La composante féminine des migrations roumaines qualifiées à Toronto : visibilité, rôles et stratégies
p. 199-217
Note de l’éditeur
Référence : Nedelcu, Mihaela. “La composante féminine des migrations roumaines qualifiées à Toronto : visibilité, rôles et stratégies”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 199-217, DOI : 10.4000/books.iheid.5741. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1De nos jours, la migration des cerveaux est un phénomène qui revêt des formes dont la richesse surprend. La mondialisation et la restructuration des marchés économiques entraînent de nouveaux comportements de mobilité sociale et géographique, en exerçant une influence directe sur la dynamique et les structures des processus migratoires. La féminisation grandissante des flux est un phénomène incontestable. Pourtant, dans les études sur les « skilled migrations », peu d’attention a été accordée aux femmes migrantes.
2Dans le cas roumain, les migrations des élites scientifiques et techniques représentent une des facettes multiples de la mobilité que l’ouverture des frontières conséquente à la chute du communisme a entraînée. Le Canada, tout particulièrement, est devenu une destination cible des migrants roumains qualifiés. A partir des résultats d’une enquête qualitative menée à Toronto en avril 2002 et octobre 2003, cet article examine les stratégies migratoires des femmes roumaines, l’impact de leur statut d’entrée (immigrée indépendante/dépendante) sur l’habilité à l’intégration, les modèles d’accès au marché du travail ainsi que l’influence de la migration sur les modèles familiaux.
L’invisibilité des femmes dans les flux migratoires des travailleurs qualifiés
3[…]
4Relativement peu d’attention et de recherches ont été consacrées aux migrations des cerveaux provenant d’Europe de l’Est (Morokvasic, 1996 ; Tinguy, 1996). Sporadiquement présente auparavant dans les discours et les préoccupations électorales des dirigeants des pays de l’Est, cette problématique commence à susciter progressivement l’intérêt des milieux politiques internationaux et de la recherche, surtout dans la perspective de l’adhésion à l’Union européenne et de l’ouverture du marché du travail communautaire aux spécialistes de ces pays (Iredale, 1999 ; 2001). Néanmoins, une approche axée sur la migration des femmes qualifiées fait toujours défaut (Kofman, 2000). Les quelques études qui se penchent sur l’étude des processus migratoires avec une perspective genre traitent les femmes presque sans exception soit comme des migrantes dépendantes, ancrées dans leur rôle traditionnel d’épouses et de mères (Piper, 2003), soit en tant que fournisseuses d’une main-d’œuvre non qualifiée et bon marché (Sassen, 1991 ; Morokvasic, 1993).
5En s’interrogeant sur les raisons de l’invisibilité des femmes qualifiées et des relations de genre dans les études sur les skilled migrations, Kofman (2000) met en évidence l’évolution et les carences de la recherche en sciences sociales à ce sujet. En se penchant davantage sur les migrations des scientifiques et la mobilité des cadres au sein des entreprises transnationales ou des milieux financiers et d’affaires, la recherche s’est concentrée exclusivement sur des domaines professionnels auxquels les femmes ont eu traditionnellement peu d’accès. La littérature scientifique à ce sujet marginalise la thématique des femmes en tant qu’acteurs sociaux dynamiques dans les processus migratoires de date récente. Pourtant, la migration des cerveaux est, de nos jours, un phénomène qui revêt des formes dont la richesse surprend et s’accompagne de stratégies de reproduction et de développement novatrices. Dans certains secteurs, comme ceux de la santé ou de l’éducation, la balance genre est plutôt équilibrée ; et malgré le fait que les femmes sont de plus en plus éduquées et qu’elles ont accédé à un certain nombre de professions auparavant dominées par des hommes (c’est le cas des domaines techniques par exemple), ces transformations ont été plutôt négligées par la recherche. Une autre explication pour cette invisibilité serait le type d’approches qu’on a longtemps appliqué aux skilled migrations. Fondées sur la théorie du capital humain, ces approches ont mis en avant l’idée selon laquelle les migrants hautement qualifiés se déplaceraient sur le marché pour maximiser l’investissement dans leur formation (Meyer, Charum, 1995 ; Salt, 1988). Aujourd’hui, on s’accorde à accepter que les cerveaux ne sont pas des « électrons libres », ils ne sont pas déconnectés des contextes micro et mésosociaux (Nedelcu, 2004). Les réseaux sociaux des migrants ainsi que les milieux familiaux ont sans aucun doute une influence sur la décision d’émigrer mais aussi sur le choix des pays de destination et les stratégies développées pour accomplir des projets complexes, non seulement migratoires et professionnels, mais également de vie.
La régulation du travail transfrontalier
[…] Les nouveaux régimes spéciaux pour la circulation de la main-d’œuvre de service, mis en place dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), ont été découplés de toute notion de migration, même si, de fait, ils encadrent des migrations de travail temporaires. L’un et l’autre entendent favoriser la mobilité, sous la tutelle d’entités supranationales indépendantes des gouvernements, telle l’OMC1. On peut voir ici les éléments d’une privatisation de certains aspects de la régulation du travail transfrontalier.
Et, de fait, ces deux accords internationaux majeurs sanctionnent une nouvelle fois la privatisation de ce qui est gérable et profitable. Ils concernent, en effet, les seules composantes de la politique d’immigration caractérisées par :
• une forte valeur ajoutée – c’est-à-dire des personnels dotés d’un haut niveau d’éducation ou de capital ;
• la flexibilité – ces personnels ont toutes les chances d’être des migrants temporaires travaillant dans les secteurs de pointe de l’économie, donc des migrants visibles, identifiables et soumis à une régulation effective ;
• les bénéfices – compte tenu de la nouvelle conception libérale des échanges et des investissements.
