Emigration des femmes : suivre, fuir ou lutter
p. 55-65
Note de l’éditeur
Référence : Morokvasic, Mirjana. “Emigration des femmes : suivre, fuir ou lutter”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 55-65, DOI : 10.4000/books.iheid.5703. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
Causes structurelles et causes individuelles ?
1Les femmes participent aux migrations parfois plus que les hommes, parfois moins. Ravenstein (1885 et 1889) et Lee (1966) ont même posé comme loi que les femmes étaient plus migratrices que les hommes en soulignant toutefois que ce comportement était limité aux déplacements de petites distances. Cette spécificité sexuelle qui marque les mouvements migratoires partout dans le monde est souvent statistiquement constatée (Jackson, 1969 ; Jansen, 1969 ; Petersen, 1973 ; Kennedy, 1973 ; etc.), mais elle n’est que rarement expliquée (Arizpe, 1980 ; Young, 1982 ; White, 1982).
2En Europe, malgré la présence active des femmes dans divers flux migratoires, les femmes immigrées sont, jusqu’aux années 1970, restées sociologiquement invisibles dans les travaux sur les migrations, et la plupart des travaux qui les ont prises pour objet d’étude ont gardé une approche psychoculturaliste et réductrice (cf. Morokvasic, 1983). Dans ce contexte, les causes d’émigration féminine n’apparaissent pas dignes de mention et on se contente de dire que les femmes « suivent leurs maris » (Les femmes immigrées parlent, 1977 ; Andezian et Streiff, 1981). Cependant, là où la question est soulevée, les causes attribuées aux femmes portent l’empreinte de la stéréotypie concernant les femmes. Ainsi, l’émigration des femmes relèverait plutôt de l’ordre individuel, privé, familial (par opposition aux causes de l’émigration masculine qui sont, elles, de l’ordre public, extérieur, économique). Il s’agit là de la fausse dichotomie privé-public, individu-société, et si des causes spécifiques aux femmes existent, elles ne peuvent pas être définies comme individuelles uniquement. Dans le cadre de l’approche psychoculturaliste où l’accent est mis sur les individus (et non sur le processus de migration), la mobilité des femmes – protagonistes à part entière du processus – est expliquée (quand elle est expliquée) par des désirs et projets personnels ou comme conséquence des désirs et décisions des autres. Or, ni correcte ni fausse, cette démarche n’est appropriée que dans le cas des pionniers, des primo-migrant-e-s ou des émigré-e-s pris-e-s un-e-s par un-e-s pour comprendre la trajectoire de chacun-e à part. Mais sa valeur explicative est très réduite quand il s’agit de l’ensemble du processus migratoire, déplaçant des millions de personnes dont une grande partie des femmes.
Les raisons de migrer…
Le fonctionnalisme est aujourd’hui passé de mode en Occident ; mais, comme toujours, l’Afrique offre un terrain plus facile aux chercheurs attardés. Une comparaison s’impose ici, qui montre l’écart des comportements scientifiques. Qui oserait « expliquer » les migrations de l’Europe vers l’Amérique du Nord au XIXe siècle, en se contentant d’invoquer les motivations des migrants (l’écart des revenus potentiels), sans signaler que les migrants sont des paysans chassés de leurs terres par le développement impétueux du capitalisme, s’emparant d’abord de l’Angleterre dès le XVIIe et XVIIIe siècle (avec les enclosure acts), puis au XIXe siècle de l’Europe centrale et orientale, sans remarquer que la révolution agraire française, en créant une petite paysannerie, a limité l’exode rural dans ce pays (et par là même entravé le développement du capitalisme français) ? Qui oserait expliquer ces migrations par la propension migratoire forte des Irlandais, des Allemands, des Polonais et des Italiens, la propension faible des Français !
Samir Amin
In : Les migrations contemporaines en Afrique de l’Ouest, International African Institute, Oxford University Press, 1974, pp. 32-33, cité dans : Emile Le Bris, Pierre-Philippe Rey et Michel Samuel, 1975, Capitalisme négrier, Maspéro, p. 41
3Il n’empêche que ce type d’interprétation a servi de base à des typologies et à des catégorisations diverses (Taylor, 1969 ; Leonetti et Levi, 1979). Que les femmes dans cette approche apparaissent comme prenant elles-mêmes la décision (Smith, 1980 : 79) ou comme celles qui suivent leurs maris, le processus migratoire est vu comme un arrangement entre individus qui sont tous des acteurs sociaux dotés de pouvoirs identiques et qui sont capables d’agir comme une sorte d’« homo economicus » : « … en pondérant les coûts et les avantages pour décider sur le plan de l’action » (Du Toit, 1975 : 55). De telle façon, les éléments subjectifs de la migration ont non seulement la précédence sur des facteurs structurels, mais aussi une autonomie considérable par rapport à eux. Et, pour certains auteurs, ils relèvent du « ressort des femmes ». « … Les considérations objectives du mari sont contrebalancées par l’attitude subjective de la femme, à propos de la décision de partir » (Kubat, D. et Hoffmann-Nowotny, H.J., 1981 : 345).
