Mouvement féministe et femmes sans statut légal dans la tourmente du travail domestique à Genève
p. 283-288
Note de l’éditeur
Référence : Carreras, L., Gerardo, Y., & Glardo, M. 2005. « Mouvement féministe et femmes sans statut légal dans la tourmente du travail domestique à Genève », in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 283-288, DOI : 10.4000/books.iheid.5758. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Des liens se sont tissés entre des femmes sans statut légal et des féministes genevoises, à l’occasion de la Journée internationale des femmes du 8 mars 2003. D’emblée, ce thème de mobilisation a remporté un succès important en rassemblant de nouvelles forces à partir de l’envie et de la nécessité de se réunir sur la question du travail domestique. La rencontre était sociologiquement très contrastée, entre des femmes qui sont prêtes à tous les sacrifices pour effectuer quelques heures sur un marché informel, celui de l’économie domestique, et des féministes, avec statut et qualifications reconnues, vivant dans une des villes les plus riches du monde, inquiètes des déréglementations et du libéralisme ambiants qui sont en train de réduire les dépenses publiques dans le domaine des soins et de l’éducation. La coordination féministe du Collectif du 14 juin a regroupé des femmes du Collectif des travailleuses et travailleurs sans statut légal ainsi que des professionnelles travaillant dans le domaine de la migration.
2Malgré leurs conditions de travail plus que précaires, les femmes sans statut légal sont les pourvoyeuses de leurs familles restées au pays. Elles ont des horaires et des salaires les plus flexibles qui soient ; elles ne peuvent pas se loger décemment et, de ce fait, vivent souvent à plusieurs dans des studios minuscules ; elles n’ont pas d’assurance maladie-accidents ; elles sont dans l’impossibilité de faire valoir leurs droits dans les cas d’exploitation et/ou de harcèlement sexuel (qui sont, malheureusement, des situations fréquentes). Ne pouvant pas à la fois subvenir aux besoins de leur famille et rester auprès de leurs proches, elles ont émigré, souvent sans leurs enfants, avec l’espoir qu’une fois leur situation stabilisée, elles pourront les faire venir. Avec un revenu qui oscille, en moyenne, entre 600 et 1500 francs suisses par mois, elles parviennent néanmoins à envoyer de l’argent dans leurs pays1.
3Le rassemblement du 8 mars 2003 souhaitait appuyer l’initiative d’une demande de régularisation collective des travailleuses et travailleurs sans statut légal, initiative qui avait été soutenue par l’ensemble des associations, institutions et partis regroupés dans le Comité de soutien aux sans-papiers. Cette démarche permet aux travailleuses et aux travailleurs sans statut légal de déposer un dossier, auprès de syndicats et d’associations, contenant un certain nombre de données sociodémographiques, personnelles, et professionnelles. Ce dossier donne lieu à une procuration, c’est-à-dire à un pouvoir juridique qui représente le syndicat ou l’association en cas d’arrestation, ou pour entamer une négociation en vue de l’obtention d’un permis.
4Au bout du compte, l’ensemble des dossiers a permis de sortir des secteurs de l’économie de l’ombre en fournissant un premier tableau des secteurs dans lesquels travaillent les personnes sans statut légal, des profils des personnes et de leurs conditions de travail. Il a été établi que la majorité des « sans-papiers » sont des « sans-papières » (67 %) qui travaillent dans l’économie domestique (80 %). Au moment de la mobilisation du 8 mars, le groupe des femmes du Collectif des travailleuses et travailleurs sans statut légal commençait à se rendre visible en organisant des réunions autonomes. Par ailleurs, elles ont commencé à parler et à échanger sur leurs conditions de vie et de travail. Poussées par nécessité sur le marché noir du travail précaire, elles font des heures principalement dans le travail reproductif : employée de maison, garde de personnes âgées et d’enfants, ménage, dans les métiers du sexe et femme à tout faire.