A la limite, les gouvernements risquent ainsi de ne garder sous leur coupe que la gestion des éléments « à problèmes » et « à faible valeur ajoutée » de l’immigration : pauvres, travailleurs non qualifiés à bas salaire, réfugiés, familles dépendantes et, dans le cas des travailleurs qualifiés, ceux qui peuvent engendrer des tensions de nature politique. Cette sélection parmi les migrants de travail aura une forte influence sur ce que l’on va désormais ranger dans la catégorie politique des « immigrants ». Et il est aisé d’imaginer les implications de cette réduction des migrations internationales à leur compartiment le plus difficile.
Saskia Sassen2, in Le Monde Diplomatique, novembre 2000
6L’importance de la migration des femmes qualifiées dans les flux de professionnels a été d’abord signalée dans les études qui traitent des sociétés traditionnelles de migration – comme le Canada, les Etats-Unis et l’Australie. Au Canada par exemple, où la politique d’immigration privilégie les requérants principaux de la catégorie « économique » – qu’on suppose être hommes et chefs de famille (Kofman, 2000) –, les données sur les flux des femmes mériteraient d’être dépouillées de plus près. Si la plupart des femmes entrent au Canada plutôt en tant que personnes à charge des requérants principaux (majoritairement hommes) ou dans un contexte de regroupement familial, cela n’équivaut certainement pas à un faible niveau de formation ou de ressources en ce qui les concerne. L’intégration au marché du travail qualifié n’est pourtant pas facile à faire à cause des barrières sociostructurelles qui en conditionnent l’accès.
7A partir de ces constats articulés aux résultats d’une recherche doctorale en cours, centrée sur les stratégies de reproduction des capitaux (social, culturel, économique) des migrants roumains hautement qualifiés au Canada, nous analyserons par la suite les spécificités des comportements migratoires des femmes roumaines. Sans avoir privilégié une entrée genrée dans cette problématique, nous avons pu rapidement remarquer que, malgré les stéréotypes qui envisagent le migrant qualifié roumain comme homme, célibataire, informaticien, dans une tranche d’âge de 25 à 35 ans, la composante féminine de ces migrations est non seulement numériquement importante, mais aussi très dynamique. Une approche de sociologie qualitative3 nous a permis d’examiner les stratégies migratoires des femmes roumaines, l’impact du statut d’entrée (immigrée indépendante/dépendante) sur leur habilité à intégrer le marché du travail, les modèles d’accès à celui-ci ainsi que l’influence de la migration sur les modèles familiaux.
Accès et performances des immigrant-e-s qualifié-e-s sur le marché canadien du travail
8Une description des conditions-cadres de l’immigration au Canada serait sans doute utile pour comprendre les éléments structuraux qui régissent ces migrations, et évaluer leur effet sur la mobilité de la population qui fait l’objet de notre analyse.
9Le Canada a une politique migratoire sélective et ciblée. En privilégiant l’entrée des travailleurs qualifiés, des investisseurs, des entrepreneurs et de leurs familles, elle vise à combler le besoin de force de travail et à assurer une absorption optimale sur le marché. L’immigration joue un rôle clé pour la croissance de la population, tout en représentant un moyen de contrecarrer son vieillissement croissant. […] L’ampleur de l’immigration des femmes au Canada est indéniable, le pourcentage des immigrantes étant toujours resté légèrement supérieur à celui des immigrants avec une prépondérance dans la catégorie d’âge de 20 à 29 ans et de plus de 50 ans. Pourtant, leurs performances sur le marché du travail ne sont pas identiques. A partir des données du recensement canadien et de l’office Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), quelques remarques pourraient nous aider à mieux situer la composante féminine de l’immigration au Canada.
Tableau 1. Résidents permanents : professions envisagées selon le sexe, 1996
Groupes de professions | Total | Hommes | Femmes |
Entrepreneurs | 3 285 | 2 769 | 516 |
Investisseurs | 1 647 | 1 358 | 289 |
Directeurs, administrateurs et personnel assimilé | 8 493 | 5 590 | 2 903 |
Sciences naturelles, génie et mathématiques | 20 113 | 16 054 | 4 059 |
Sciences sociales et secteurs connexes | 2 153 | 945 | 1 208 |
Enseignants | 1 722 | 529 | 1 193 |
Personnel médical, techniciens de la santé et travailleurs assimilés | 2 733 | 1 097 | 1 636 |
Professionnels des domaines artistiques, littéraires, des arts de la scène et personnels assimilés | 2 369 | 1 250 | 1 119 |
Personnel administratif et travailleurs assimilés | 8 046 | 1 256 | 6 790 |
Travailleurs spécialisés dans la vente | 2 858 | 1 881 | 977 |
Travailleurs spécialisés dans les services | 5 116 | 2 124 | 2 992 |
Agriculteurs, horticulteurs et éleveurs | 895 | 708 | 187 |
Fabrication, montage et réparation | 4 603 | 3 397 | 1 206 |
Travailleurs du bâtiment | 1 116 | 1 075 | 41 |
Total des travailleurs | 118 533 | 68 045 | 50 488 |
Total des non-travailleurs | 107 240 | 42 223 | 65 017 |
Total des immigrés | 225 773 | 110 268 | 115 505 |
10Les données de 1996 se rapportant au marché du travail (tableau 1) montrent qu’une spécialisation et une ségrégation du marché du travail en fonction du sexe sont incontestables. Evidemment, cette statistique est conçue sur la base des déclarations d’intention des immigré-e-s, c’est-à-dire en fonction de la demande du marché canadien du travail, qui s’avère très restrictive et contraignante. Son influence ne va sans doute pas tarder à se manifester au niveau des difficultés et des opportunités d’intégration professionnelle des migrant-e-s.
