La quête de modernité des migrant-e-s du Gujarat en Grande-Bretagne
p. 187-198
Note de l’éditeur
Référence : Crewe, Emma, et Uma Kothari. “La quête de modernité des migrant-e-s du Gujarat en Grande-Bretagne”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 187-198, DOI : 10.4000/books.iheid.5738 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
« Il n’y a pas de progrès possible si on reste sur place »
1Les histoires qui suivent ont été collectées dans le cadre d’un projet de recherche entrepris en réaction à certains résultats surprenants ressortis d’une recherche précédente d’Uma Kothari en Inde en 1986-1988. Bien que prospères, des ménages agricoles comptaient parmi leurs parents des émigrés partis soit au Royaume-Uni soit en Afrique de l’Est, et ceux qui étaient restés en Inde avaient déposé des demandes de visas et attendaient de pouvoir émigrer vers la Grande-Bretagne. Beaucoup avaient de la famille et des amis à Wellingborough dans le Northamptonshire, et projetaient de les rejoindre. Pour quelles raisons les membres d’un groupe en pleine ascension sociale, en passe de devenir l’un des acteurs importants et puissants dans le secteur agricole du Sud Gujarat, choisissaient-ils de partir pour la Grande-Bretagne où, comme avant eux leurs parents et amis, ils allaient probablement devoir vivre dans des conditions moins confortables ?
2Cet article avance l’idée que de nombreuses personnes ont quitté les anciennes colonies pour la Grande-Bretagne parce qu’elles espéraient y trouver un cadre de vie moderne, civilisé et progressiste. Pour la plupart, cette quête de « modernité » en Grande-Bretagne s’est avérée vaine. En général, leurs illusions de modernité ont été anéanties par le racisme et le chômage, et par l’immoralité et les mauvaises manières qu’ils ont perçues dans la société britannique. Lors d’une visite en Grande-Bretagne, Gandhi avait répondu à un journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait de la civilisation moderne : « Ce serait une bonne idée. »
Comprendre les causes complexes de la migration
3Une grande partie de la littérature émanant des études sur la migration et le développement analyse les causes économiques de la migration. Mais les raisons d’émigrer sont en réalité complexes et multiples, et beaucoup ne sont pas économiques (voir Cohen, 1997). Cet article remet en question des explications qui réduisent les motivations des migrants à une cause unique, par exemple trouver un emploi et faire fortune. Il s’appuie sur les débats portant sur la migration, la culture et l’identité (Hall, 1992 ; Gilroy, 1993). Notre recherche considère la migration à la fois au niveau micro et au niveau macro, n’excluant ni les motivations personnelles des migrants ni les justifications basées sur le contexte économique mondial. […]
Migration des médecins et des infirmières : panorama mondial
[…] Vers 1972, on dénombrait au moins 140’000 médecins dans des pays autres que ceux dont ils avaient la nationalité ou que ceux dans lesquels ils étaient nés ou avaient fait leurs études. Ils représentaient alors 6 % du nombre de médecins dans le monde, et plus que le nombre de diplômés sortis des écoles de médecine en 1970 (ce chiffre n’inclut pas les diplômés de la République populaire de Chine). Plus des trois quarts de ces médecins se répartissaient dans seulement trois pays : les Etats-Unis (avec environ 68’000 médecins en 1972), le Royaume-Uni (21’000 en 1970) et le Canada (9000 en 1971). La République fédérale d’Allemagne (avec 6000 médecins en 1970) et l’Australie (4000 médecins en 1972) étaient également de gros pays receveurs.
