Précédent Suivant

Les abus contre les travailleuses domestiques sri lankaises au Liban

Traduit par Emmanuelle Chauvet (trad.)

p. 163-169

Note de l’éditeur

Référence : Abu-Habib, Lina. “Les abus contre les travailleuses domestiques sri lankaises au Liban”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 163-169, DOI : 10.4000/books.iheid.5732. Acheter le .pdf chapitre éditeur.


Texte intégral

Du Sri Lanka à Beyrouth

1En 1990, le début de la Guerre du Golfe a entraîné le rapatriement de dizaines de milliers de travailleurs immigrés. C’est seulement alors que l’Occident a pris conscience de la tragédie des travailleuses domestiques asiatiques au Koweït et dans d’autres pays de la région. Pendant quelques jours, les médias ont parlé en première page d’esclavage, de prostitution forcée et de traitements inhumains. Aujourd’hui, quelques années plus tard, grâce au récit de certaines expériences individuelles, l’opinion publique mondiale a pris conscience de certaines réalités : l’exécution d’une employée domestique philippine à Singapour ; aux Emirats arabes unis la flagellation publique d’une autre Philippine qui, en situation de légitime défense, avait tué son employeur qui essayait de la violer. Ces événements ont rappelé au monde l’existence de milliers de femmes échouées loin de chez elles sans aide légale ou sociale. Mais ces histoires terrifiantes ne sont pas propres à un pays d’accueil en particulier ou aux seules femmes du Sud dans les pays du Nord. Cet article part de ma propre expérience, des observations que j’ai faites et des contacts directs que j’ai eus avec des travailleuses sri lankaises au Liban. Selon les statistiques du Ministère du travail, les migrants sri lankais, dont la majorité sont des employées domestiques, représentent plus de la moitié de la main-d’œuvre migrante légale au Liban. […]

L’expérience individuelle des employées domestiques des Emirats arabes unis
Dans une enquête sur les employées domestiques immigrées aux Emirats arabes unis (EAU), on a exploré à la fois les avantages et les inconvénients de ces emplois, de façon à avoir une vision plus juste de la situation des domestiques. Les personnes interrogées ont ainsi décrit les avantages de leur emploi : « La générosité est une valeur sociale forte aux Emirats arabes unis. Entre autres, les employeurs des EAU donnent des pourboires à leurs employés pendant les vacances et lorsqu’ils organisent un événement. Ils leur offrent aussi de l’or et leur donnent de l’argent à la fin de leur contrat pour leur permettre d’acheter des cadeaux et du matériel électronique pour leur famille restée au pays. Les employeurs des EAU prennent également en charge les frais d’envoi lorsque leurs employées domestiques étrangères envoient des articles qu’elles ont achetés, ou encore les frais de leurs excédents de bagages. Leur salaire permet à certaines employées domestiques d’acheter un terrain, une maison ou même plus. Une Indienne a pu acheter une maison en Inde et investir dans la location d’une plantation de riz pendant dix ans. Les employées domestiques étrangères ont la possibilité de voyager et de voir le monde car les citoyens des EAU partent en voyage chaque été. De nombreuses employées domestiques ont mentionné ces voyages comme l’un des avantages auquel elles ont eu accès en émigrant vers les EAU. Les employées domestiques immigrées aux EAU viennent d’obtenir un nouvel avantage, du fait du développement des migrations depuis l’Indonésie : la possibilité de partir en pèlerinage à La Mecque. C’est souvent le rêve d’une vie pour une employée domestique immigrée musulmane. […]
Un salaire équivalent à trois ou quatre fois celui qu’elles recevraient dans leur pays, le logement gratuit, la nourriture et des avantages supplémentaires rendent l’immigration aux EAU très attirante pour de nombreuses employées domestiques étrangères, notamment pour celles qui vivent dans une pauvreté extrême dans leur pays. […]
Cet emploi ne comporte pas que des avantages. […] En fait certaines employées domestiques étrangères peuvent aussi, en émigrant vers les EAU, être victimes d’abus sexuels, de mauvais traitements, de coups, d’humiliations, etc. dans le cadre de leur emploi. »
Source : R. Sabban, 2002, United Arab Emirates : Migrant Women in the United Arab Emirates, the Case of Female Domestic Workers, Genève, BIT, GENPROM Series on Women and Migration, p. 26, in International Labour Organization, 2003, An Information Guide. Preventing Discrimination, Exploitation and Abuse of Women Migrant Workers, Genève, livret 4, p. 9. Copyright © 2003 International Labour Organization
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet

2Il est difficile de reconstituer l’histoire du flux migratoire de travailleurs venus du Sri Lanka ou d’autres pays d’Asie et d’Afrique vers le Liban car la documentation et les recherches sur le sujet sont rares. Cette pauvreté documentaire est la preuve de la méconnaissance des problématiques du travail importé et du peu de considération qu’on leur accorde. Mais à partir d’éléments empiriques et de récits personnels, on peut estimer que cet afflux a commencé à la fin des années 1970 (Brochman, 1993), lorsque avec la guerre civile au Liban les fonctions et contrôles étatiques se sont graduellement paralysés. La détérioration de l’économie et une crise sécuritaire ont incité les employé-e-s domestiques arabes (essentiellement syrien-ne-s et égyptien-ne-s) à quitter le Liban. Ils-elles ont ainsi créé un vide rapidement comblé par une main-d’œuvre migrante asiatique moins chère, venant notamment du Sri Lanka. Les Sri Lankaises, et, dans une moindre mesure, les Sri Lankais, furent les premiers à venir en masse par des voies illégales ou semi-légales dans lesquelles intervenaient en général des agences de placement au Liban et au Sri Lanka, des courtiers et des intermédiaires, certains étant des fonctionnaires du gouvernement (Achkar-Noccocho, 1997). Ces migrations furent tacitement encouragées par le gouvernement sri lankais ; pour ce pays comme pour la plupart des pays « sources », la main-d’œuvre émigrée joue un rôle économique important, entre autres parce qu’en envoyant des fonds elle permet de contrebalancer le paiement du service de la dette extérieure (Rodrigo et Jayatissa, 1989). En fait, les migrations créent à la fois « une dépendance pour le pays source et pour l’individu concerné » (Brochman, 1993 : 172).

3La nourriture, l’éducation, la santé et même la vie de nombreuses personnes restées au pays dépendent du travail difficile qu’assument ces migrantes (Chant, 1992). Les entretiens que j’ai moi-même eus avec des employées domestiques confirment cette idée. En grande majorité, elles sont mariées et ont laissé leurs enfants aux soins de leurs proches, de leurs belles-familles ou d’autres membres de la famille. Souvent, un vaste groupe de parents dépend des fonds qu’elles envoient chez elles.

Achat des servantes par correspondance

4Pour une famille libanaise, le processus de recrutement est relativement simple et efficace. Le futur employeur prend d’abord contact avec une agence de placement locale qui propose une sélection de photos de jeunes Sri Lankaises parmi lesquelles il peut faire son choix. L’employeur paie alors à l’agence un forfait qui peut atteindre la valeur de 200 £, pour couvrir les honoraires de l’agence, le prix du voyage, et un « dépôt ». Une fois le paiement effectué, l’agence de placement organise la venue de la Sri Lankaise au Liban, s’arrange pour lui obtenir un passeport au Sri Lanka et pour faciliter son entrée sur le territoire libanais (communication personnelle, 1998).

5Camaranatunga a identifié trois étapes sources de problèmes et de pressions pour les Sri Lankaises qui cherchent à travailler comme employées domestiques à l’étranger (Camaranatunga, 1990). La première étape se situe avant le départ du Sri Lanka, lorsque les femmes entrent dans un processus illégal en corrompant des agents publics et des fonctionnaires du gouvernement peu scrupuleux, empruntent de l’argent à des usuriers et falsifient les passeports et documents nécessaires au voyage. Certaines femmes en particulier ont besoin de faux documents – entre autres les mineures et celles qui veulent changer d’affiliation religieuse pour être plus « acceptables » pour certains employeurs (rapport interne d’Oxfam, 1997).