11Une étude de CIC (1999a) sur les résultats économiques des immigrants selon le niveau d’études lors de l’obtention du droit d’établissement montre que, en 1995, les immigrants titulaires d’un diplôme universitaire lors de leur arrivée au Canada et qui se trouvaient au pays depuis cinq ans ou plus ont déclaré des revenus d’emploi comparables ou supérieurs à la moyenne canadienne (27’848 dollars canadiens par année). Les immigrants de sexe masculin ont déclaré en 1995 des revenus d’emploi moyens plus élevés que les immigrantes. Il est à noter que si les immigrants titulaires d’un diplôme universitaire dépassent le revenu moyen canadien deux ans après leur arrivée au Canada, leurs homologues femmes arrivent à dépasser la moyenne canadienne sept ans et demi après leur entrée au pays et la moyenne des femmes canadiennes six ans après. Cependant, l’écart observé entre les revenus des immigrants femmes et hommes dans l’ensemble (les femmes gagnant environ 38 % de moins que les hommes) est inférieur par rapport à l’ensemble des déclarants canadiens (42 %). Par conséquent, il ne s’agit pas d’une discrimination des migrantes, mais des femmes en général.
12Le comportement d’établissement et les performances économiques des immigrant-e-s sont également influencés par la catégorie d’admission. Ainsi, une étude de CIC (1998b), basée sur l’analyse des résultats économiques des immigrants admis entre 1980 et 1995, montre que les requérants principaux de la catégorie « économique » (travailleurs qualifiés, investisseurs, entrepreneurs) affichent des revenus d’emploi plus élevés que la moyenne canadienne, ainsi qu’un faible recours à l’assurance chômage et à l’aide sociale (inférieur à celui de la moyenne canadienne) ; les conjoint-e-s et les personnes à charge de la catégorie « économique », tout en affichant des faibles revenus d’emploi, recourent rarement à l’assurance chômage et à l’aide sociale, tandis que les immigrants de la catégorie « famille » affichent des faibles revenus d’emploi et un recours élevé à l’assurance-chômage et à l’aide sociale. […]
13Si on analyse brièvement les données disponibles sur l’immigration au Canada en 2002 (CIC, 2002), sur un total de 229’058 immigrés, les travailleurs qualifiés forment une majorité de 53,85 % ; 65’502 immigrés ont été acceptés dans la catégorie « famille », dont 42’775 famille immédiate (15,5 %) et 22’502, soit presque 10 % de l’immigration totale, parents et grands-parents4. La structure démographique est la suivante : 112’811 hommes et 116’278 femmes, avec une concentration maximale dans la catégorie d’âge de 25 à 44 ans. La répartition hommes-femmes est donc presque égale et suit une tendance constante ces trente dernières années. Selon le niveau d’études, environ 46 % des immigrés ont déjà à l’entrée une formation de niveau « bachelor, maîtrise et doctorat ». Les femmes représentent un quart des requérants principaux dans la catégorie « travailleurs qualifiés » – soit 13’556 (25,36 %)5 contre 39’892 (74,64 %) hommes. Elles forment, par contre, la majorité de la catégorie « travailleurs qualifiés – personnes à charge » (43’042, soit 61,55 % de cette catégorie).
14En croisant les variables niveau d’études, sexe et catégorie d’entrée, force est de constater que si dans la catégorie « travailleurs qualifiés/requérants principaux », environ 83 % des hommes et 80 % des femmes ont accompli des études de niveau bachelor, maîtrise et doctorat, parmi les « travailleurs qualifiés/personnes à charge » la situation se présente différemment. Les femmes, plus nombreuses (27’536 femmes contre 9624 hommes), sont aussi plus qualifiées : en effet, si, dans cette catégorie, 35,28 % d’hommes ont moins de douze années d’études et environ 40 % ont un niveau bachelor, maîtrise ou doctorat, seulement 21,5 % des femmes ont moins de douze années d’études, tandis qu’environ 53 % ont un niveau bachelor, maîtrise ou doctorat. Dans la catégorie de la « famille », environ 60 % des immigrés sont des femmes. Parmi les requérants principaux de cette catégorie, presque la moitié sont des femmes, « conjointes » et « fiancées », tandis que parmi les personnes à charge plus d’un tiers est représenté par des femmes « parents » ou « grands-parents ». Il est encore intéressant de noter que, parmi les requérantes principales de la catégorie « famille », 30 % des femmes possèdent une formation universitaire.
15Ces chiffres montrent sans équivoque que si la plupart des femmes entrent au Canada avec un statut de migrante dépendante, elles possèdent néanmoins une formation de haut niveau. Les études susmentionnées suggèrent cependant que les femmes se trouvent dans des positions désavantagées sur le marché du travail, affichant des revenus d’emploi moins élevés que ceux des hommes, avec un recours plus fréquent à l’assurance chômage et à l’aide sociale. Aucune étude ne permet toutefois, pour l’instant, de mettre en évidence des comportements différenciés (ou non) des hommes et des femmes migrants.
La Roumanie, pays source pour l’immigration au Canada
16La Roumanie connaît depuis le début des années 1990 une émigration croissante de ses professionnels qualifiés. Le Canada est notamment devenu une destination privilégiée par les élites techniques ; ces migrants, en majorité des spécialistes dans les domaines de la technologie de l’information et de l’ingénierie, quittent le pays de façon durable, attirés par des opportunités plus intéressantes de travail et de vie.
Le Canada, deuxième pays du monde pour l’immigration
Quand le maire de Québec, Jean-Paul L’Allier, s’est rendu en Roumanie et en Bulgarie, ce n’était pas pour attirer des entreprises mais pour courtiser des candidats à l’immigration. « Pour empêcher une baisse de la population, il faudrait tripler le nombre d’immigrants », explique Marc Termote, professeur à l’Université de Montréal. Car, au Canada, « on est passé d’un extrême à l’autre, avec un fort taux de fécondité il y a trente ans, 4 enfants par femme, contre 1,4 enfant aujourd’hui ».
