Capitalisme négrier. La marche des paysans vers le prolétariat
p. 67-70
Note de l’éditeur
Référence : Rey, Pierre-Philippe. “Capitalisme négrier. La marche des paysans vers le prolétariat”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 67-70, DOI : 10.4000/books.iheid.5705. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1[…]
2Il faut chercher ailleurs que dans la propriété foncière et le rapport à la terre les causes et de la soumission du précapitalisme et de l’exode rural qui en est un des aspects.
3Le problème demeure relativement simple pendant la phase coloniale : c’est le recrutement forcé qui fournit la masse des travailleurs et qui explique la vente « libre » de sa force de travail par la minorité qui échappe au recrutement forcé (Congolais s’engageant sur les chantiers forestiers pour échapper au recrutement forcé du chemin de fer Congo-Océan, Voltaïques migrant en Gold Coast pour ne pas être recrutés pour la Côte d’Ivoire, etc.) ; c’est l’agriculture forcée qui explique la mercantilisation du produit, qu’il s’agisse de productions vivrières ou de productions commerciales proprement dites. Mais il se complique dès lors que la contrainte directe disparaît – au moins dans la majorité des cas – et que, cependant, aussi bien l’exportation de force de travail que la mercantilisation du produit, signe de la soumission du mode de production rurale au capitalisme, se poursuivent, voire s’amplifient. En l’absence d’une explication visible comme une densité trop forte (qui n’est d’ailleurs souvent pas la bonne explication, comme le souligne A. Sauvy1 […]) ou une action directe des propriétaires fonciers (cas anglais), les « théoriciens » des migrations en Afrique se sont précipités vers les explications fonctionnalistes, type « propension migratoire forte », que dénonce à juste titre Samir Amin2. […] Comme le remarque Samir Amin, les stratégies de développement choisies déterminent le choix du migrant ; mais elles ne le prédéterminent pas totalement puisque, comme il le signale lui-même également, les Bassari du Sénégal oriental ou les Masaï de Tanzanie ne migrent pas, alors que leur pays d’origine a été totalement délaissé par le « développement » ; plus généralement, l’histoire des migrations de travail en Afrique de l’Ouest est vieille de soixante-dix années et les peuples sont entrés dans le processus migratoire à des dates très diverses échelonnées le long de cette période, aucune explication simpliste ne pouvant rendre compte de ces différences de résistance ; si l’on constate bien, comme le souligne Samir Amin3, une concomitance entre la mercantilisation et l’apparition des migrations, cela ne permet que de réaffirmer que la migration est un des effets de la soumission des modes de production précapitalistes au mode capitaliste, mais ne dit rien sur la façon dont cette soumission s’opère ou sur les raisons pour lesquelles elle ne s’opère pas ou s’opère ici beaucoup plus lentement que là. […] La véritable explication de ces différences, c’est dans les contradictions internes du mode de production précapitaliste et dans les possibilités plus ou moins grandes d’utilisation de ces contradictions par le capitalisme qu’il faut la chercher. […]
L’économie vivrière appartient à la sphère de circulation du capitalisme, dans la mesure où elle l’approvisionne en force de travail et en denrées, alors qu’elle demeure en dehors de la sphère de production capitaliste puisque le capital ne s’y investit pas et que les rapports de production y sont de type domestique et non capitaliste. […] C’est par les rapports organiques qu’il établit entre économies capitalistes et domestiques que l’impérialisme met en jeu les moyens de reproduction d’une force de travail bon marché au profit du capital ; procès de reproduction qui est, dans sa phase actuelle, la cause essentielle du sous-développement en même temps que de la prospérité du secteur capitaliste. [… On observe] l’organisation contradictoire des rapports économiques entre les deux secteurs, capitaliste et domestique, l’un préservant l’autre pour lui soustraire sa substance, et le détruisant ce faisant.
