Insertion des femmes roumaines sur le marché du travail à Rome
p. 171-177
Note de l’éditeur
Référence : Vlase, Ionela. “Insertion des femmes roumaines sur le marché du travail à Rome”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 171-177, DOI : 10.4000/books.iheid.5734. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Présentation
1[…] Cette étude porte sur quelques aspects liés à la migration et à l’insertion économique des femmes roumaines sur le marché du travail à Rome. Les réflexions qui vont être présentées sont le résultat d’une recherche qualitative menée entre 2000 et 2003 tant dans le village roumain de Vulturu1 qu’à Rome, la région vers laquelle se dirigent la plupart des migrants originaires de ce village, hommes et femmes confondus. Pendant la période mentionnée, j’ai interviewé 26 personnes : 11 femmes et 15 hommes. […]
2L’étude porte notamment sur les stratégies mises en place par les femmes migrantes de ce village. Ces stratégies touchent deux dimensions de leur vie :
la dimension personnelle : la femme gagne plus d’autorité, d’indépendance et de crédit2 à l’intérieur du groupe domestique et à l’intérieur de la communauté d’origine ;
la dimension collective : les femmes migrantes contribuent aux changements socioculturels, à l’évolution du système de pensée villageois, à la transformation du modèle de consommation, à l’accroissement du niveau de vie, etc.
Migration : un processus genré
3[…]
4La migration des femmes du village succède à une migration masculine dirigée presque exclusivement vers Rome et qui a commencé au début des années 1990. Les femmes sont très peu nombreuses à migrer jusqu’en 2000. La migration des femmes du village devient numériquement visible à partir du 1 er janvier 2002, une fois l’obligation de visa supprimée pour les Roumains circulant dans le cadre de l’espace Schengen. [Auparavant], les réseaux migratoires […] entre le village de Vulturu et Rome s’étaient développés à partir des liens de parenté, d’amitié ou de voisinage. Les femmes étaient, pendant toute cette période, des carrefours de relations entre les deux pôles de la circulation migratoire. Elles ont ainsi contribué au renforcement des contacts sociaux, et ont ensuite utilisé ce capital social comme une ressource dans leur propre projet migratoire. L’arrivée, le logement, la recherche d’emploi des femmes à Rome ont été alors facilités par l’existence de ces réseaux migratoires qui leur ont offert les moyens et l’assistance nécessaires.
5[…] Les motivations des femmes et des hommes dans leur décision de migrer ne se recoupent pas parfaitement. Les hommes sont motivés principalement par des raisons financières, tandis que, pour les femmes, j’ai identifié un ensemble de raisons économiques, sociales et culturelles : éducation des enfants, indépendance financière, modération du contrôle des beaux-parents, renouvellement des traditions, épanouissement personnel.
6[…] Les hommes semblent plus attachés à leur village d’origine. Ils déclarent plus souvent dans les entretiens qu’ils veulent rentrer au village après avoir obtenu la somme d’argent nécessaire à la réalisation de leurs projets, tandis que les femmes sont plutôt orientées vers la ville d’accueil, Rome. Cependant, les choses ne se passent pas toujours de cette façon, c’est-à-dire que les hommes, après plusieurs retours provisoires au village, prennent à nouveau la décision de migrer car ils découvrent à chaque fois que leur épargne ne leur suffira pas pour le reste de leur vie. La plupart de ces migrants se sont engagés dans la construction de grandes maisons à côté des vieilles maisons héritées des parents, ils doivent repartir travailler en Italie pour rendre ces nouvelles maisons habitables.
7[…]
Les facteurs qui ont favorisé la migration des femmes de Vulturu à Rome
8D’après plusieurs auteurs3, la décision des femmes de migrer est déterminée à la fois par les ressources et les conditions structurelles du groupe domestique et par les opportunités des femmes de s’insérer sur un marché du travail qui est structurellement genré.