L’immigration n’est pas la panacée, indique l’universitaire. « On n’accueillera jamais assez d’étrangers pour inverser la tendance. Et l’intégration a ses limites, beaucoup repartent, et ceux qui restent finissent par adopter le même comportement de basse fécondité ». Il n’en demeure pas moins qu’immigrer au Canada est beaucoup plus facile qu’ailleurs. On obtient un visa en six à dix-huit mois, et, après trois ans de résidence, on peut acquérir la citoyenneté, ce dont se prévalent 90 % des admis.
Le système canadien fonctionne sans quota mais avec un processus de sélection rigoureux fondé sur un « plan d’immigration ». Pour 2004, il prévoit l’arrivée de 220’000 à 245’000 nouveaux résidents permanents. En 2002, 229’000 personnes se sont installées en Ontario (59 %), en Colombie Britannique (20 %) et au Québec (16,4 %).
Tapis rouge
Les migrants arrivent surtout grâce au regroupement familial, qui forme 40 à 45 % du total des admis chaque année. Pour les immigrants « indépendants » (4 à 5 % du total), le Canada déroule le tapis rouge à ceux qui disposent d’avoirs minimaux de 300’000 à 800’000 dollars canadiens (200’000 à 520’000 euros) et qui s’engagent à en investir une part importante. Les travailleurs autonomes sont aussi bienvenus, à condition de démontrer leur capacité à créer leur propre emploi.
La majorité des candidats se retrouvent toutefois dans la catégorie des « travailleurs qualifiés » où la sélection s’effectue selon six critères (études, connaissance des langues officielles – anglais, français – expérience, âge, emploi réservé, capacité d’adaptation). Le Québec a son propre système de sélection, qui privilégie les francophones et les étrangers ayant des formations ou métiers « en demande ».
Les difficultés restent nombreuses. L’immigration au Canada se concentre dans les grandes villes comme Toronto (80 % des immigrants en Ontario) ou Montréal (90 % du total québécois), alors que les besoins sont souvent ailleurs. Les immigrants ont aussi des difficultés à obtenir des équivalences de diplômes et les programmes d’aide, notamment en langues, coûtent cher. Même leur apport économique est contesté. M. Termote note ainsi que « leur contribution au PIB par habitant est quasiment nulle ».
Garder ses immigrants est un autre défi. Après deux ou trois ans, le Canada en perd environ 10 %, le Québec 25 % qui filent dans une autre province ou repartent à l’étranger. Pour stabiliser son taux d’immigration (18,4 % de la population), soit le deuxième plus fort au monde après l’Australie, le Canada voudrait augmenter les entrées. Avec prudence, pour éviter de perturber un équilibre socio-économique fragile.
Anne Pélouas, Le Monde, 8 novembre 2003
17[…]
18Ces douze dernières années, la Roumanie s’est située constamment parmi les 15 premiers pays sources, respectivement parmi les 5 pays européens sources d’immigration au Canada. […] D’ailleurs, la majorité des Roumains arrivent au Canada dans la catégorie « travailleurs qualifiés », la Roumanie ne figurant pas parmi les 10 premiers pays sources de la catégorie « famille ». Un nombre important de personnes à charge, sans être passé par le système de sélection canadien, bénéficie d’un haut niveau de formation acquis dans le pays d’origine. La plupart des immigrant-e-s roumain-e-s sont concentré-e-s dans quelques centres urbains : Montréal, Toronto, Vancouver.
Le profil des immigrant-e-s roumain-e-s au Canada
19[…]
20Le système roumain d’éducation a longtemps privilégié l’enseignement supérieur technique. En Roumanie, les écoles polytechniques ont connu un développement important dans les années 1970. Le régime communiste a beaucoup investi dans ce type d’enseignement, censé être le moteur de l’industrialisation accélérée propre à l’économie planifiée. Pour des raisons idéologiques, les femmes roumaines ont été fortement incitées, pendant la période communiste, à s’investir dans des professions traditionnellement masculines (ingénieures, techniciennes, travailleuses en bâtiment, etc.). L’égalité des sexes faisait partie du projet politique d’uniformisation et d’effacement des différences sociales dans la société communiste. Bien que de haut niveau, la formation technique a connu un déclin avec la dégradation de certains secteurs économiques, consécutive à la chute du communisme. Un bon nombre d’ingénieur-e-s se sont retrouvé-e-s sans emploi après 1989, et obligé-e-s à faire une reconversion professionnelle. Ce n’est donc pas par hasard qu’une grande partie des migrants roumains au Canada, hommes et femmes confondus, possèdent une formation initiale en génie. Comme, en plus, ce type de formation leur permettait d’obtenir un bon score dans le cadre du système d’évaluation à l’entrée au Canada, ils ont mis à profit des qualifications qu’ils n’avaient parfois jamais mises en pratique.
21Plus tard, la Roumanie est devenue un « bassin » de compétences informatiques. Le système d’enseignement technique, conjugué avec la tradition d’une école roumaine en mathématiques de haut niveau, a permis de constituer une base solide pour un enseignement supérieur performant en informatique. Certes, le secteur des nouvelles technologies est actuellement devenu prioritaire dans le développement économique du pays, mais la masse de spécialistes hautement qualifiés dans les technologies de l’information et de la communication ne reste pourtant pas intégralement absorbable par le marché national. L’instabilité de ce dernier explique en partie la propension de ces spécialistes à migrer, et donc la composition de l’immigration roumaine au Canada. En outre, la politique canadienne d’immigration, incitative à l’égard d’un grand nombre de professionnels, ainsi qu’un marché dynamique des compétences renforcent l’attractivité de cette destination.
