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Les Kasmoni : des femmes puissantes dans les systèmes bancaires associatifs

Traduit par Emmanuelle Chauvet (trad.)

p. 257-260

Note de l’éditeur

Référence : Bijnaar, Aspha. “Les Kasmoni : des femmes puissantes dans les systèmes bancaires associatifs”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 257-260, DOI : 10.4000/books.iheid.5750. Acheter le .pdf chapitre éditeur.


Texte intégral

Migration

1Le Surinam, petit pays d’Amérique du Sud au nord du Brésil, a été une colonie néerlandaise jusqu’en 1975. Après l’indépendance, de nombreux Surinamiens ont émigré vers les Pays-Bas, notamment dans les années 1970 et 1980. Ils étaient en quête d’une vie meilleure. Peu de temps après son indépendance, le Surinam entra dans une période de crise économique. A l’heure actuelle, la situation du pays est encore loin d’être stable. La moitié de la population surinamienne (environ 300’000 habitants) vit aux Pays-Bas, dans une société multiculturelle où cohabitent 120 nationalités différentes. Sur les 15 millions d’habitants néerlandais, 10 % ont des origines extra-occidentales.

2Les premiers immigrés surinamiens ont connu de nombreux problèmes de chômage, de pauvreté et de discrimination. Mais, les années passant, ils sont parvenus à faire évoluer considérablement leur position sociale. Ils constituent maintenant la minorité ethnique la mieux intégrée. Ils sont très présents sur le marché du travail, et également dans le secteur de l’éducation. La situation financière des Surinamiens est stable, et leur niveau de pauvreté assez faible.

3En émigrant vers les Pays-Bas, les immigrés Créoles ont apporté avec eux les kasmoni . Tous considèrent que ces associations les ont beaucoup aidés à s’adapter à leur nouvelle vie aux Pays-Bas. La vie des immigrés est en général très dure. Constamment contraints par obligation morale à envoyer de l’argent au pays, ils doivent à la fois assurer leur propre survie financière et celle de leur famille élargie. Le budget du ménage est donc soumis à une pression double. L’une des stratégies qui permet d’assumer cette double pression consiste à recourir à des activités économiques informelles comme les kasmoni. Ces activités semblent faciliter le processus migratoire. La kasmoni est donc considérée comme un moyen d’ascension sociale.

4[…]

5Dans sa forme la plus simple, la kasmoni est une association de 10 à 12 personnes qui épargnent chaque mois une somme d’argent fixe remise à un-e des participant-e-s. L’ordre des bénéficiaires est décidé à l’avance par tirage au sort ou par consultation mutuelle. La distribution s’étale sur dix à douze mois, jusqu’à ce que chaque participant-e ait à son tour reçu le montant des versements mensuels. La rotation détermine à quel moment chaque participant-e va recevoir la distribution mensuelle : celui ou celle dont le tour vient en premier reçoit un crédit tandis que les participantes dont le tour viendra en dernier épargnent de l’argent. Le tour de chaque participant-e dépend de sa place dans le cycle.

6Une fois que chaque participant-e a pris son tour, l’association kasmoni est dissoute, mais un groupe similaire (avec les mêmes participant-e-s ou avec de nouvelles personnes) est en général formé à nouveau pour poursuivre les activités dans les mêmes conditions. La somme totale étant distribuée à l’un-e des participant-e-s tous les mois à une date fixe, chacun-e se sent obligé-e d’apporter sa contribution à la date prévue. Un retrait en cours d’exercice est donc presque impossible car il réduirait à néant les projets financiers des autres participant-e-s. En outre, un retrait en cours d’exercice entraînerait une condamnation sociale et une exclusion immédiates décidées par les autres participant-e-s.

7La banquière doit s’assurer que personne ne cause de tort financier à la kasmoni. Etant responsable du succès de la kasmoni, elle peut demander aux contributrices un honoraire de compensation, ne dépassant pas en général les 5 % de la somme totale.

8La kasmoni est une forme d’organisation assez courante. Les Créoles forment ces réseaux au sein de leur famille, avec des amis ou des collègues. La plupart des membres de la kasmoni appartiennent aux classes sociales inférieures et moyennes : on évalue à plus de 30 % le taux de participation aux réseaux kasmoni au Surinam, et on retrouve le même taux de participation pour les Créoles qui vivent aux Pays-Bas. Les résultats d’une recherche que j’ai menée montrent qu’au Surinam et aux Pays-Bas, au moins 4 à 8 millions d’euros transitent chaque mois par ces réseaux kasmoni.