In : Meillassoux, 1975, Femmes, greniers et capitaux, Maspéro, Paris, p. 145
4Dans tous les types de soumission d’un mode de production précapitaliste au capitalisme, on assiste à une intensification de l’exploitation des producteurs directs, obtenue soit par l’action de la classe dominante traditionnelle elle-même (qui souhaite maintenir ses revenus, voire les accroître, malgré la distribution d’une partie du surproduit extorqué qu’elle est contrainte d’opérer en direction de la bourgeoisie), soit par l’intervention directe de la bourgeoisie, notamment à travers la contrainte coloniale, lorsque la classe dominante traditionnelle est trop faible pour l’imposer (dans ce cas l’intensification est alors extrêmement importante, car une classe dominante faible, comme la classe dominante lignagère, ne procède traditionnellement qu’à une extorsion minime, que l’intervention de la bourgeoisie peut amener à multiplier des dizaines de fois). Quand on passe, sous l’influence de la domination capitaliste, d’un mode de production précapitaliste « traditionnel » à un nouveau mode de production toujours non capitaliste, il y a forcément intensification de l’exploitation, puisque cette mutation résulte d’une initiative des classes dominantes (et se fait donc forcément à leur avantage) et non de l’action des classes exploitées.
5Face à cette intensification, les paysans organisent en général la résistance sous une forme plus ou moins larvée, et parmi les moyens de résistance passive apparaît notamment la fuite : au début de la période coloniale, cette fuite a eu lieu, partout où c’est possible, en direction de territoires non encore contrôlés par les colonisateurs, voire de zones vierges ; au fur et à mesure que la colonisation s’implante, cette solution devient de plus en plus difficile et s’y substitue la fuite vers le capitalisme lui-même . La migration de travail, la vente de la force de travail pour échapper à l’exploitation encore plus intense que l’on subirait en restant paysan (que cette exploitation soit directe et visible comme dans le cas du travail pour un chef ou un marabout ou qu’elle soit indirecte et obscure comme dans le cas de la dot, dont le montant est plus difficile à accumuler en vendant les produits agricoles au village qu’en partant comme salarié en ville, sur les plantations ou en Europe), apparaît ainsi comme un substitut à la lutte des classes interne au mode de production non capitaliste dès lors que la domination du capitalisme sur ce mode de production est assez solidement établie ; en tant que substitut à cette lutte des classes, elle l’empêche de se développer (et c’est pourquoi il n’y a pas de grandes luttes paysannes chez les peuples qui migrent massivement lorsque leur mode de production traditionnel est soumis par le capitalisme comme les Irlandais au XIXe siècle), mais en même temps elle ne lui est pas complètement étrangère : la migration et le retour de migration s’accompagnent en général d’accroissement d’indépendance des jeunes par rapport aux chefs de lignage et aux chefs politiques (dont l’un des effets, récupéré par le capitalisme, peut être le versement direct de la dot par le jeune homme) et même de manifestations plus positives : organisation de la coopération dans la production sur une base égalitaire indépendante des rapports lignagers et des formes de coopération à l’initiative et au profit exclusif des chefs lignagers et des chefs politiques, unification des jeunes hommes et des femmes pour court-circuiter la division sexuelle et la division par âge du travail sur laquelle s’appuie la domination économique des chefs de lignage, remise en question du type de circulation traditionnel des femmes par l’utilisation, rendue possible par la migration, de façon systématique de formes traditionnelles déviantes et marginales d’acquisition des femmes…
La production/reproduction de la force de travail, assurée au sein de la famille dans le cadre de rapports de production de type domestique, en majeure partie par le travail des femmes, permet à l’économie capitaliste de se libérer du coût de leur production/reproduction et entretien.
In : Meillassoux, 1975, Femmes, greniers et capitaux, Maspéro, Paris
6Les rapports sociaux nouveaux qui se mettent en place dans de tels cas, tant au niveau de la production que de l’ensemble de la vie, dans la mesure où ils sont le résultat de la lutte, où ils traduisent les aspirations des producteurs directs les plus exploités, sont riches d’enseignement, y compris pour la construction à venir d’une société égalitaire allant vers le communisme ; en bouleversant la base d’appui du capitalisme dans les campagnes, ils contrecarrent également à court terme sa domination ; cependant, tant qu’ils restent associés à la migration et donc à la régression globale qu’elle implique pour les campagnes et au renforcement du capitalisme au point d’arrivée des migrants, ainsi qu’à la restriction des capacités de lutte des paysans par suite de la fuite des éléments les plus combatifs, ces éléments positifs restent sans conséquence : globalement, la migration reste bien la récompense que le capitalisme reçoit par surcroît pour ses méfaits dans les campagnes.
Source : Pierre-Philippe Rey et al., Capitalisme négrier, Maspéro, Paris, 1975, pp. 51-54 et 66-67
Notes de bas de page
Auteur
Professeur d’anthropologie, IEDES, Paris.
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