Barrières structurelles à l’arrivée
22L’insertion sur le marché canadien du travail n’est toutefois pas assurée par la seule possession d’une formation appréciée par le système de points à l’entrée. Le manque de compétences sociales et linguistiques des nouveaux arrivés ainsi que la politique canadienne de protection des ordres professionnels, discriminatoire à leur égard, expliquent en partie les difficultés que la plupart des migrants rencontrent au début de leur vie au Canada.
23Dans ce pays, la reconnaissance des qualifications et des compétences acquises dans d’autres systèmes de formation et de travail que celui du Canada est soumise à l’autorité des ordres professionnels. Prenons par exemple le cas de l’Ordre canadien des ingénieurs : la certification dans la profession d’ingénieur est un processus discriminatoire et de longue haleine. Une formation complémentaire est exigée afin que les compétences soient reconnues et validées (Slade, 2003). Bien que souvent plus qualifiés que leurs homologues canadiens, les ingénieurs immigrés, hommes et femmes confondus, rencontrent de ce fait beaucoup de difficultés à regagner le statut professionnel dont ils jouissaient dans le pays d’origine. Les barrières sont d’ailleurs multiples : l’accès à l’information, l’exigence d’avoir acquis une expérience canadienne, le coût des formations supplémentaires, les compétences linguistiques, les processus d’équivalence éducationnelle, les coûts de la certification, etc. (Salaff, 2003b ; Couton, 2002).
24Quant aux femmes immigrées plus particulièrement, une étude récente (Slade, 2003) montre qu’elles possèdent souvent des qualifications dans des professions non traditionnelles pour les femmes au Canada. Ainsi, des 85’780 ingénieurs immigrés au Canada entre 1978 et 2000, environ 12’000 sont des femmes (Couton, 2002 ; Skills for Change, 1999). Il s’agit pourtant d’une profession dans laquelle les femmes ont été très longtemps invisibles et exclues. La même étude argumente dans ce sens-là : les femmes ne représentaient en 1970 que 0,2 % des ingénieurs certifiés et en 1975 3,6 % des étudiants en génie inscrits dans les universités canadiennes. En 2000 cette situation avait changé (20,3 % des étudiants en génie étaient des femmes), mais l’accès au marché du travail reste encore tributaire de ces tendances discriminatoires. Il serait dans ce cas d’autant plus difficile pour une femme immigrée de s’affirmer dans une profession déjà traditionnellement dominée par les hommes. Par conséquent, ce n’est pas étonnant que les femmes se déqualifient souvent après leur arrivée au Canada, en partie à cause des politiques étatiques protectionnistes qui dirigent et requalifient les immigrés hautement qualifiés en fonction des besoins immédiats du marché. La division sexuelle du travail au Canada est privilégiée par rapport à l’éducation et les expériences vécues par les femmes immigrées (Slade, 2003). C’est pourquoi, malgré le fait qu’environ 15 % d’entre elles ont des titres universitaires en science et technologie, leur capacité intellectuelle a été fortement sous-estimée. C’est d’ailleurs une des critiques très âpres que les migrantes adressent au système canadien d’immigration, qu’elles qualifient de « pervers ».
25La situation est encore plus dramatique pour les médecins, qui n’arrivent que très rarement à exercer leur métier6 malgré une pénurie croissante de personnel médical au Canada. Plus nombreuses, les femmes médecins sont encore plus touchées par les effets discriminatoires de la protection de la profession (Salaff, 2003a).
26Le cas des informaticiens se distingue toutefois. S’agissant d’une profession non protégée et d’un marché dynamique, flexible, avec un rythme de croissance flamboyant durant les années 1990, la conjoncture économique leur a été très favorable à plusieurs reprises. Cette situation a amplifié l’attractivité de ce marché. Une insertion professionnelle et une ascension sociale rapides ont contribué à la reproduction d’une représentation positive de la migration des informaticiens au Canada.
Rôles et stratégies différentielles des femmes roumaines à Toronto
27Mariées ou célibataires, actives ou non actives, toutes les femmes roumaines n’abordent pas la migration de la même manière. D’ailleurs, le positionnement socioprofessionnel de la femme est décisif par rapport au choix de sa stratégie migratoire. On peut remarquer que les femmes en possession des qualifications demandées sur le marché canadien ont des comportements similaires à ceux des hommes de même situation. Quand il s’agit de couples de professionnels, des choix rationnels sont opérés à chaque étape pour accomplir le projet migratoire. Ainsi, ce sera l’homme ou la femme qui va postuler comme requérant principal en fonction de tout un processus d’évaluation objective des compétences et de négociation subjective des rôles au sein du couple. D’ailleurs, ce processus n’est pas linéaire. Ultérieurement, à la rencontre des réseaux ainsi que des opportunités et des contraintes du marché du travail, les projets et les rôles sont souvent reconsidérés.
28Quant aux stratégies des femmes célibataires, nous avons rencontré deux cas de figure prépondérants. Les jeunes professionnelles possédant le capital humain nécessaire pour se faire accepter dans la catégorie « travailleurs qualifiés » passent par le processus d’évaluation et de sélection du programme canadien d’immigration. Quand elles n’ont pas suffisamment de ressources, d’autres canaux sont employés. Un phénomène à deux fins mériterait d’être nuancé davantage. Il s’agit des stratégies matrimoniales développées par les immigrés roumains célibataires, et qui trouvent leur reflet dans les stratégies migratoires que les futures épouses prennent en compte pour accéder au statut de résidente canadienne. Adeptes des mariages endogènes, les jeunes professionnels roumains célibataires préfèrent « sponsoriser »7 des femmes roumaines. Forums matrimoniaux sur Internet, clubs, agences, petites annonces ou réseaux personnels alimentent à la fois l’espoir de « trouver le bonheur » des uns et « le rêve de se faire une vie au Canada »8 des autres.
