L’écoféminisme, unité et diversité
p. 41-43
Note de l’éditeur
Référence : Mies, Maria. “L’écoféminisme, unité et diversité”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mouvements populaires urbains et environnement. Genève, Cahiers Genre et Développement, n°6, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2007, pp. 41-43, DOI : 10.4000/books.iheid.5793 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
D’où vient la référence écoféministe ?
1Maria Mies — La formule est apparue dans les années 19701, en France. Puis, à la suite à de nombreuses catastrophes écologiques (dont l’accident nucléaire de Three Miles Island), une conférence a été organisée aux Etats-Unis, en mars 1980, sous l’intitulé « L’écoféminisme et la vie sur terre ». Les participantes ont adopté un manifeste sur les rapports entre mouvements écologistes et mouvements des femmes, entre la destruction de la nature, le militarisme, l’humiliation et la domination subie par la femme… A l’époque, les Etats-Unis installaient en Europe de l’Ouest des missiles nucléaires, suscitant un vaste mouvement pacifiste dans lequel participaient de nombreuses femmes. Des femmes qui commençaient à percevoir le lien existant entre le militarisme, l’industrie, le capitalisme et son mode de croissance économique, et l’oppression des femmes. Nous donnons dans notre ouvrage de nombreux exemples de cette prise de conscience, effectuée dans le sud-ouest de l’Allemagne, en Inde, en Sicile… Pour moi-même et pour Vandana Shiva, l’écoféminisme n’a pas commencé comme une théorie, mais comme une pratique. A l’instar d’autres femmes engagées, dans le monde entier, dans des mouvements fort variés, c’est cette pratique qui nous a rendues conscientes de la relation entre notre corps féminin et les attaques menées partout contre l’environnement ou contre d’autres peuples.
2Une Russe, après Tchernobyl, dresse ainsi un parallèle entre la conquête du corps d’une femme et la conquête d’un autre peuple. Il existe de même une relation très étroite entre l’agression patriarcale contre les femmes et l’agression contre la terre. C’est pourquoi nous avons appelé ces femmes écoféministes, même si elles ne s’appellent pas nécessairement ainsi elles-mêmes. En fait, au début, dans bien des cas, elles n’étaient pas féministes. Pour nous, donc, l’écoféminisme apparaît d’abord comme une pratique. Mais d’autres féministes ont commencé par la théorie. C’est notamment le cas de nombreuses Américaines engagées dans des mouvements écologiques plus spiritualistes. Nous sommes, Vandana et moi-même, matérialistes ; Vandana peut-être un peu moins que moi. Pour ma part, je ne crois pas à la nécessité d’une transcendance pour changer le monde. Mais, particulièrement en Californie, il existe des écoféministes spiritualistes. Ce n’est pas un problème. Nous n’avons pas de querelles avec elles : on peut discuter de ces questions. Vandana écrit par exemple, dans notre livre, que pour sauver la nature, il faut recréer un concept de sacré. Peut-être que oui, peut-être que non ; je ne sais pas. Je ne vois pas comment c’est possible en Allemagne. Mais en Inde, ce sens du sacré existe : il n’est pas nécessaire de le réinventer. Il faut reconnaître la diversité des femmes dans les diverses parties du monde, les diverses cultures. Les points de départs, notamment culturels, sont différents. Mais, par-delà ces différences, et c’est ce qu’il y a de formidable dans ce concept d’écoféminisme, nous avons une même analyse, une même vision : sauver la vie sur terre – et pas seulement nettoyer les débris laissés par les hommes à la suite de leurs guerres industrielles et de leurs guerres militaires. Il y a des femmes et des mouvements qui utilisent le terme d’écoféminisme. Je suis par exemple invitée à parler de cette question en Espagne ou en Irlande. En Allemagne, certaines femmes préfèrent employer la formule de féminisme écologique, mais est-ce que cela change quelque chose quant au fond ? Jusqu’ici, les femmes ont toujours dû remettre de l’ordre après les guerres, faire en sorte que la vie puisse continuer. Nous voulons mettre un terme aux guerres : aux guerres contre les femmes, contre la nature, contre d’autres peuples…
On critique parfois l’écoféminisme pour son « essentialisme »
3Maria Mies — Cette critique se fonde notamment sur le fait que nous rejetons l’idée rationaliste selon laquelle la « tête est supérieure à tout le reste du corps ». Mais je suis un tout, une femme entière ! Nous insistons sur le lien, l’interconnexion. En séparant des éléments pourtant liés, on crée nécessairement une relation de domination. Nous créons un antagonisme : la tête contre le reste… On rencontre ce problème dans les technologies reproductives. La question n’est pas qu’éthique : des technologies sont créées en suivant une logique de domination, d’accumulation où l’on retrouve le lien entre patriarcat et capitalisme. Le corps des femmes devient un champ de bataille. Des scientifiques utilisent leurs corps pour créer des marchandises. Bien des féministes nous considèrent « essentialistes » et « romantiques », et nous critiquent au nom du rationalisme occidental (encore que le rationalisme ne soit pas qu’occidental). Pour ce rationalisme, depuis les Lumières, la tête est supérieure au corps, l’homme à la femme, la culture à la nature… : c’est une vision dualiste et hiérarchique que cette logique occidentale. Le plus grave, ici, c’est la séparation et la division, la fragmentation de la réalité puis sa reconstruction mécanique, comme on construit une machine. Il y a par exemple une conception très mécanique de l’émancipation des femmes, qui découle de cette logique (la supériorité de la tête sur le reste, la domination de la rationalité sur le reste – le « reste » étant évidemment jugé irrationnel). Nous rejetons cette démarche : elle n’est pas réaliste, elle ne correspond pas à la réalité et elle est violente. C’est donc parce nous refusons ce morcellement que l’on nous qualifie d’essentialistes. Nous avons cependant critiqué depuis longtemps l’essentialisme biologique, la notion de détermination biologique, les conceptions non historiques de la femme. Pour ma part, je ne crois pas que la femme soit supérieure à l’homme, ou que la femme ait par essence une relation plus proche de la nature que l’homme. La différence actuelle que l’on note entre homme et femme dans leurs relations à la nature ou à leur corps est une résultante historique. C’est le résultat de 6000 ans de patriarcat et, plus récemment, du capitalisme, du colonialisme aussi. Il nous faut être conscientes de cette histoire pour comprendre ce que nous sommes aujourd’hui. De même, il n’y a pas d’infériorité biologique des peuples du Sud par rapport à ceux du Nord. Le penser est un non-sens. L’inégalité Nord-Sud est le produit du colonialisme, d’une histoire. Bien entendu, nous parlons de femmes et d’hommes. Leurs corps sont différents. Mais la différence n’est pas notre problème – pas plus qu’entre des gens qui sont noirs ou qui sont blancs. Le problème est que ces différences ont été transformées en antagonismes au cours de notre histoire coloniale et capitaliste.
Propos recueillis par Pierre Rousset, Rouge, 2 septembre 1999, http://www.lcrrouge.org/archives/090299/controv.html
Notes de bas de page
1 NDLR : la formule a été proposée en 1978 par l’écrivaine française Françoise d’Eaubonne.
Auteur
Professeure émérite en sociologie à la Fachhochschule de Cologne.
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