5Côté féministe, nous souhaitions dédier la Journée du 8 mars à la solidarité envers les femmes migrantes. A cette occasion, nous avons invité trois professionnelles qui ont permis d’aborder différents enjeux politiques : les directives de la migration, l’asile et le droit au travail des migrantes. En tant que féministes soutenant la demande de régularisation collective des personnes sans statut légal, nous avons ressenti la nécessité d’analyser l’articulation entre nos deux engagements : en quoi les engagements pour l’émancipation des femmes sont-ils synergiques avec le soutien aux femmes employées dans le secteur de l’économie domestique ?
6Notre défi, à nous en tant que femmes et féministes, c’est de vouloir à la fois l’émancipation des femmes, une juste répartition des tâches de la reproduction et un statut (non servile !) des personnes salariées dans l’espace domestique. C’est un défi, parce que, parmi nous, au sein du mouvement féministe, il y a toujours eu, et il y a encore, une controverse sur le travail domestique. Dans notre groupe, le débat a été vif pour savoir s’il était éthique d’engager une personne pour effectuer son propre travail domestique. Ne serait-ce pas un moyen d’éviter le conflit sur la répartition des tâches ménagères ? Le travail domestique peut-il être autre chose qu’une servitude dévalorisante à l’extrême ? A l’inverse, on peut considérer que le travail domestique n’est pas toujours quelque chose de servile et de dégradant, mais ce sont les rapports sociaux de sexe et de classe dans lesquels celui-ci s’insère qui sont problématiques.
7Nous constatons que le travail domestique s’inscrit dans les rapports patriarcaux de domination des hommes sur les femmes ; il est assigné aux seules femmes, il est à la base de la division sexuelle du travail entre femmes et hommes ; il est gratuit, ou sous-payé, invisible et non reconnu aussi bien par l’entourage familial que par la société dans son ensemble. Débattre de ces questions, c’est soulever des aspects qui touchent à notre intimité, à notre organisation du quotidien et à notre vie de couple. En même temps, nous sommes scandalisées par les conditions dans lesquelles ces femmes, victimes de la nouvelle division internationale du travail, effectuent les tâches domestiques. Attribuer des salaires corrects pour leur travail est une question de justice sociale. C’est aussi une façon de traiter le travail domestique à sa juste valeur en tant qu’emploi. Comme l’écrivent deux d’entre nous, qui se situent dans le sillage des analyses de Silvia Federici2, Barbara Ehrenreich et Arlie Russel Hochschild3 : « Valoriser le travail domestique signifie se battre au Sud comme au Nord pour que le travail de reproduction soit payé au juste prix, pour qu’il s’exerce dans la mixité et pour que son transfert dans l’économie marchande ne se fasse plus sur le dos des femmes migrantes. »4
8Que voulons-nous partager ? Les grandes lignes de notre prise de position sont contenues dans l’Appel pour le partage du travail domestique entre hommes et femmes, pour la régularisation collective des personnes sans statut légal5. Ce document se situe dans une réflexion et une analyse sur les axes problématiques sur lesquels nous nous sommes engagées. Nous nous opposons aux pressions sociales et économiques qui dévalorisent le travail domestique et le lient à la domination masculine. Nous combattons la diminution des budgets sociaux qui empêche que ce travail soit socialisé. Enfin, nous voulons combler la discrimination entre la sphère d’activité productive et reproductive au niveau salarial.
9A défaut de supprimer le travail domestique dans les ménages, luttons pour qu’il ne soit pas un rapport de servilité et de domination, pour que les tâches de la reproduction ne soient pas atomisées dans les ménages, et pour une vraie socialisation des tâches de reproduction. Nous voulons une infrastructure publique adéquate. Nous refusons que les tâches de reproduction soient prises en charge par des services publics ou parapublics menacés de démantèlement. Notre société éduque-t-elle bien nos enfants ? Nos personnes âgées sont-elles bien entourées ? Notre vie quotidienne est-elle aménagée de façon satisfaisante ? A celles et ceux qui veulent enfermer ces questions dans la sphère privée et familiale, nous réaffirmons la nécessité de débattre de cette thématique sur la place publique. Il est essentiel que notre double appartenance, au travail non rémunéré et au travail rémunéré, soit entièrement repensée et redistribuée de manière collective à partir d’évaluations novatrices des besoins et de nouvelles négociations, entre nous toutes et nous tous.