29Quelle que soit la modalité d’entrée, les migrantes sont souvent confrontées à une période d’adaptation et d’incertitude correspondant en règle générale à une déclassification sociale transitoire (le temps nécessaire pour s’accoutumer à une réalité sociale différente, d’améliorer les compétences linguistiques, de se connecter aux réseaux professionnels de co-ethniques, etc.). Pour avoir accès aux emplois qualifiés auxquels elles aspirent, les migrantes doivent faire la preuve de leurs compétences dans un contexte en général plus compétitif, exigeant et contraignant que celui de départ. Nous avons identifié plusieurs mécanismes par lesquels les femmes roumaines, en possession d’une formation universitaire acquise en Roumanie, tentent de dépasser les difficultés et les discriminations auxquelles elles se trouvent confrontées.
Le « networking »
30Etre connectée aux bons réseaux et aux bons moments semble être la clé du succès pour une intégration professionnelle réussie. Les nouvelles arrivées ont compris cet enjeu, et cherchent à s’insérer rapidement au sein des réseaux de co-ethniques, capables de fournir des informations et des connexions intéressantes. Ces ressources permettent de s’accrocher à la dynamique d’un marché qui ne leur est pas tout de suite compréhensible. Le handicap de l’expérience canadienne souvent exigée lors d’un premier emploi peut, par exemple, être contourné par la recommandation d’un co-ethnique qui travaille déjà dans l’entreprise. Ce mécanisme fonctionne bien pour les domaines de l’informatique, où la recommandation sert de garantie de compétence pour l’employeur. D’autres domaines, comme l’immobilier ou les assurances, permettent le découpage du marché à partir de critères ethniques ; les réseaux deviennent dès lors les outils d’activation des niches ethniques dans une économie concurrentielle.
La formation
31Beaucoup de femmes ne trouvent pas facilement un emploi correspondant à leurs attentes. En péril de déqualification, elles prennent en considération l’option d’entamer une formation qui peut durer de quelques mois à quelques années. Qu’il s’agisse d’une spécialisation supplémentaire (master, doctorat) dans un domaine proche ou d’une reconversion professionnelle totale, cette option n’est pas perçue comme une déqualification parce que le projet de formation s’accompagne en règle générale d’une ascension sociale et d’un regain de statut. D’autres formes de formation pratique de courte durée (stages, cours de qualification ou reconversion, volontariat) ne sont pas aussi valorisantes mais ouvrent souvent une porte d’accès au marché du travail.
L’emploi de survie
32En raison des difficultés à trouver un emploi adéquat pendant les premiers mois, voire les premières années de séjour au Canada, les migrantes sont contraintes de redéfinir leurs attentes. Le choix d’un « emploi de survie »9 survient au moment où leurs ressources financières initiales diminuent dramatiquement. L’enquête a montré que les femmes sans enfants sont plus souvent prêtes à accepter un premier emploi en dessous de leur niveau de qualification, souvent en tant que travailleuses non spécialisées. Ce choix n’est pas aléatoire, il est souvent la résultante des stratégies du couple. Les femmes « se sacrifient » pendant une période temporaire pour conforter le mari dans la recherche d’un emploi conforme à son degré de formation, stable et bien rémunéré ; une fois ce projet accompli et la stabilité financière du couple assurée, les femmes reprennent souvent leurs études ou cherchent à réussir une intégration professionnelle gratifiante.
Les femmes entrepreneures
33L’entrepreneuriat est une autre réponse pour contourner la difficulté de pénétrer un marché du travail fluctuant et discriminatoire. Les femmes sont plus nombreuses à investir les niches ethniques, développées avec prépondérance dans le domaine des services : agences de voyages, agences immobilières, commerces ethniques, assurances, cabinets dentaires, etc.
Les migrations successives
34L’échec de l’intégration professionnelle n’est pas facilement acceptable pour des migrants qui se savent en possession de compétences de pointe et recherchées ailleurs dans le monde. Un autre projet de mobilité peut s’enchaîner sur l’expérience migratoire au Canada. De nombreux couples homme informaticien/femme médecin, après avoir obtenu la citoyenneté canadienne, choisissent de migrer aux Etats-Unis. Le déclassement social des femmes médecins est ainsi évité.
Les chercheurs du « Sud » expatriés organisent l’aide à leur pays d’origine
[…] Depuis longtemps, en effet, les pays en développement s’inquiètent de la fuite de leurs cerveaux vers les pays du Nord.
Cette déperdition de matière grise est difficile à quantifier. Un collège d’experts internationaux réuni, à la demande du ministère français des affaires étrangères, par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) souligne que « les expatriés représentent une part substantielle des capacités scientifiques et techniques du Sud ». Le nombre de chercheurs et d’ingénieurs originaires de Chine, d’Inde, d’Afrique ou d’Amérique latine et installés aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon est évalué à plus de 600’000.
Un potentiel équivalant au tiers des effectifs scientifiques et techniques en activité dans les pays en développement ! Ce pourcentage est même supérieur pour le continent africain, dont la France accueille, pour des raisons historiques, la plus grande part (34 %) des étudiants expatriés. […]
« Pillage des cerveaux »
Ces diasporas scientifiques et techniques étaient jusqu’à présent considérées comme des « pertes sèches » pour les pays du Sud, privés de personnels très qualifiés nécessaires à la constitution d’élites nationales. Et comme un signe de l’échec des politiques de coopération, les efforts de formation des étudiants étrangers ne bénéficiant pas, ou trop peu, aux pays auxquels ils sont destinés.