[…]
On estime qu’environ 14’000 infirmières traversent les frontières nationales chaque année. Environ 91 % partent vers l’Europe, l’Amérique du Nord et les autres régions développées du Pacifique occidental. Seules 1000 partent vers des pays en développement : environ 700 vers l’Asie (dont environ la moitié vers l’Arabie saoudite) et environ 500 vers l’Afrique. […]
Alfonso Mejía, 1978, « Migration of Physicians and Nurses : A World Wide Picture », International Journal of Epidemiology, vol. 7, n ° 3, in : Bulletin of the World Health Organization, août 2004, 82 (8), pp. 626-629
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet
4Dans cet article, nous utilisons une analyse de genre, outil indispensable à la compréhension des processus migratoires. Les relations entre les femmes et les hommes influencent et sont influencées par la migration (Wright, 1995 ; Chant, 1992). Jusqu’au milieu des années 1970, les femmes étaient invisibles dans les études sur la migration. Lorsqu’elles émergèrent, ce fut souvent dans la catégorie des personnes dépendant des hommes, comme l’avance Buijs (1993). La plus grande partie de la littérature sur le genre et la migration se concentre sur la migration de travail et sur les marchés de l’emploi, ou encore sur la différence entre les secteurs d’emploi dans lesquels hommes et femmes se retrouvent une fois qu’ils ont émigré (Rowbotham et Mitter, 1994). Notre objectif est d’aller au-delà de l’analyse des différents modèles migratoires des hommes et des femmes pour explorer les expériences individuelles de migration et pour étudier la nouvelle constitution ou l’évolution des rapports de genre au sein et en dehors du ménage (voir également Westwood, 1988, 1995). […]
L’histoire des migrations de la communauté gujarati
5Les migrations vers l’Afrique commencèrent dans l’Antiquité, lorsque 400 filles du Gujarat furent capturées par des pirates arabes pour être vendues comme esclaves. Elles furent sauvées, mais leurs familles refusèrent de les reprendre. On les emmena alors en Ethiopie. Le Roi leur trouva alors 400 bons garçons éthiopiens à épouser, qui permettraient à leurs épouses de garder leur propre culture. Si vous allez là-bas aujourd’hui, vous trouverez que les filles ressemblent à des Indiennes. Elles sont si belles que dès qu’un homme les voit il ressent le besoin de quitter sa femme immédiatement.
6Selon un enseignant gujarati vivant à Wellingborough, c’est ainsi que démarra la migration de l’Inde vers l’Afrique. Cette histoire nous rappelle que les femmes gujarati, contrairement aux hommes, changent presque toujours de maison en se mariant, et doivent quitter la maison des parents. L’histoire montre également que si la réputation des femmes est détruite, on peut les forcer à s’exiler. En limitant leur mobilité avant le mariage, on protège leur réputation ainsi que celle de leur famille, protection nécessaire non seulement pour envisager leur propre mariage, mais également pour le mariage des autres membres de la famille. D’ores et déjà, il est clair que les règles et pratiques culturelles liées au genre ont une influence très directe sur la migration.
7La majorité des migrants gujurati installés à Wellingborough ont fait une « double migration » internationale : ils sont d’abord partis pour l’Afrique de l’Est à partir de 1920, avant de rejoindre la Grande-Bretagne. D’autres sont allés directement d’Inde en Grande-Bretagne à partir de la moitié des années 1950. A l’origine, les hommes migrants faisaient seuls le voyage et rentraient en Inde de temps en temps pour voir leur famille. Les hommes cherchaient un travail tandis que la plupart des femmes n’étaient pas censées trouver un emploi rémunéré dans la sphère publique, et il était tout à fait accepté que les jeunes hommes prennent un logement indépendant. Cependant, nous avons trouvé deux cas de migrantes qui sont parties pour Wellingborough de façon indépendante. Leur histoire est éloquente : elles avaient déjà dans le passé refusé de se conformer aux règles ; les deux avaient quitté leur mari, et on peut imaginer que leur réputation était déjà entachée par le divorce.
8Une fois la sécurité financière assurée, et lorsque l’établissement en Afrique de l’Est était considéré comme permanent, les épouses rejoignaient leurs maris. Beaucoup d’enfants de la première génération des Gujarati d’Afrique de l’Est sont retournés en Inde pour leurs études, le plus souvent en compagnie de leurs mères. Mais pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il était virtuellement impossible de voyager, les enfants ont commencé à suivre leur cycle secondaire en Afrique de l’Est, et des mariages ont été arrangés sur place, s’il était possible de trouver un-e époux-se de la bonne caste (Dwyer, 1994 : 180).