9Dans notre étude de cas, nous relevons des facteurs favorisant la migration, tant au niveau macro qu’au niveau micro. Au niveau macro, ce sont :
la libéralisation de la circulation depuis le 1 er janvier 2002. Ce fait a abouti à la réduction des coûts de la migration et à la féminisation des flux migratoires car les femmes n’ont plus besoin d’une invitation des parents ou du mari déjà partis à Rome, ni de la somme d’argent nécessaire à l’achat d’un visa. Les femmes deviennent donc plus libres de prendre la décision de migrer, même si cette décision conduit à des divorces ou des rejets de la part de leurs familles d’origine ;
la demande de main-d’œuvre féminine de la part de l’Etat ou des familles italiennes, pour des tâches comme l’aide aux personnes âgées et handicapées, et surtout la demande de colf (abréviation utilisée pour les collaboratrice familiare). En outre, la proximité culturelle et linguistique constitue un atout non négligeable pour l’entrée des femmes roumaines dans le secteur du travail domestique en Italie.
10Au niveau micro – celui des facteurs agissant sur le plan local dans le sens du changement du regard des villageois sur la migration féminine –, on assiste à une modification du stéréotype de la femme qui migrait pour se prostituer ou pour échapper au contrôle rigide des parents ou du mari. Ce changement s’est produit au fur et à mesure que les premières femmes migrantes ont montré leur réussite migratoire en envoyant de l’argent au village après avoir rapidement trouvé un travail rémunéré. Au cours des trois dernières années, les femmes de Vulturu ont ainsi réussi à déconstruire l’image de la femme incapable de prendre le risque d’une migration, souvent irrégulière, et de trouver un emploi « honnête » en Italie. De cette façon, elles se sont légitimées devant la communauté villageoise en tant qu’actrices migrantes, ayant leurs projets et leurs savoirs et savoir-faire migratoires.
11La migration des femmes est donc un processus lié à ces facteurs macro et micro qui favorisent la mobilité féminine à des fins économiques. On peut d’ailleurs parler d’une féminisation4 de la migration des villageois roumains de Vulturu à la recherche d’un travail à Rome, dans le sens où le nombre des femmes originaires de ce village qui partent à Rome, souvent illégalement, pour rechercher un emploi rémunéré, a visiblement augmenté ces quatre dernières années. […]
Du modèle de la femme au foyer au modèle de la femme actrice économique
12Le rôle économique de la femme est une réalité relativement récente au niveau du village roumain, car dans le passé les femmes s’occupaient généralement des tâches domestiques, non rémunérées. Ce changement dans les rôles des femmes est censé engendrer un déplacement et ensuite un repositionnement de la femme dans les relations familiales, voire dans la communauté entière. Ce changement de position ne va pas de soi. Bien au contraire, il suppose des négociations entre les membres du groupe domestique, négociations allant parfois jusqu’aux disputes et/ou séparations. Ces négociations sont d’autant plus difficiles que la structure du groupe domestique villageois est complexe. Le groupe domestique rural se compose de plusieurs personnes de différentes générations5. Dans ce groupe, la femme se situe au carrefour de deux axes d’autorité : celui de son mari (horizontal) et celui de ses beaux-parents (vertical). Les tensions naissent facilement dans une telle organisation. […]
13La migration récente des femmes du village a créé les conditions de la remise en cause d’une organisation sociale qui a longtemps attribué des statuts et des rôles inappropriés et inégaux à ses membres. Le travail au sein des familles italiennes6 a conduit les femmes roumaines à s’interroger sur le modèle familial de la communauté dont elles sont issues. La confrontation des deux modèles familiaux différents, reposant sur des relations de genre différentes, a donné aux femmes roumaines l’occasion de penser à leur propre position. Mais cette interrogation n’est que la première étape du processus de redéfinition du rapport de genre, à savoir l’étape de la prise de conscience d’un certain ordre des choses.