Aujourd’hui, une nouvelle approche se fait jour. « Au lieu de nous lamenter sur le “pillage” des cerveaux des pays pauvres par les pays riches, nous préférons parier sur les diasporas scientifiques et techniques – tout particulièrement sur celles des pays d’Afrique – pour en faire un levier de notre politique de coopération » explique le ministère des affaires étrangères.
L’expérience montre en effet que les chercheurs expatriés ont appris à s’organiser. D’abord, pour s’entraider dans leur pays d’adoption. Mais aussi pour venir en aide aux communautés scientifiques ou aux institutions de leur pays d’origine. Les contributions des diasporas au développement local prennent de multiples visages, comme le décrit le collège d’experts : « L’échange d’informations est une activité essentielle. Les expatriés se tiennent au courant des dynamiques et des besoins du pays d’origine, tandis qu’ils y envoient des données scientifiques, des dossiers d’appels d’offre pour financement, des livres qui manquent… »
Autres formes de coopération : la participation à des enseignements, l’accueil d’étudiants, le montage de projets de recherche conjoints, la réalisation d’expertises ou de travaux de consultance, ou même la participation à distance à la création d’entreprises.
[…]
« Soutien souple et durable »
D’autres modalités de collaboration, plus diffuses, ont été trouvées pour les diasporas latino-américaines. Un réseau colombien des chercheurs et ingénieurs à l’étranger (Red Caldas) et son homologue argentin (Red Cre@r) mènent de front toute une série d’actions : envoi de matériel et de documentation aux universités et aux centres de recherche locaux ; repérage systématique des domaines scientifiques ou économiques à investir ; mise en place de programmes tenant compte des possibilités scientifiques du pays d’origine ; organisation de séminaires de formation…
[…]
Ce « phénomène émergent, complexe, multiforme et évolutif », aujourd’hui porté pour l’essentiel par la société civile mérite d’être soutenu de façon institutionnelle, estime le comité d’experts. Il invite donc les pouvoirs publics, des pays d’accueil comme des pays d’origine, à « faire le pari des diasporas ». […]
Pierre Le Hir, Le Monde, 17 janvier 2004
Intégration professionnelle, modèles familiaux et dynamique migratoire
35Les stratégies et les comportements des informaticiens roumains en migration – dont la présence est massive au Canada – ont produit une dynamique spécifique de la communauté roumaine à Toronto (Nedelcu, 2003). Les programmeurs représentent une catégorie professionnelle qui suit typiquement la dynamique et les tendances d’individualisation du travail sur le marché global. Ils se déplacent souvent à l’appel d’un marché d’une grande flexibilité et s’articulent à ses exigences. D’ailleurs, ils se détachent au sein de la communauté roumaine par rapport à laquelle ils marquent leur statut10. Les comportements d’intégration professionnelle mis en évidence lors de nos propres recherches sont peu différenciés selon le genre. Les réseaux ethniques sont le canal d’accès au marché le plus souvent utilisé. Une distinction peut pourtant être faite en termes de stabilité et de flexibilité de l’emploi. Les hommes sont plus enclins à rechercher une intégration professionnelle où la stabilité de l’emploi n’est pas garantie. Cette forme d’intégration que Paugam (2000) qualifie d’incertaine se trouve valorisée et gratifiante à cause d’une grande mobilité au sein du métier, source à la fois d’instabilité mais aussi de reconnaissance et de prestige. La chasse aux contrats de durée déterminée mais intéressants et stimulants de par le contenu du travail est d’ailleurs l’expression de l’esprit de compétition qui gouverne cette nouvelle culture du métier, et représente une forme de distinction sociale au sein de cette catégorie professionnelle. Par contre, les femmes sont plus confortées par la stabilité de l’emploi et des revenus (contrat à durée illimitée, emploi stable, peu mobiles). La carrière occupe une place importante dans leur projet de vie. De fait, le fonctionnement du modèle familial des couples biprofessionnels subit des transformations importantes. Cet aspect mérite d’être évoqué ici, car la recomposition des modèles familiaux en situation migratoire a des incidences directes sur la composition des flux migratoires et sur la dynamique communautaire.
36Le taux élevé d’occupation des femmes professionnelles immigrées, les temps de travail flexibles, les distances étendues propres à une ville métropolitaine comme Toronto ainsi que des structures préscolaires jugées insatisfaisantes ont conduit à des formes inédites d’externalisation du travail reproductif dans les couples des migrants roumains. Ceux qui sont appelés à prendre en charge les tâches domestiques sont souvent les parents des immigré-e-s. On assiste ainsi à une reproduction du modèle de la famille élargie qui fonctionnait, pour des raisons différentes, en Roumanie11. Après une période de va-et-vient entre la Roumanie et le Canada, les parents des immigrés sont amenés à vivre dans un espace transnational. Ils apprennent peu à peu à maîtriser un univers qui leur était étrange. La « sponsorisation » des parents dans le cadre du regroupement familial est une suite logique de ces mouvements pendulaires. On produit ainsi un nouveau type de migration, d’une génération de retraités, avec des compétences socioculturelles limitées par rapport à la société canadienne et des besoins spécifiques. Ainsi, si ces mobilités résolvent le problème du travail reproductif, elles ont des conséquences sociales importantes qui se reflètent dans la dynamique communautaire des Roumains à Toronto.