4Bien que l’émigration soit un acte individualisé, elle ne peut pas être expliquée par des motivations individuelles uniquement, comme beaucoup d’études se sont attachées à le faire. Des contraintes sociales face à la prise des décisions ne doivent pas être ignorées. Des éléments subjectifs du processus migratoire, qu’ils concernent hommes ou femmes, doivent être appréhendés dans le cadre des forces sociales et des conditions structurelles à la fois dans la zone d’émigration et la zone d’immigration, et non traités comme des éléments à part et au même niveau. Ainsi, Allen souligne que « chaque individu a ses propres raisons pour émigrer ou rester chez lui ; cependant, interpréter le processus migratoire comme quelque chose de personnel et individuel signifierait que l’on traite l’individu en tant qu’entité autonome et indépendante de la société » (1971 : 29).
5Certaines études ont une autre approche et expliquent l’émigration des femmes par le fonctionnement de l’économie capitaliste, par sa stratégie de baisser le coût de la main-d’œuvre et d’augmenter le profit et par son influence sur les sociétés non capitalistes et précapitalistes où une certaine surpopulation est créée qui, libérée de l’économie locale, est disponible pour être recrutée dans les rangs de la main-d’œuvre bon marché pour les besoins du capitalisme.
6Pour Arizpe (1979), les modèles de la migration des hommes et des femmes sont très différents et doivent être expliqués par rapport à leur contexte social immédiat, c’est-à-dire la communauté et le ménage. L’offre de travail dans certains endroits de destination détermine largement la sélectivité selon le sexe. Des villes en Amérique latine et dans de nombreux pays en Asie ont attiré la main-d’œuvre féminine dans les emplois de domestiques, et, dans ces cas, les femmes avaient tendance à émigrer plus que les hommes. Avec la transformation de l’économie paysanne dans l’économie capitaliste de marché et avec l’incorporation des communautés domestiques dans le système capitaliste, l’émigration des femmes d’un certain groupe d’âge donné peut devenir la stratégie de survie pour la famille paysanne qui s’attend à ce que les femmes transfèrent leur épargne pour des dépenses agricoles et pour la consommation toujours croissante. Le taux élevé de l’émigration là où le chef de ménage est une femme s’explique par l’accès inégal des femmes aux ressources dans l’économie rurale en changement1.
7Des modèles de l’émigration différenciés selon le sexe sont également au centre de la recherche qu’a effectuée K. Young dans une partie du Mexique. L’auteur analyse des conditions structurelles qui rendent possible l’exode des jeunes filles des régions rurales en âge où « elles ont peu de notions sur elles-mêmes ou ignorent l’alternative à une vie de dépendance » (1981 : 27). Des raisons pour la composition particulière des flux migratoires sont analysées à la fois en termes de la division sexuelle du travail dans les régions rurales et en termes de l’offre du travail féminin dans les régions urbaines. Les changements survenus dans l’économie locale au cours des quarante dernières années ont conduit à la création de la surpopulation relative sur place. Cette situation a créé la tendance à garder les hommes jeunes à la maison – ils étaient utiles dans l’agriculture tandis que l’offre n’existait pas pour eux dans les centres urbains – et à envoyer les jeunes filles en ville. Des aspects les plus décisifs de l’émigration féminine apparaissent dans le récit de Maria, une bonne à tout faire espagnole à Paris (Arondo, 1975) ; des conditions qui mènent à la surpopulation relative des femmes dans la campagne, des contraintes économiques et culturelles qui limitent l’accès à l’emploi localement, une offre de travail spécifique dans la métropole et, dans ce contexte, la structure familiale patriarcale dans laquelle le père prend la décision pour sa fille. Hamer, également, donne des raisons similaires pour l’émigration des femmes des villages vers les villes en Afrique (1981).