Le pouvoir de la kasmoni

9C’est en comparant les fonctions économiques de la kasmoni avec les services financiers des institutions formelles que l’on peut le mieux expliquer l’utilité économique de l’association. Son principal avantage économique tient à ce qu’elle donne accès au crédit. Le crédit de la kasmoni est plus facile à obtenir et moins cher que le crédit accordé par les banques. En revanche, l’épargne est économiquement moins avantageuse dans une kasmoni que dans une banque car elle ne rapporte pas d’intérêt. Le seul avantage de cette épargne est sociopsychologique, c’est-à-dire qu’elle impose une discipline qui oblige chacun à apporter sa contribution chaque mois. Cet élément de contrainte est positif car il force les participant-e-s à mettre de l’argent de côté, une obligation sociale que les participant-e-s remplissent volontairement. Lorsqu’une participante doit faire face à une urgence imprévue, elle peut ainsi compter sur un système d’assurance. L’argent peut alors être remis à cette participante immédiatement pour lui permettre de résoudre son problème. Mais la participante ne pourra jamais, comme avec une assurance formelle, recevoir plus que le montant total de la kasmoni. En fait, les recours à l’assurance sont très rares. L’avantage particulier de la kasmoni tient à ce qu’elle remplit les trois fonctions à la fois. En pratique, selon les intérêts des participantes, ces fonctions se recoupent et sont interchangeables.

10La kasmoni a des avantages économiques et psychologiques, mais aussi une faiblesse qui tient à son aspect informel. En l’absence de tout système légal de sanction de la fraude, la banquière ou tout-e autre participant-e peut impunément détourner l’argent. L’arrangement de la kasmoni est simplement basé sur la confiance et le contrôle social. Par conséquent, la banquière fait une sélection parmi les candidat-e-s et ne retient que ceux-celles qui sont fiables et qui appartiennent à un réseau qu’elle connaît bien.

Les femmes dans la kasmoni

1170 % des participants de ces associations sont des femmes, mais des hommes sont eux aussi attirés par la kasmoni et participent à des groupes soit mixtes soit exclusivement masculins1. Les femmes sont fortement représentées dans la kasmoni parce que, devant gérer le ménage, elles doivent faire face simultanément à divers besoins financiers. La société créole est matrifocale. On constate en outre une grande méfiance et une grande défiance, voire une hostilité, entre les deux sexes ; on retrouve ces tensions dans la façon dont les hommes et les femmes participent à la kasmoni et dépensent la somme qu’ils reçoivent. Le plus souvent, les partenaires qui vivent dans le même ménage cachent le fait qu’ils sont membres d’une kasmoni afin de pouvoir dépenser l’argent à l’insu de leur compagnon.

12Grâce à la kasmoni, les femmes bénéficient d’une certaine indépendance économique. En général, elles utilisent l’argent pour maintenir ou améliorer leur position sociale. Elles achètent des maisons, des véhicules, des billets d’avion ou des bijoux coûteux. Elles financent également l’éducation des enfants, les cérémonies, elles investissent dans de petites entreprises ou achètent des biens d’équipement. Il est intéressant de noter que 50 % des femmes dont il est question dans ma recherche utilisent la kasmoni pour acheter des terrains ou des maisons.

13[…]

Traduit de l’anglais. Extraits de la présentation au colloque « Femmes en mouvement – Genre, migration et nouvelle division internationale du travail », iuéd, Genève, janvier 2004. Une version révisée de cet article a été publiée (en néerlandais) dans le Tijdschrift Lover, Mars 2004, Amsterdam. L’intégralité de cette présentation est publiée (en anglais) dans Femmes en mouvement – Genre, migration et nouvelle division internationale du travail, collection Yvonne Preiswerk, textes réunis par Fenneke Reysoo et Christine Verschuur, UNESCO/DDC/iuéd : Genève, 2004.

Notes de bas de page

1 Cependant cette participation masculine est particulière. Mon mémoire examine en détail leur rôle dans la kasmoni.

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