :McKinnon C., 2001, « Féminisme, marxisme et post-modernisme », Actuel Marx. Les rapports sociaux de sexe, n° 30, pp. 101-130.
Sayer A., 1997, « Essentialism, socialconstructionism, and beyond », The Sociological Review, vol. 45, n° 3, pp. 453-487.
Walby S., 1992, « Post-post-Modernism ? Theorizing Social Complexity », in Barret M., Phillips A., Destabilizing Theory. Contemporary Feminist Debates, Cambridge, Polity Press.
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Genre, mouvements populaires urbains et environnement
Ce livre est cité par
- Guevara Viquez, Sofia. (2019) Risques et ressources des marges : les réappropriations de l’action publique à La Carpio (Costa Rica). Cahiers d'Outre-Mer, 72. DOI: 10.4000/com.10622
- Beaulieu, Elsa. Rousseau, Stéphanie. (2011) Évolution historique de la pensée féministe sur le développement de 1970 à 2011. Recherches féministes, 24. DOI: 10.7202/1007749ar
- Guérin, Isabelle. Hillenkamp, Isabelle. Verschuur, Christine. (2019) L’économie solidaire sous le prisme du genre : une analyse critique et possibiliste. Revue Française de Socio-Économie, n° 22. DOI: 10.3917/rfse.022.0107
Genre, mouvements populaires urbains et environnement
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