9La migration des Gujarati vers la Grande-Bretagne, qui se développa surtout après l’accession à l’indépendance des pays africains, connut des modalités très diverses. Ceux qui furent contraints par Amin Dada en 1972 à l’exil hors d’Ouganda partirent avec leur famille. Ceux qui eurent plus de temps pour se préparer, par exemple les Gujarati du Kenya, qui savaient, en 1963, qu’ils devaient soit partir, soit prendre dans les cinq ans la citoyenneté kenyane, ont souvent envoyé quelqu’un en repérage pour évaluer les possibilités offertes par la Grande-Bretagne. Quel que soit leur âge, ces « éclaireurs » étaient toujours des hommes.
Capacité d’action et migration
10Souvent les femmes sont représentées comme des actrices passives de la migration, qui partent essentiellement sur les ordres d’un membre masculin du ménage. Leur motivation n’est pas explorée, ou elle est supposée être identique à celle de leur père ou de leur mari. Manifestement, comme le dit Guy, certains acteurs ont une plus grande capacité que d’autres à décider des modalités du processus migratoire qu’ils vont suivre (cité par Wright, 1995 : 781), mais tous ne sont pas des hommes. Si la majorité des femmes gujarati à qui nous avons parlé avaient émigré initialement pour se marier, on ne doit pas en déduire que la migration est contrôlée par les hommes. Tout d’abord, choisir ou accepter d’épouser un homme qui a émigré est une décision volontaire, autant que le choix de partir, quelle qu’en soit la raison. En outre, les mères et les autres parentes ont souvent participé à la recherche de la personne à épouser.
11Ensuite, une fois mariées, les femmes ayant effectué une double ou une triple migration ont joué un rôle important dans le choix de l’endroit où elles allaient vivre. Certaines des femmes que nous avons rencontrées ont dit avoir été les personnes clés dans la décision de quitter un pays pour un autre. Par exemple, une femme née en Ouganda s’était montrée si inflexible dans son refus de vivre avec sa belle-famille à Nairobi qu’elle était partie pour Kampala et était restée chez ses parents jusqu’à ce que son mari soit forcé de la rejoindre. Beaucoup d’hommes âgés nous ont dit qu’ils auraient aimé rentrer en Inde après leur retraite, mais qu’ils s’étaient pliés au souhait de leurs épouses de rester à Wellingborough pour être près de leurs enfants. Les motifs de migration ne devraient donc pas être associés aux seuls hommes car ce sont parfois les femmes qui mènent le processus de décision, et parce que les hommes et les femmes justifient parfois différemment leur départ et le choix de leur lieu d’établissement.
12Une perspective de genre sur la migration est essentielle pour comprendre les processus qu’elle met en jeu, mais les choix des hommes et des femmes laissent aussi apparaître certains modèles communs. Leurs récits montrent clairement que les avantages matériels individuels ne suffisent pas à expliquer la migration. Pour beaucoup, la migration n’a pas été volontaire (voir également Cohen, 1997). Les personnes qui ont quitté l’Afrique de l’Est y ont souvent été contraintes par des politiques gouvernementales. D’autres ont été soumises à des pressions, sinon obligées. Par exemple, on a persuadé des Indiens et des Indiennes de partir chercher fortune ou faire un bon mariage dans un pays étranger dans l’intérêt de la famille restée au pays. Ainsi dans les cas où la migration avait une base matérielle, l’objectif était de répondre aux intérêts d’un groupe, et allait bien au-delà des aspirations individuelles.
13Pour expliquer la migration, on a souvent puisé dans les idées de modernité ; certains ont déclaré qu’ils espéraient « progresser » au sens général plutôt que simplement matériel. Un Gujarati avait été persuadé de la nécessité de partir par son oncle qui lui avait dit : « Il n’y a pas de progrès possible si on reste sur place. » De nombreux hommes et femmes étaient venus en Grande-Bretagne, en particulier, parce qu’ils nourrissaient de grandes espérances de trouver un pays moderne, propre, « civilisé », d’une grande moralité et riche de possibilités. Ces attentes vis-à-vis de la Grande-Bretagne s’expliquent en partie par une perception conditionnée par le système d’éducation colonial dans lequel elle était révérée comme la « mère patrie » (Fryer, 1984 : 374) ; et en partie parce que les parents et amis décrivaient leurs expériences en Grande-Bretagne sous un jour beaucoup plus positif qu’elles ne l’étaient en réalité.