Les problèmes au Liban

6Le deuxième stade problématique se situe à l’arrivée dans le pays de destination. On peut imaginer la confusion et la panique de ces femmes, dont beaucoup n’avaient encore jamais quitté leur village, arrivant dans un pays étranger où personne ne parle leur langue et où elles ne trouvent aucun système d’aide sociale. A son arrivée au Liban, la domestique sri lankaise est remise à ses nouveaux employeurs qui sont chargés de lui faire établir les permis de résidence et de travail nécessaires (Achkar-Noccocho, 1997). Au cours de ses premiers mois de travail, la domestique peut être « renvoyée » à l’agence de placement si ses employeurs ne « l’apprécient » pas pour quelque raison que ce soit, ou si elle se trouve avoir un problème, de santé ou d’une autre nature. L’agence de placement s’assurera alors qu’elle est rapidement « remplacée ». On ne sait pas officiellement ce qui arrive aux femmes qui sont « renvoyées » aux agences de placement ; mais il est évident que ni l’agence ni l’employeur ne souhaitent perdre l’investissement qui a été nécessaire pour faire venir une domestique du Sri Lanka ; tout est donc fait pour s’assurer que la femme est employée, de quelque façon que ce soit (communications personnelles devant des activistes travaillant sur ces questions, 1998).

7Les contrats des employées domestiques sri lankaises immigrées sont en général établis pour une durée de trois ans, pour un salaire mensuel qui peut aller jusqu’à 100 $. Les domestiques n’ont droit à aucune prestation sociale, et elles ne sont pas protégées par les législations du travail locales. On a rapporté de nombreux cas où les employeurs ne versaient pas les salaires, soit temporairement, soit pour une durée indéterminée (ibid.). Les travailleuses sri lankaises émigrées au Liban se trouvent dans un environnement étranger où non seulement les aspects pratiques de la vie, comme la nourriture, leur sont inconnus, mais où on leur interdit aussi parfois toute pratique religieuse, qu’elles soient de religion chrétienne ou musulmane (communication personnelle avec des employées domestiques, 1997). Leur détresse reste relativement minime à côté des souffrances qu’endurent celles qui sont soumises à des abus physiques et psychologiques. De nombreuses employées domestiques témoignent de traitements cruels et inhumains, d’horaires de travail très longs, d’intimidations, et de la confiscation de leurs passeports et des documents nécessaires au voyage (ibid.).

Le « kafala » ou système de parrainage
Le « kafala » ou système de parrainage dans les Etats pétroliers est un système très particulier lié au travail des immigrés. Aux Emirats arabes unis, comme dans d’autres monarchies pétrolières, la loi stipule que chaque travailleur étranger doit avoir un parrain, ou kafil, ayant la citoyenneté de l’Etat. Ce système s’étend à l’entreprise et à toutes les activités économiques et marchandes, et est devenu, pour les citoyens de l’Etat, un moyen de gagner de l’argent facilement en parrainant des entreprises ou des travailleurs étrangers. Il encourage la population locale à s’abstenir de toute activité économiquement productive et a creusé le fossé de classe qui sépare les citoyens nationaux des expatriés. Il a aussi entraîné des antagonismes de type « citoyen contre étranger », « personnel de maison contre gardien », « travailleur contre homme politique ».
Dans le système du « kafala », les employées domestiques étrangères sont à la merci de leurs parrains. Légalement, une fois qu’elle entre dans la maison de son employeur-euse, une employée domestique étrangère est entièrement sous son contrôle car l’employeur-euse est souvent le parrain qui lui permet d’obtenir son visa. L’employeur-euse est entièrement responsable de ses employé-e-s domestiques. Il ou elle détient le passeport et les papiers officiels de l’employé-e jusqu’au jour de son départ. Au cours des trois ou quatre premiers mois du contrat, l’employé-e comme l’employeur-euse a le droit de contacter l’agence de recrutement en cas de problème, ou de chercher à changer de statut. Aux Emirats arabes unis, les lois régissant le statut des employé-e-s domestiques et les pratiques à leur égard les rendent esclaves de leurs employeur-euse-s pendant toute la durée de leur contrat.
Source : R. Sabban, 2002, United Arab Emirates : Migrant Women in the United Arab Emirates, the Case of Female Domestic Workers, Genève, BIT, GENPROM Series on Women and Migration, p. 35-36 in International Labour Organization, 2003, An Information Guide. Preventing Discrimination, Exploitation and Abuse of Women Migrant Workers, Genève, livret 4, p. 15 Copyright © 2003 International Labour
Organization Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet

8Si elle est soumise à des abus, une domestique sri lankaise n’a que très peu de recours possibles, hormis celui de s’enfuir sans passeport et sans les documents nécessaires au voyage. Elle risque de tomber aux mains d’un des très nombreux réseaux de prostitution ; si elle a plus de chance, elle peut devenir une travailleuse indépendante et louer ses services à la journée aux employeurs de son choix. Bien que légèrement plus lucrative, cette solution est risquée car les femmes qui ne sont pas en possession de leurs documents de voyage peuvent à tout moment être appréhendées par les forces de sécurité, et risquent fortement d’être expulsées du pays.

9De retour dans leur pays, les employées domestiques doivent affronter un troisième type de problème. Selon une évaluation faite par le bureau d’Oxfam à Colombo conjointement avec un certain nombre d’ONG travaillant avec des migrantes de retour chez elles (Oxfam, 1997), beaucoup de femmes sont stigmatisées lorsqu’elles rentrent dans leur communauté car on les soupçonne d’avoir mené une vie immorale à l’étranger. Selon des travailleuses restées en contact avec des amies rentrées dans leur pays, ces dernières se plaignent en général parce que leurs maris ont pris des maîtresses en leur absence, ou parce qu’elles connaissent des tensions et des conflits avec un époux au chômage. En résumé, les travailleuses sri lankaises ayant émigré au Proche-Orient ne recueillent que « peu d’avantages en termes de statut, d’autonomie, d’allégement des charges à assumer et de sécurité économique » (Brochmann, 1993 : 178).

Les alternatives à la migration de travail

10Les groupes de femmes dans d’autres pays sources, dont les Philippines, se sont beaucoup préoccupés de la prévention des traitements effroyables auxquels sont soumises des employées domestiques émigrées. Ces groupes ont fait pression sur leurs gouvernements pour qu’ils prennent des mesures d’interdiction de la migration, en particulier vers le Proche-Orient. […]

11Les gouvernements des pays sources et de destination doivent certes prendre des mesures sérieuses et immédiates pour protéger les travailleuses migrantes. Mais les ONG locales et internationales et les groupes et réseaux de femmes doivent également adopter des positions plus fermes sur ces questions. Les organisations travaillant à la promotion des droits des femmes doivent aussi rapidement que possible lancer des recherches de terrain sur la situation des travailleuses émigrées, au Liban et lorsqu’elles rentrent au Sri Lanka. […] Il faut aussi faire plus à l’échelle internationale pour dénoncer cette situation, et faire pression sur les gouvernements pour qu’ils signent et ratifient les conventions internationales pour la protection des travailleurs migrants.

12[…]

Source : Lina Abu-Habib, « The Use and Abuse of Female Domestic Workers from Sri Lanka in Lebanon », Gender and Development, vol. 6, n ° 1, mars 1998, pp. 52-56. Traduit et reproduit avec l’autorisation de Taylor & Francis Ltd., <http://www.tandf.co.uk/journals>.

Bibliographie

Achkar-Noccocho, T., 1997, « Who does the dishes and at what cost ? Paid and unpaid domestic work in Lebanon », article non publié présenté lors de la Conférence sur le Genre et la Citoyenneté, Beyrouth, mars 1997.

Brochman, G., 1993, Middle East Avenue : Female Migration from Sri Lanka to the Gulf, Westview Press.

Camaranatunga, L. K., 1990, « Coping with the unknown : Sri Lankan domestic aides » in : Kiribamune, S. et Samarasinghe, V., Women at the Crossroads : a Sri Lankan Perspective, International Centre for Ethnic Studies, Colombo.

Chant, S., 1992, Gender and Migration in Developing Countries, Belhaven Press.

Rodrigo, C., et Jayatissa, R. A., 1989, « Maximising benefits from Labour Migration : Sri Lanka », in : Amjad R. (ed.), To the Gulf and Back : Studies on the Economic Impact of Asian Labour Migration, ILO/ARTEP.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.