14[…] Ainsi, […], on assiste de plus en plus à des cas de séparation soit des deux cellules familiales (parents/jeunes), soit des jeunes mariés. Ce dernier cas survient lorsque le mari n’a plus les mêmes projets migratoires. Très souvent l’homme préfère rentrer chez ses parents, en tant qu’héritier de la maison, tandis que la femme reste en Italie et essaie de redéfinir les projets pour lesquels elle avait migré. Une des raisons de ces séparations est peut-être à chercher dans le fait que l’ancienne organisation sociale du groupe domestique ne répond plus aux besoins des villageois dans les conditions socio-économiques contemporaines.
15En partant travailler en Italie pour gagner sa vie et pour faire vivre sa famille en Roumanie, la femme assume un nouveau rôle qui constitue un moyen de développement à double titre : individuel et collectif. Qu’elle travaille comme infirmière ou comme collaboratrice familiare, la femme roumaine mobilise toutes ses énergies physiques, tous ses savoirs et savoir-faire dans le but d’améliorer son niveau de vie. Elle contribue ainsi au développement de la communauté d’origine tout en travaillant pour elle-même, car la plupart de ses investissements sont orientés vers l’entretien des familles restées au village, vers l’équipement des ménages en appareils modernes, vers l’éducation des enfants. Son apport au développement de la communauté d’origine n’est pas d’ordre économique seulement, mais également culturel et social. La femme amène avec elle dans le village ses idées novatrices qui contribuent au renouvellement des traditions. Elle transmet aux jeunes générations ces idées en tant qu’actrice principale de la socialisation.
16[…]
Quel type de rationalité économique pour ces actrices migrantes ?
17Jusqu’à ces changements récents, la plupart des femmes de Vulturu n’exerçaient pas une activité salariée ; le rapport à l’argent est donc un aspect nouveau et intéressant à souligner dans le cas qui nous occupe. Le simple schéma de l’acteur rationnel, qui suit toujours les avantages économiques de ses investissements financiers, n’est pas suffisant pour expliquer le comportement économique des femmes. On ne peut en effet pas comprendre pourquoi une grande partie de leur épargne est consacrée à l’acquisition d’objets jugés inutiles à première vue (par exemple une machine à laver automatique alors qu’il n’y a pas de raccord au réseau d’eau, ou une grande maison qui n’est jamais habitée).
18Pour trouver une cohérence à ces investissements (qui dépasse le calcul purement économique), il faut tenir compte également des avantages symboliques et sociaux d’un tel comportement. La dépense doit avoir une très grande visibilité au niveau du village, et fonctionne comme une sorte de carte de crédit pour la femme. Par leurs achats, les femmes montrent aux villageois leur pouvoir économique, pouvoir dont elles ont été longtemps privées. En procédant de cette façon, la femme gagne du crédit dans la communauté d’origine, c’est-à-dire qu’elle apparaît comme une actrice qui peut se permettre de négocier, de prêter ou d’emprunter de l’argent dans la communauté, sans le gage de son père ou de son mari, qui jusqu’ici était garant pour toute opération financière formelle ou informelle. A la limite, ce comportement économique est une manière de se légitimer en tant qu’actrices à part entière devant les gens du village.
19Grâce à la possibilité de trouver un emploi à Rome, les femmes migrantes originaires de ce village deviennent plus indépendantes et gagnent plus d’autorité et de crédit dans la communauté d’origine. On peut donc parler d’un empowerment des femmes, défini comme le pouvoir gagné à travers le processus migratoire de négocier et redéfinir leur statut dans la famille et dans la communauté entière.
20[…]
Extraits de la présentation au colloque de l’iuéd « Femmes en mouvement – Genre, migration et nouvelle division internationale du travail », Genève, janvier 2004. Cet article est publié dans son intégralité dans Femmes en mouvement – Genre, migration et nouvelle division internationale du travail, collection Yvonne Preiswerk, textes réunis par Fenneke Reysoo et Christine Verschuur, UNESCO/DDC/iuéd : Genève, 2004.