14Beaucoup ont parlé de l’excitation du voyage. L’une des personnes interrogées a déclaré : « L’esprit d’entreprise, la migration et le goût de l’aventure coulent dans le sang des Gujarati. » Bien qu’il soit difficile de la définir, cette idée d’aventure, d’habitude réservée aux récits romantiques des explorateurs européens, joue un rôle dans l’histoire de la migration des Gujarati.
Les réalités de la vie et du travail dans la « modernité »
15Si certains des Gujarati de Wellingborough sont tout à fait satisfaits de leur vie, la majorité des femmes et des hommes ont déclaré que, globalement, ils étaient déçus. Les souvenirs d’Afrique de l’Est sont empreints de nostalgie sur le temps libre, sur la beauté des lieux et sur le climat, sur la vie sociale et l’entraide entre les ménages ; en revanche, la vie en Grande-Bretagne est décrite comme difficile. Par exemple, beaucoup sont tristes parce qu’elle manque d’entrain. Voici ce qu’un homme a raconté :
J’ai passé ma première nuit dans un hôtel de Londres. Lorsque j’ai regardé par la fenêtre à 6 heures, l’heure à laquelle je me lève d’habitude, il faisait noir et personne n’était sorti. En Tanzanie, j’aurais vu la clarté et l’agitation de l’aube ; j’ai donc supposé que ma montre ne marchait pas, et j’ai dormi toute la matinée. J’ai fini par réaliser que je ne verrais jamais la vie et l’agitation que j’attendais.
16La désillusion prend souvent des formes différentes chez les femmes et chez les hommes. Beaucoup de femmes ont pris un emploi salarié pour la première fois en Grande-Bretagne, la plupart du temps comme employées d’usine. Leurs homologues masculins ayant souvent le même type d’emploi défavorisé, c’est souvent le revenu que les migrantes apportent à la famille qui fait la différence entre la pauvreté et un niveau de vie raisonnable (Warrier, 1988 : 134). Les migrantes sont encore considérées comme une main-d’œuvre bon marché et flexible, et elles sont toujours surreprésentées dans les emplois caractérisés par un statut et un salaire bas et par de faibles chances de progression (Westwood, 1988 : 134). Westwood a montré que lorsque les femmes gujarati sont entrées dans le salariat, leur emploi a été « très souvent un prolongement des rôles familiaux plutôt qu’une source d’indépendance pour les femmes » (1988 : 120). Le travail en usine ne leur a pas permis d’être soulagées de certaines des autres charges qu’elles doivent assumer au sein du ménage, comme l’éducation des enfants, l’aide aux autres ménages, et la participation aux projets communautaires (comme la recherche de fonds pour la construction du temple hindou de Wellingborough, construit en 1981).
Modèles migratoires des médecins et des infirmières : rien n’a changé ?