8On dirait, d’après ces études, que les raisons à l’origine de l’émigration des femmes sont semblables à celles qui déterminent le départ des hommes. Dans le langage de tous les jours, on dit : « Ils sont partis pour des raisons économiques ». Cependant, bien que le contexte global dans lequel les migrations de travail ont lieu soit le même pour les femmes et pour les hommes, des dimensions spécifiques dans ce contexte – la division sexuelle du travail et l’absence ou la présence des restrictions spatiales pour les femmes dans la zone d’émigration, la restructuration de l’économie capitaliste et la division sexuelle du travail dans la zone d’immigration – auraient un impact différencié selon le sexe de l’individu. Des femmes des zones périphériques où la production locale a été déstructurée et des secteurs économiques dissous créant ainsi une relative surpopulation représentent le contingent de main-d’œuvre toute prête, bon marché, flexible, « autre » et, du moins au début de son séjour à l’étranger, pas trop exigeante. Ces femmes entrent sur le marché du travail où la ségrégation sexuelle existe déjà : dans les services domestiques, la prostitution et, au plus bas de l’échelle, des emplois typiquement féminins dans l’industrie moderne ou dans les secteurs industriels qui sont restés « labour intensive » dans le processus de restructuration de l’économie et qui ont dû se tourner vers la force de travail la moins chère pour survivre.
9Le profil des femmes qui émigrent dépendra, outre le type de l’offre dans la zone d’immigration, des conditions dans la zone d’émigration. […] Meillassoux souligne que […] en dépit de la position importante qu’elles occupent dans l’agriculture et le travail domestique, elles ne sont pas toujours admises au statut de productrices (1975 : 119). Abadan, également, observe que les femmes turques, bien que participant pleinement dans les activités productives, sont désavantagées par le droit de propriété, ne participent pas aux transactions de marché et ont peu de contrôle sur les revenus et les dépenses (1977 : 39). Par conséquent, on peut supposer que le fait de la participation massive des femmes dans les flux migratoires turcs est non seulement le résultat d’une demande spécifique de main-d’œuvre en Allemagne ou ailleurs ou de leur rôle « mineur » dans la production locale, mais pourrait être la réaction de femmes à leur position subordonnée dans les zones de l’émigration. Par cette position subordonnée, on entend la discrimination sexuelle, l’oppression et le travail physique dur et non rémunéré.
10Différentes études aboutissent à des résultats allant dans le sens de cette hypothèse : l’étude des femmes yougoslaves (Morokvasic, 1980, 1983) montre que des interprétations habituelles de l’émigration des femmes en termes de contraintes traditionnelles, de politiques migratoires et, surtout, de motivations « individuelles » sont insuffisantes et souvent inappropriées. Deux séries de facteurs pouvant avoir un impact sur l’émigration des femmes sont distinguées : d’une part ceux relevant de la sphère de production, d’autre part ceux relatifs à la sphère de la reproduction sociale dans les aires de l’émigration et de l’immigration. En ce qui concerne ce dernier ensemble de facteurs, on peut soutenir que les soi-disant motivations individuelles devraient être réexaminées dans le cadre d’un tel contexte. L’étude sur les Yougoslaves montre que ces motivations n’indiquent souvent pas autre chose que la volonté des femmes d’échapper à l’oppression sexiste dans leur aire d’origine. « Ce qui est normalement désigné comme « motivation individuelle ou raison personnelle pour émigrer » relève dans la plupart des cas de la nature oppressive et discriminatoire de la société à l’égard des femmes dans les zones d’émigration » (Morokvasic, 1980 : 56). Macek et Mayer (1972 : 49), dans leur description détaillée des raisons personnelles de l’émigration des Yougoslaves, trouvent que 32 % de femmes contre 8 % d’hommes donnent des raisons « familiales » ou des conflits familiaux comme cause de leur émigration. Ces conflits, comme il a été également souligné dans notre étude (Morokvasic, 1980), incluent le divorce, la violence physique et les pressions psychologiques à l’encontre de la femme. Ils ne sont qu’exceptionnellement mentionnés comme cause de départ des hommes.
Femmes mariées et femmes seules
11Cependant, il faut distinguer entre les femmes qui émigrent avec le mari ou pour le rejoindre (celles qui « suivent », comme on dit dans les textes consacrés à l’émigration) et celles qui émigrent seules, qu’elles soient célibataires, veuves, séparées, divorcées ou répudiées.
12Les femmes mariées soit restent dans les zones de l’émigration, soit partent avec leurs maris ; dans ce cas, les causes structurelles de leur émigration peuvent être semblables à celles qui ont déterminé le départ des hommes. Mais dans quelle mesure les femmes participeront-elles aux mouvements migratoires ? Cela dépendra de la présence ou de l’absence des restrictions à la mobilité spatiale des femmes. Compte tenu de leur statut plus ou moins dépendant dans le ménage, leur émigration serait plus ou moins forcée ou serait perçue par elles-mêmes comme telle. Par exemple, Allen pense que l’émigration des femmes asiatiques en Grande-Bretagne est une émigration forcée – en termes de structures de dépendance à la fois dans la famille ou dans la société. De même chez les Turcs, les femmes ont été envoyées par leurs familles comme « précurseurs » pour faciliter l’émigration des hommes plus tard (Boris, 1973). Par contre, la plupart des femmes yougoslaves sont parties comme émigrées économiques pour contribuer au projet commun du couple ou de la famille.
