Mouvements populaires urbains et environnement à l’épreuve du genre : instrumentalisation des identités féminines ou prise de conscience de droits ?
p. 13-16
Texte intégral
1Le désordre urbain et les défis environnementaux que nous connaissons ne sont pas perçus ni vécus pareillement aux Suds et aux Nords, par les femmes et les hommes, par les puissants et les exclus. Un formidable essor est en cours, pour prendre conscience de ces enjeux, des injustices et des droits. Les mouvements populaires urbains et de lutte pour l’environnement participent de la réflexion sur les changements de paradigmes de développement qui sont urgents et nécessaires.
2Dans les mouvements populaires urbains, la sensibilité envers l’environnement représente souvent un élément mobilisateur, déclencheur, dans les luttes pour une vie plus digne. Les mouvements environnementaux sont de leur côté souvent portés par des personnes vivant en milieu urbain.
3La perspective de genre donne des clés de lecture pour comprendre comment les asymétries féminin-masculin structurent la perception et l’organisation concrète de la vie sociale, et notamment la représentation et l’utilisation de l’environnement et de l’espace urbain. Elle demande de se pencher sur la construction de la féminité et de la masculinité dans des contextes différents, sur le fonctionnement des institutions et des organisations structurées selon les asymétries féminin-masculin, sur les changements des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, sur le pouvoir entendu comme constellation dispersée de rapports inégaux et, à l’intérieur de ces processus et structures, sur les capacités d’action de la personne comme sujet.
4Pour des raisons qui tiennent à la constitution des identités et des rapports de genre, les femmes, selon leur classe et leur groupe ethnique, sont particulièrement affectées par la dégradation de l’environnement et de l’habitat urbain. Dans l’urgence, et devant le manque de services publics, des femmes interviennent activement, de manière plus ou moins organisée, dans les mouvements de base pour réclamer, résister, proposer des solutions. Cependant la forte présence des femmes dans les organisations urbaines et de lutte pour l’environnement est généralement peu ou pas reconnue.
5Malgré leur présence importante et active, les femmes n’exercent que rarement des responsabilités dans ces mouvements, ce qui traduit le fait que les rapports de genre sont une manière d’exprimer des rapports de pouvoir et pose la question de leurs changements. Ces mouvements sont également traversés par des rapports de pouvoir entre femmes, plus ou moins marqués et reflétant des inégalités d’accès aux ressources.
6Les hommes, face aux transformations en cours, réagissent en exprimant leur malaise au niveau personnel et domestique. Même s’ils le souhaiteraient – pour certains –, ils ont du mal à s’investir dans les mouvements de quartier, dans des activités qui sont connotées féminines et transgressent l’ordre dans la division sexuelle des tâches, et ils se limitent à exercer des tâches de représentation. S’intéresser aux mouvements populaires urbains et environnementaux demande de se pencher sur la construction de la masculinité, elle aussi traversée par les inégalités de classe et de race, et mise à mal par les transformations liées au modèle économique dominant.
7En mettant en scène et en jouant avec leurs identités féminines, les femmes obtiennent des avantages et renforcent leur pouvoir de négociation auprès des municipalités, de leurs compagnons de vie ou des associations de base. L’identité de « mère », de « chargée des soins et de l’attention aux autres » (« carer ») ou de « gardienne stable du foyer » est instrumentalisée par les femmes elles-mêmes pour obtenir des bénéfices au niveau de l’espace public, qui vont en leur faveur et en faveur des personnes qui sont à leur charge. La conquête de cet espace de revendication au niveau public sert également de levier pour réclamer des changements dans l’espace privé.
8L’instauration fugace de nouveaux rapports sociaux, la mise en lumière d’interstices dans lesquelles peuvent s’introduire des femmes – et des hommes – pour modifier le système de reproduction des inégalités, la constitution de nouvelles identités contribuent à remettre en question les inégalités sociales et de genre.
9Les mouvements populaires urbains et environnementaux entreprennent des actions diverses, qui déclenchent un processus de prise de conscience de droits et de lutte pour ces droits. Ces luttes sont menées par des femmes qui ne se réclament pas du féminisme et ne cherchent pas – de manière ainsi affirmée – à renverser les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Elles ne cherchent pas non plus à renverser le système économique néo-libéral dominant, sous une direction idéologique. Elles n’attendent plus quelque chose de l’Etat (plus toujours), mais montrent une volonté d’intervenir personnellement sur leurs conditions de vie. Il s’agit d’une autre manière de faire et de voir le politique.
10Des avancées locales dans la prise de conscience et la revendication des droits peuvent être observées, mais sans soutien au niveau de la législation, elles sont souvent insuffisantes et éphémères. L’inverse est vrai aussi, et l’on constate que des législations avancées en termes d’équité de genre et de justice sociale ne suffisent pas pour transformer des rapports de genre, si elles ne sont pas ancrées dans des pratiques de prise de conscience et de revendication de droits.
11Les mouvements populaires urbains et de lutte pour l’environnement correspondent-ils à une forme de redéploiement de l’Etat, qui leur délègue des activités ? S’inscrivent-ils plutôt dans la dynamique des nouveaux mouvements sociaux, où l’on observerait des renégociations des identités et rapports de genre, où se révélerait une prise de conscience des droits ? Quels sont les enjeux de pouvoir dans l’un et l’autre cas ?
12Dans certains cas, nous observons le redéploiement de l’Etat à travers des modalités indirectes, avec la possibilité pour des intermédiaires de prélever de bénéfices, tant symboliques que matériels. Ces situations ne constituent pas des espaces de remise en question des mécanismes de reproduction des inégalités entre hommes et femmes.
13Dans d’autres cas, nous assistons, dans des mouvements de base, parmi les sujets – hommes et femmes – qui y sont engagés, à la prise de conscience et à l’affirmation de nouvelles valeurs, à un engagement qui s’articule autour de la prise de conscience de droits. Il s’agit non seulement du droit à avoir de l’eau ou de l’électricité à un tarif abordable, à avoir un environnement non nuisible à la santé, à avoir un travail dignement rémunéré, mais aussi du droit à ne pas être battue, à ne pas être expulsée de sa maison, à sortir librement de chez soi, à participer aux choix politiques.
14Dans certains mouvements populaires urbains, qui participent de ce travail de prise de conscience et de revendication des droits, il nous semble que des brèches s’ouvrent pour envisager des alternatives, sur ces territoires de vie, sans plus attendre.
15Genève, juillet 2007
Auteur
Institut universitaire d’études du développement
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le genre : un outil nécessaire
Introduction à une problématique
Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur (dir.)
2000
Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations
Christine Verschuur et Fenneke Reysoo (dir.)
2005
Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale
Christine Verschuur et Christine Catarino (dir.)
2013
Genre et religion : des rapports épineux
Illustration à partir des débats sur l’avortement
Ana Amuchástegui, Edith Flores, Evelyn Aldaz et al.
2015
Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires
Christine Verschuur, Isabelle Guérin et Isabelle Hillenkamp (dir.)
2017
Savoirs féministes au Sud
Expertes en genre et tournant décolonial
Christine Verschuur (dir.)
2019