La publication de l’étude d’Alfonso Mejía à la fin des années 1970 sur la migration des médecins et des infirmières a fait date et reste à ce jour l’analyse la plus détaillée des flux et du nombre de médecins et d’infirmières, intégrant des données venues de plus de 40 pays. […]
L’étude Mejía constitue un repère important pour l’analyse des tendances actuelles dans les migrations des personnels de santé. On peut discerner un certain nombre de tendances. La plus importante fait du secteur de la santé une composante majeure du nombre croissant de migrants internationaux, nombre qui a plus que doublé depuis 1975 pour atteindre celui de 175 millions de personnes (2,9 % de la population mondiale). Une proportion de plus en plus grande de ces migrants sont des femmes (48 %). […]
Stephen Bach, « Migration Patterns of Physicians and Nurses : still the same story ? », Bulletin of the World Health Organization, 82 (8), août 2004, p. 624
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet
17Les hommes avaient des attentes plus ambitieuses que les femmes en matière d’emploi. Beaucoup avaient des qualifications à leur arrivée en Grande-Bretagne, mais ils se sont heurtés à la discrimination à l’emploi et, souvent, n’ont pas trouvé de poste correspondant à leurs qualifications et à leur expérience. En Afrique de l’Est en particulier, certains avaient dirigé des équipes dans l’administration, avaient géré de petites entreprises ou travaillé pour de grandes sociétés. Ne trouvant pas de poste approprié en Grande-Bretagne, beaucoup ont pris des emplois en usines ou sont restés au chômage. En comparaison avec le reste de la population de Wellingborough, beaucoup ont créé leur entreprise, mais ils l’ont fait à regret et ont dû se battre pour la maintenir à flot. Les journaux et la plupart des produits alimentaires ayant été mis en vente dans les supermarchés, beaucoup d’entreprises dirigées par des Gujarati se sont écroulées dans les années 1980. Celles qui ont survécu dépendent du travail non rémunéré d’autres membres de la famille et de la surcharge de travail de tout le personnel. Ce sont peut-être majoritairement des hommes qui ont créé des entreprises à Wellingborough, mais, contrairement à ce qu’a révélé l’enquête de Westwood (1988 : 121), ce sont souvent leurs épouses qui les ont gérées car il aurait été trop risqué pour les deux époux d’abandonner leur emploi rémunéré.
Isolement et conflits
18En contradiction avec le stéréotype des « communautés » asiatiques harmonieuses et très solidaires, les femmes se sentent isolées et ne savent pas vers qui se tourner lorsqu’elles sont angoissées. Voici ce qu’a rapporté une femme :
De l’extérieur, tout semble rose, mais c’est très différent de l’intérieur. Il est difficile d’amener les femmes à parler de leurs problèmes, elles sont piégées. Certaines femmes sont brutalisées et se sentent très isolées. Souvent, les amies ne veulent pas s’en mêler, et de toute façon elles risqueraient de répandre des commérages.
19Les relations des Gujarati avec les Blancs et les autres Gujarati sont également différentes selon le genre. C’est autant une question de génération qu’une question de genre. Par exemple, les jeunes femmes se voient imposer plus de restrictions que les jeunes garçons par leur famille. Les femmes de la deuxième génération sont toujours les garantes des valeurs morales et doivent résoudre les tensions qui naissent entre des attentes différentes. Leurs camarades à l’école et à l’université les incitent à vivre comme de jeunes Anglaises, par exemple en buvant de l’alcool et en sortant en boîte de nuit. Les parents, qui considèrent souvent la culture britannique comme immorale et corruptrice, essaient de les en empêcher et, en particulier, de réguler les contacts entre les jeunes femmes et les jeunes hommes. Comme l’a raconté une jeune femme, les jeunes recourent à des stratégies courageuses et ingénieuses pour déjouer les objectifs de leurs parents :
[…] La fille a promis à ses parents de rentrer à 23 heures, et elle ne rentre qu’à 2 heures. Elle affronte ses parents, elle attend que le temps passe pendant qu’ils la grondent, et c’est fini. Cela valait la peine de mentir pour pouvoir sortir… Il y a aussi des restrictions sur les vêtements. On ne peut pas montrer son corps, en particulier ses jambes – mais les pantalons, ça va. Si on montre ses jambes, les gens disent : « Elle n’a aucune pudeur. » Devant mon père, je ne porterais pas une robe à bretelles, mais je pourrais la cacher sous une chemise large pour sortir, et montrer les bretelles une fois entrée dans la boîte de nuit.
20Les hommes jeunes sont plus sujets aux violences physiques racistes que les hommes plus âgés et les femmes. Comme dans d’autres études, nous avons trouvé que les hommes parlent plutôt de problèmes liés au chômage, au racisme et à l’ennui (voir Beliappa, 1991), alors que chez les femmes sont abordés les problèmes de santé liés à l’isolement et à des attentes incompatibles (voir Fenton et Sadiq, 1991).