En guise de conclusion
37La migration des femmes roumaines qualifiées au Canada est un processus dynamique et complexe. Les migrantes développent des stratégies différées pour réussir leur projet migratoire. Ces stratégies se reflètent à tous les niveaux et dans toutes les phases du processus migratoire. Malgré le fait que les migrantes sont plus nombreuses dans la catégorie « travailleurs qualifiés – personnes à charge », le statut de migrante dépendante n’est souvent qu’un choix instrumental au sein du couple. D’ailleurs, les rôles et les compétences se négocient en permanence, en fonction des attentes et des projets individuels, ainsi que des contraintes et des opportunités contextuelles. En possession d’un capital humain et culturel élevé, les migrantes s’appuient sur les réseaux de co-ethniques et trouvent des modalités novatrices d’intégration professionnelle, malgré les contraintes structurelles auxquelles elles se confrontent. La dynamique dans laquelle les trajectoires migratoires et professionnelles de femmes qualifiées s’inscrivent a comme conséquence une transformation des modèles familiaux. Une réactualisation de la famille élargie en situation migratoire trouve son reflet, par la suite, dans la dynamique migratoire et communautaire des Roumains à Toronto.
38Cette brève analyse a mis en évidence l’importance de saisir le lien biunivoque qui s’établit entre les interactions entre processus migratoires, marché du travail et facteurs structuraux d’une part et la négociation et la recomposition des rôles, des stratégies et des rapports de genre en situation migratoire de l’autre. C’est une piste de recherche future pour mieux interroger les effets de genre dans les skilled migrations.
Source : Extraits de la présentation au colloque de l’iuéd « Femmes en mouvement – Genre, migration et nouvelle division internationale du travail », Genève, janvier 2004. Cet article est publié dans son intégralité dans Femmes en mouvement – Genre, migration et nouvelle division internationale du travail, collection Yvonne Preiswerk, textes réunis par Fenneke Reysoo et Christine Verschuur, UNESCO/DDC/iuéd : Genève, 2004..
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 L’ALENA s’appuie sur d’innombrables panels d’experts pour prendre des décisions économiques qui devraient revenir, selon certains, à des représentants élus. Ce phénomène traduit un transfert du pouvoir du gouvernement au secteur privé.
2 Professeure de sociologie à l’Université de Chicago.
3 Les données empiriques ont été accumulées en plusieurs étapes, entre octobre 1999 et octobre 2003, par entretiens compréhensifs et semi-directifs, avec des migrants roumains à différentes étapes du processus migratoire, en Roumanie et à Toronto. Un nombre de 62 personnes ont été interviewées, dont 41 hommes et 21 femmes. Une cinquantaine d’entre eux avaient déjà au moins seize années d’études à leur arrivée au Canada.
4 D’ailleurs, cela est une des particularités du système d’immigration canadien. Dans le cadre de la catégorie « regroupement familial » peuvent être acceptés non seulement les époux et les enfants à charge, mais aussi les parents et les grands-parents ; les répondants assument la responsabilité de subvenir financièrement aux besoins des membres de leur famille ou de leur parenté pendant trois (époux), respectivement dix ans (enfants, parents et grands-parents).
5 Environ 6 % du total d’immigrés – résidents permanents entrés au Canada en 2002.
6 Et cela surtout dans un certain nombre de provinces éloignées, à faible densité de population.
7 Selon l’expression qu’ils utilisent eux-mêmes pour indiquer en fait qu’ils se portent financièrement garants de leurs futures épouses qui entrent au Canada en tant que migrantes dépendantes. Cette pratique de la « sponsorisation » s’étend souvent aux parents des immigrés, nombreux à rejoindre leurs fils dans l’immigration.
8 Selon les dires de Gino, programmeur, 28 ans, qui, malgré un divorce et la déception consécutive à une expérience « virtuelle » qui avait été sur le point de se concrétiser par un mariage, continue à fréquenter les forums matrimoniaux en espérant trouver ainsi sa « moitié ».
9 Un exemple d’emploi de survie est l’emploi d’intendant d’immeuble. C’est un emploi d’ailleurs très recherché par les nouveaux arrivés en situation précaire, hommes et femmes confondus. Il présente plusieurs avantages : les employés bénéficient de la location gratuite d’un logement dans l’immeuble, ils travaillent en quelque sorte « à la maison » ce qui leur permet de s’occuper à la fois des tâches professionnelles et ménagères, et ils profitent d’horaires flexibles. Pour toutes ces raisons, une vraie filière ethnique très féminisée s’est développée dans le secteur du property management, avec les deux conséquences suivantes. D’une part, un grand nombre ont acquis des formations supplémentaires et ont investi ce champ professionnel dans les échelons supérieurs : superintendante, building manager, property manager . D’ailleurs, une association des travailleurs roumains dans ce domaine s’est constituée en 2003, qui compte environ 160 membres dont trois quarts sont des femmes. Des filières ethniques de recrutement ont davantage ouvert cette porte d’entrée sur le marché aux nouveaux arrivés. D’autre part, ce phénomène a provoqué l’apparition de concentrations urbaines des Roumains dans le Great Toronto Area. Des immeubles habités en proportion de 90 % par des Roumains sont devenus des lieux de passage pour les nouveaux arrivés. Ces voisinages à fort caractère ethnique ont un rôle social important, car ils permettent la reproduction des relations fortes au sein des réseaux communautaires.
10 Par le niveau élevé des revenus, le standard de vie, les zones habitées, la propriété, les vacances, le travail sous contrat, la « sponsorisation » de la famille étendue…
11 En fait, en Roumanie, ce modèle, héritier du modèle traditionnel villageois, est resté une réponse à la précarité, traduite souvent par l’impossibilité d’accéder à l’immobilier. De nombreux foyers comportent plusieurs générations qui partagent, en colocation, un même appartement. L’aide des parents et des grands-parents au ménage est essentielle pour les jeunes couples. Les parents et grands-parents sont encore très présents et actifs au niveau de l’éducation des petits-enfants.
Auteur
Sociologue, Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel.
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