Notes de bas de page
1 Le village dont il est question se situe au sud-est de la Roumanie, dans le district de Vrancea, région qui se trouve elle-même à la confluence de deux anciennes provinces historiques roumaines : la Moldavie et la Valachie, les deux gravement touchées par les réformes économiques et agraires postcommunistes. La population rurale, qui a migré dans un premier temps vers les villes industrialisées du pays, rentre dans les villages d’origine une fois la restructuration des entreprises commencée, pour se diriger ensuite vers d’autres pays plus développés. C’est ainsi que prend essor la migration des habitants de Vulturu vers Rome.
2 La notion renvoie à l’interprétation donnée par P. Bourdieu : « C’est-à-dire une espèce d’avance, d’escompte, de créance, que la croyance du groupe peut seule accorder à ceux qui lui donnent le plus de garanties matérielles et symboliques » (Pierre Bourdieu, 1980, Le sens pratique, Minuit, Paris, p. 203).
3 Sylvia Chant, Sarah A. Radcliffe, 1992, « Migration and development : the importance of gender », in Sylvia Chant (ed.), Gender and migration in developing countries, Belhaven Press, Londres ; New York, pp. 1-29.
4 Il n’y a pas de consensus sur l’acception du terme « féminisation ». La plupart du temps ce terme est utilisé pour décrire une situation où le nombre des femmes migrantes a rapidement crû à l’échelle mondiale. Dans d’autres cas, il s’agit de prendre en compte seulement les contingents des femmes qui ont migré pour travailler, et non la totalité formée également par les femmes réfugiées et celles qui sont entrées par le biais des regroupements familiaux (les dépendantes). D’autres points de vue concernent seulement les femmes qui migrent régulièrement des pays en voie de développement vers les pays développés pour trouver un emploi. (Pour de plus amples commentaires sur cette question : Annie Phizacklea, 2003, « Gendered actors in migration », in Jacqueline Andall (ed.), Gender and ethnicity in contemporary Europe, Berg, Oxford ; New York, pp. 3-37.)
5 La structure typique du groupe domestique villageois roumain comprend les parents, le dernier fils et la famille de ce fils. Tous ces membres partagent le même budget et les produits de la terre, le dernier fils héritant aussi de la maison des parents. (Vintila Mihailescu, Viorica Nicolau, 1995, « Du village à la ville et retour. La maisnie mixte diffuse en Roumanie », Bulletin of the Ethnographical Institute, vol. XLIV, Beograd, pp. 77-84.) Les anthropologues roumains H. Stahl, P. Stahl et V. Mihailescu ont appelé cette organisation domestique maisnie, un type spécifique de « maisonnée ». Pendant la période communiste, cette structure se voit scindée à cause de la migration interne des villageois vers les villes industrialisées, mais elle continue à exister comme unité fonctionnelle malgré la séparation de ces deux cellules familiales (les parents restent au village tandis que la jeune famille migre vers la ville). Ces deux parties de la maisnie se réunissent après la chute du communisme, mais, suite à la migration récente des femmes, on assiste aujourd’hui, à nouveau, à la réorganisation du groupe domestique villageois.
6 Les femmes roumaines travaillant comme « domestiques » s’inscrivent dans une catégorie professionnelle qui a un statut clairement défini en Italie, à savoir les colf ou collaboratrice familiare. L’existence de cette catégorie professionnelle remonte à l’établissement en 1946 d’une organisation, ACLI-COLF, qui avait comme but l’organisation des travailleurs domestiques sous l’influence des valeurs catholiques. ACLI signifie Association des travailleurs domestiques chrétiens italiens, initialement établie en 1944 pour défendre les droits de cette catégorie professionnelle des nationaux car, à cette époque, les étrangers n’étaient pas encore présents dans ce secteur. Parmi les résultats obtenus par cette organisation, les plus importants sont la reconnaissance des collaborateurs domestiques comme travailleurs, le droit au treizième salaire en 1953 et, en 1958, l’introduction d’un acte définissant au niveau national les conditions de travail des collaborateurs familiaux.
Auteur
Etudiante à l’Université de Neuchâtel.
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