Les services aux communautés immigrées
21Les services non spécialisés ne proposent pas une aide appropriée, accessible et confidentielle, aux femmes et aux hommes qui rencontrent ces problèmes. Les organisations d’aide publiques ou bénévoles, dirigées par des Blancs, sont inefficaces à bien des égards. En théorie, tous les services publics de Wellingborough sont destinés à toute la population de la ville, y compris les gens de couleur (les Asiatiques et les Afro-Caribéens). Les autorités publiques ont souvent affirmé que les mêmes besoins existent dans toutes les communautés, et que les différentes minorités doivent être assimilées en utilisant les mêmes services que les autres. Mais, comme l’a remarqué une personne du Gujarat, l’intégration n’est possible que si toutes les personnes sont traitées en égales. Dans la pratique, la plupart des agences, gouvernementales ou de bénévoles, n’ont pas réussi à assurer l’égalité d’accès car leurs services sont souvent inadaptés, hostiles et racistes. En conséquence, les membres des communautés des gens de couleur sous-utilisent les services sociaux et de santé (Wright, 1993).
Les infirmières philippines immigrées en Grande-Bretagne
En janvier 2002, les gouvernements philippin et britannique ont signé un accord pionnier assurant aux infirmières philippines travaillant dans les Services publics hospitaliers de Londres des conditions d’emploi équitables. Le but de l’accord est de :
• assurer une approche équitable et éthique de l’emploi des membres des professions médicales, après la publication en octobre 2001 du Code de pratique du recrutement international dans les services de santé publics du Royaume-Uni ;
• établir des normes exactes pour le recrutement, la sélection et l’emploi, en tenant compte du processus d’installation, de la nécessité de séminaires d’orientation préalablement au départ, des conditions de vie et de travail en Angleterre, et des modalités de supervision précises.
L’accord est destiné à « profiter aussi bien aux infirmières qu’aux patients, en garantissant des normes rigoureuses pour le recrutement et l’emploi des infirmières ayant des compétences reconnues internationalement. » Le Code de pratique du recrutement international a été développé en partenariat par les employeurs du système public de santé, les corps professionnels, les syndicats et les agences commerciales de recrutement.
Selon le Code, l’enregistrement au Royaume-Uni doit être gratuit. Le Code stipule également que les candidates doivent bénéficier des mêmes prestations de médecine du travail et d’un accès égal à la formation continue que les employés formés au Royaume-Uni.
L’accord Royaume-Uni-Philippines garantit également que les infirmières engagées au Royaume-Uni ne devront pas payer leur billet d’avion pour leur venue ou leur rapatriement, qui relèvent des responsabilités de leur employeur.
Source : <http://cyberdyaryo.com/features/f2002_0327_03.htm> in International Labour Organization, 2003, An Information Guide. Preventing Discrimination, Exploitation and Abuse of Women Migrant Workers, Genève, livret 4, p. 36. Copyright © 2003 International Labour Organization
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet
22Devant l’absence de perspectives à Wellingborough, beaucoup de jeunes partent s’installer dans des villes plus grandes. Certains Gujarati de Wellingborough sont partis vers les Etats-Unis ou prévoient de le faire à l’avenir, et au moins l’un d’entre eux est reparti en Inde.
Conclusions : inégalité et modernité
23Il faut analyser la migration avec une perspective de genre, en tenant compte des facteurs politiques, économiques, culturels et idéologiques, et en replaçant les processus sociaux dans un contexte historique et géographique. Chez les Gujarati du Northamptonshire, un grand nombre d’idées différentes ont contribué à la décision d’émigrer : des idées sur les voies de modernisation de leur pays sur le modèle occidental, des images du « pays » en contraste avec des pays inconnus potentiellement utopiques, la contrainte née de conflits familiaux, les pressions des proches, et la politique gouvernementale. Dans cette liste, la culture et l’idéologie sont tout aussi importantes que les processus politiques et économiques.