10Avec l’Appel pour le partage du travail domestique entre hommes et femmes et pour la régularisation collective des personnes sans statut légal, nous désirons rassembler celles et ceux qui veulent que l’économie domestique et le travail ménager soient gérés avec plus d’équité, de justice et de bon sens dans notre société.
Appel – Collectif du 14 juin, Genève
Pour le partage du travail domestique entre hommes et femmes
Pour la régularisation collective des personnes sans statut légal
Les organisations soussignées, solidaires avec la lutte des travailleuses sans statut légal, pour obtenir leur régularisation collective, souhaitent rendre public un point de vue féministe à ce sujet, et notamment souligner les constats suivants :
Traditionnellement, le travail de reproduction a été dévolu aux femmes (éducation et soins aux enfants, ménage, soins aux malades et aux personnes âgées et handicapées, etc.). A ce jour, le partage entre femmes et hommes des tâches ménagères, éducatives et de soins n’est de loin pas réalisé, et ces tâches de reproduction pourtant indispensables à la vie ne sont pas reconnues à leur juste valeur.
Le niveau de formation et le taux d’activité professionnelle des femmes se sont fortement accrus ces dernières années. Les femmes souhaitent avoir une vie active en dehors de leur foyer et bénéficier d’une véritable indépendance économique.
Le coût de la vie particulièrement élevé, conjugué à une pression à la baisse sur les salaires, rendent de plus en plus difficile pour une famille avec des enfants de vivre avec un seul revenu.
Le nombre important de familles monoparentales et de personnes isolées a créé de nouveaux besoins qui ne sont pas comblés par les services publics.
On observe une forte augmentation de personnes très âgées requérant des soins lourds et une présence constante. Toutefois, le nombre de places en EMS [Etablissements médico-sociaux] est insuffisant et les services d’aide et de soins à domicile ne couvrent pas l’intégralité des besoins.
Le nombre de places dans une institution de la petite enfance ou une famille d’accueil est notoirement insuffisant, alors que l’insertion professionnelle des femmes se maintient lorsqu’elles ont des enfants en bas âge et que les hommes n’interrompent pas leur carrière.
La durée hebdomadaire de travail en Suisse reste l’une des plus élevées d’Europe. Par ailleurs, les horaires professionnels ne correspondent pas aux horaires scolaires et parascolaires. Enfin, le développement de la flexibilité et des formes de travail précaires et atypiques, qui touchent tout particulièrement les femmes salariées, bouleverse les rythmes sociaux.
Les femmes se sont battues pour le développement d’un Etat social qui assure une partie des tâches que les femmes accomplissaient hier bénévolement (par exemple : prise en charge des enfants d’âge préscolaire, des personnes âgées ou malades, etc.). Les coupes dans le budget des collectivités publiques menacent de nombreuses prestations sociales et mettent en péril la survie des infrastructures qui ne répondent déjà que partiellement aux besoins de la population.
Les emplois dans le secteur de l’économie domestique comblent une partie des besoins sociaux de la population qui ne sont actuellement pas assurés autrement (garde d’enfants à domicile, soins aux personnes âgées ou dépendantes, ménage, repas, etc.).
Au niveau mondial, la globalisation de l’économie et les politiques économiques néolibérales entraînent un accroissement du fossé entre pays riches et pays pauvres. Il en résulte une augmentation des flux migratoires. Les femmes des pays pauvres, responsables de la survie de leurs enfants, sont de plus en plus nombreuses à émigrer à la recherche d’un travail et de meilleures conditions de vie.
Le travail dans le secteur de l’économie domestique est en grande partie assuré par des personnes sans statut légal, dont plus de 90 % sont des femmes en provenance d’Asie, d’Amérique latine, du Maghreb ou d’Afrique.