24Nous avons défendu l’idée que la perspective de genre éclaire notre compréhension de la migration. Outre le fait qu’elles sont influencées, entre autres, par la classe, l’âge et la caste, les conditions, les expériences et les conséquences de la migration sont inévitablement différenciées selon le genre. Le rôle des femmes dans la migration ne pouvant être traité comme un auxiliaire de celui des hommes, les explications qui font abstraction du niveau micro (où se situent les rapports de genre) sont insuffisantes.
25Les rapports de genre influencent et sont influencés par la migration. L’explication des processus ne peut donc qu’être complexe ; mais cela ne signifie pas que nous devions nous retirer dans un dédale postmoderne interminablement fragmenté. Les femmes et les hommes ont parfois aussi les mêmes motivations et les mêmes expériences migratoires : par exemple, beaucoup ont recherché la modernité dans le contexte du colonialisme, du postcolonialisme et de la mondialisation. L’expérience vécue en Grande-Bretagne a été décevante pour la plupart des immigrés de Wellingborough, et les structures d’aide gouvernementales, de bénévoles et « communautaires » sont inadaptées. Pour être efficaces, les organisations de la communauté des gens de couleur ont besoin de plus de ressources, tandis que les agences publiques doivent revoir complètement leurs politiques et leurs pratiques.
26Plus précisément, les agences publiques devraient commencer par abandonner l’hypothèse selon laquelle les minorités « ethniques » doivent s’assimiler. Bien que critiquée depuis des décennies, entre autres parce qu’il n’existe pas de culture britannique unique à laquelle s’assimiler, cette idée a toujours un certain succès. Ensuite, les agences publiques doivent reconnaître l’existence de différentes priorités, différents systèmes de connaissance, diverses pratiques culturelles et inégalités sociales entre les groupes et au sein des groupes. Troisièmement, elles pourraient rendre les services d’aide plus accessibles, par exemple en mettant en place des guichets plus accueillants, de façon à encourager tous les groupes cibles à les utiliser. Quatrièmement, ces agences devraient intervenir dans la lutte contre le racisme, notamment au travail, dans les espaces publics et privés, dans l’éducation, et dans les agences publiques elles-mêmes. Pour trouver des solutions pertinentes, les agences publiques doivent reconnaître le problème du racisme et travailler avec les groupes concernés.
27Certaines de ces suggestions valent également pour les agences travaillant pour le développement international. Un silence sinistre entoure par exemple le problème du racisme, et il est urgent de le briser. Les expériences vécues en Grande-Bretagne mettant en avant les problèmes sociaux, économiques et politiques chroniques dans ce pays devraient être diffusées, et l’idée préconçue selon laquelle « c’est mieux à l’Ouest » devrait être remise en question. Pour reprendre les termes de Rattansi et Westwood, « la modernité occidentale, malgré ses succès impressionnants, est non seulement incapable de trouver des solutions aux problèmes fondamentaux de la guerre et de la violence, des dommages à l’environnement, de l’exploitation économique, de la gestion et de la corruption démocratique, de l’inéquité dans la répartition du confort matériel et de la sécurité aux niveaux national et mondial, mais elle crée ces problèmes de façon chronique, comme si ces éléments étaient presque inséparables de son mode de fonctionnement » (1994 : 3).
28Depuis les années 1940, les praticiens britanniques du développement vont dans les prétendus pays « en développement » pour leur apporter la modernisation grâce aux transferts de technologie, à la croissance économique et à une meilleure gestion (Crewe et Harrison, à paraître). L’idée de modernité contient une dose d’ironie qui semble avoir échappé à beaucoup de ceux qui travaillent dans le développement international. Nous pensons que les praticiens du développement ont beaucoup à apprendre des expériences des immigrés de Grande-Bretagne.
Source : Emma Crewe et Uma Kothari, « Gujurati Migrants’Search for Modernity in Britain », Gender and Development, vol. 6, n ° 1, mars, 1998, pp. 13-19. Traduit et reproduit avec l’autorisation de Taylor & Francis Ltd., <http://www.tandf.co.uk/journals>.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Cette bibliographie a été enrichie de toutes les références bibliographiques automatiquement générées par Bilbo en utilisant Crossref.
Beliappa, K., 1991, Illness or Distress ? Alternative Models of Mental Health, Confederation of Indian Organisations, Londres.
Buijs, G., (ed.), 1993, Migrant Women : Crossing Boundaries and Changing Identities, Berg, Oxford.
Chant, C., 1992, Gender and Migration in Developing Countries, Belhaven, Londres.
Cohen, R., 1997, Global Diasporas, University College, Londres.
10.4324/9780203928943 :Crewe, E., Harrison, E. (à paraître), Whose Development ? An Ethnography of Aid, Zed, Londres.
Dwyer, R., 1994, « Caste, religion, and sect in Gujarat : followers of Vallabhacharya and Swarminarayan », in R. Ballard, (ed.), Desh Pardesh : The South Asian presence in Britain, Hurst and Company, Londres.
Fenton S., Sadiq, A., 1991, Asian Women and Depression, Commission for Racial Equality, Londres.
Fryer, P., 1984, Staying Power : The History of Black People in Britain, Pluto, Londres.
10.2307/j.ctv69tgjn :Gilroy, P., 1993, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Verso, Londres.
Hall, S., 1992, « The question of cultural identity », in S. Hall, D. Held et T. McGrew, (eds.), Modernity and its Futures, Polity Press, Cambridge.
10.4135/9781446221907 :Rattansi, A., Westwood, S., 1994, Racism, Modernity and Identity : On the Western Front, Polity Press, Cambridge.
10.1093/actrade/9780192805904.001.0001 :Rowbotham, S., Mitter, S., 1994, Dignity and Daily Bread : New Forms of Economic Organising Among Poor Women in the Third World and the First, Routledge, Londres.
Warrier, S., 1988, « Marriage, maternity and female economic activity : Gujarati mothers in Britain », in S. Westwood et P. Bhachu, Enterprising Women : Ethnicity, Economy and Gender Relations, Routledge, Londres.
Westwood, S., 1988, « Workers and wives : continuities and discontinuities in the lives of Gujarati women », in S. Westwood et P. Bhachu, Enterprising Women : Ethnicity, Economy and Gender Relations, Routledge, Londres.
Westwood, S., 1995, « Gendering diaspora : space, politics and South Asian masculinities in Britain », in V. Van der Veer (ed.), Nation and Migration : The Politics of Space in the South Asian Diaspora, University of Pennsylvania Press, Pennsylvanie.
10.9783/9781512807837 :Wright, C., 1995, « Gender awareness in immigration theory : synthesising actor and structure in Southern Africa », in Development and Change, volume 26, n° 4, octobre 1995.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations
Ce livre est cité par
- Destremau, Blandine. (2011) Women and Civil Society: Capacity Building in Yemen. DOI: 10.4000/books.cefas.1675
- Beaulieu, Elsa. Rousseau, Stéphanie. (2011) Évolution historique de la pensée féministe sur le développement de 1970 à 2011. Recherches féministes, 24. DOI: 10.7202/1007749ar
- Mick, Carola. Yurén, Teresa. De La Cruz, Miriam. (2013) Subjectivation de migrantes en conditions vulnérables au Mexique et au Pérou. Autrepart, N° 66. DOI: 10.3917/autr.066.0099
- Arab, Chadia. (2010) Emergence de circulations migratoires féminines des Marocaines vers de nouvelles destinations – l'Espagne et les Emirats Arabes Unis. NAQD, N° 28. DOI: 10.3917/naqd.028.0179
- Motta Ramirez, Oscar. (2019) L’immigration au féminin : un nouveau regard au travers du web social. Revue française des sciences de l’information et de la communication. DOI: 10.4000/rfsic.6730
- Cortes, Geneviève. (2016) Femmes et migrations : celles qui restent. EchoGéo. DOI: 10.4000/echogeo.14742
- Cortes, Geneviève. (2016) Women And Migrations: Those Who Stay. EchoGéo. DOI: 10.4000/echogeo.14892
Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3