La législation suisse n’autorise pas la prise d’emploi de personnel non qualifié en provenance des pays hors de l’Union européenne. Cette impossibilité touche tout particulièrement le secteur de l’économie domestique. Elle crée ainsi un secteur de l’ombre et rejette dans la clandestinité des dizaines de milliers de personnes, dont une majorité de femmes.
L’attitude de la société, qui accepte et profite d’avoir recours à une main-d’œuvre clandestine pour effecteur ses tâches ménagères et de soins, tout en refusant d’accorder à ces travailleuses un statut légal et digne, relève de la plus grande hypocrisie.
Les conditions de travail dans le secteur de l’économie domestique sont mauvaises (bas salaires, horaires sans fin, logement chez l’employeur, etc.).
La clandestinité aggrave encore cette situation, en favorisant l’exploitation et la discrimination de ces femmes (isolement, salaires indécents, absence de couverture sociale et d’accès aux soins médicaux, chantage à la dénonciation, violence, harcèlement sexuel et viol, logement dans la promiscuité, peur de faire valoir ses droits devant les tribunaux, insécurité permanente liée à la peur d’être expulsées, etc.).
Ces constats nous amènent à revendiquer la réalisation des objectifs suivants :
● Régularisation collective des personnes sans statut légal, par l’octroi de permis de séjour et de travail, car leur activité répond à des besoins sociaux non satisfaits ;
● D’ici là, arrêt immédiat des expulsions de personnes sans statut légal travaillant en Suisse ;
● Garantie de l’accès aux soins médicaux pour ces personnes, et levée des obstacles à la formation professionnelle (apprentissage) pour leurs enfants mineurs résidant en Suisse ;
● Refus catégorique du projet de nouvelle loi fédérale sur les étrangers, et modification de la législation suisse actuelle en matière d’immigration qui crée les conditions d’une exploitation accrue des travailleurs et travailleuses en provenance des pays extra-européens ;
● Octroi de permis de travail pour la main-d’œuvre immigrée dans le secteur de l’économie domestique ;
● Réglementation du secteur de l’économie domestique dans le but d’y faire régner des conditions de travail dignes et respectueuses des personnes ;
● Favoriser les possibilités de formation professionnelle et de recyclage pour les femmes immigrées travaillant en Suisse, et améliorer les possibilités de reconnaissance de la formation acquise à l’étranger ;
● Adaptation des infrastructures publiques aux besoins sociaux, car elles sont insuffisantes et ne garantissent pas les conditions d’un réel droit au travail pour les femmes ;
● Création des conditions permettant un partage équitable des tâches éducatives, ménagères et de soins entre femmes et hommes : par l’harmonisation des horaires scolaires et professionnels, la réduction de la durée hebdomadaire du travail et une hausse significative des bas salaires (en particulier ceux des femmes), afin de faire en sorte que chacun et chacune puisse disposer de temps à consacrer aux tâches de reproduction et de soins aux personnes proches.
Appel signé par environ 50 organisations en Suisse
Source : Article inédit, pour le Collectif du 14 juin, Genève, 2004.
Notes de bas de page
1 Les femmes du Collectif des travailleuses et travailleurs sans statut légal ont fait un autoportrait de leurs caractéristiques sociologiques, présenté lors du Colloque Femmes en mouvement (janvier 2004, iuéd, Genève). Un résumé des données à disposition a été publié par le Syndicat interprofessionnel des travailleuses et travailleurs (SIT) : Contre la précarité, régularisons les sans papiers, SIT-Info n o 87, Genève, avril 2002.
2 Silvia Federici, 2002, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail », Cahiers Genre et développement, n ° 3, 2002, iuéd-EFI, L’Harmattan.
3 In « Global Woman. Nannies, maids, and sex workers in the new economy », 2002.
4 De Giorgi, Alda, et Bonnard, Sylvie, 2004, Quelle solidarité avec les femmes migrantes sans statut légal qui travaillent dans le secteur de l’économie domestique ? Genève.
5 Collectif du 14 juin, mars 2004, Genève. Cet Appel a été signé par une cinquantaine de groupes et d’associations genevoises.
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Ce livre est cité par
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