13Les femmes émigrant seules peuvent représenter la minorité ou la majorité dans la population féminine qui émigre. Ceci, outre les facteurs concernant le marché du travail dans les zones de l’émigration et de l’immigration, dépendra également de la mobilité spatiale des femmes en question : mais, en tout cas, c’est cette émigration-là qui met en évidence les spécificités de l’émigration féminine.
14Dans les sociétés où existe une forte ségrégation entre le monde féminin et masculin et/ou la mobilité des femmes est limitée, où les flux migratoires sont de structure masculine, les femmes restant au pays ou rejoignant les maris plus tard, on remarque cependant aussi la présence d’un tout petit nombre de femmes qui émigrent seules en dépit du fait que l’émigration des femmes seules n’est pas socialement acceptée. Ces femmes partiront des rangs des célibataires, des veuves, des divorcées ou des répudiées. Il s’agirait donc de la catégorie des femmes marginalisées par rapport à la norme sociale, c’est-à-dire par rapport à la femme socialement acceptable et acceptée dans un système où la femme ne peut pas subsister seule. Ces femmes-là, donc, pourraient participer à la mobilité spatiale généralement réservée aux hommes (et généralement, plus tard, à un petit nombre de femmes les accompagnant). Bujera (1980) montre que dans le contexte de migration rurale-urbaine au Kenya, où les hommes prédominent largement, un petit nombre de femmes qui ne peuvent pas subsister seules (répudiées, veuves) quittent les villages pour la ville. Pittin (1982) met en lumière le mouvement des femmes Hausa, seules, au Nigeria : la mobilité spatiale de ces femmes est très restreinte et seules les femmes qui sont d’une certaine façon marginales par rapport aux rôles féminins et masculins strictement définis peuvent émigrer ou sont forcées de le faire. En Europe, parmi les immigrés dans certains groupes nationaux, la présence féminine est très limitée et on a pris l’habitude de parler même de l’exclusivité masculine dans certains cas, les femmes n’apparaissant que dans le cadre du regroupement familial. Cependant, il faut noter que là aussi une catégorie des femmes émigre seule. Andezian et Streiff (1981), par exemple, tout en affirmant que « la majorité des femmes maghrébines en France viennent pour rejoindre leurs maris », admettent dans une note en bas de page que parmi les femmes marocaines, certaines viennent seules : « Dans presque tous les cas, il s’agit de femmes marginalisées dans leur société d’origine (divorcées, répudiées, célibataires) et issues de familles très pauvres ne pouvant assurer leur subsistance » (p. 91).
15Il existe, par ailleurs, une évidence statistique que les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans la catégorie des personnes séparées, divorcées ou veuves parmi les migrants dans de nombreux pays au monde (Labour supply and migration in Europe, 1979 : 125 ; Palmer, 1979 : 45). Il faut donc mettre ces données en relation avec le statut particulier des femmes seules dans les zones d’émigration : « Une femme peut plus difficilement qu’un homme survivre économiquement en maintenant le statut de femme seule (de veuve, de divorcée ou de séparée) sans quitter la région, ou elle peut plus difficilement qu’un homme modifier ce statut en se remariant à l’intérieur même de la communauté » (Morokvasic, 1980 : 55). Il faut souligner que pour des femmes participant à des flux masculins, une des rares possibilités de travail reste la prostitution. Ainsi, comme le souligne Pittin, n’arrivent-elles pas à échapper à la stigmatisation des sociétés de départ : les femmes qui partent ne sont rien d’autres que des « putes ».
16Dans les sociétés (ou groupes sociaux) où la mobilité spatiale des femmes n’est pas aussi restreinte, où la ségrégation sexuelle n’est pas aussi nette et où on n’attache pas autant d’importance à l’observation rigide de rôles masculins et féminins, l’émigration peut concerner un plus grand nombre de femmes émigrant seules. Elles peuvent espérer ne pas se voir attacher le stigmate de « pute » : les possibilités de travail dans les zones d’immigration seraient pour elles, du fait même de leur expérience dans le pays d’origine, plus diversifiées. Cependant, les causes à l’origine de leur émigration peuvent être toujours semblables : désir de quitter le statut de subordonné et d’éviter l’oppression sexiste (comme nous l’avons mentionné plus haut). Laissons parler quelques femmes de notre étude (Morokvasic, 1980) sur les conditions de leur départ :
Je viens de l’autre côté de Pozaverac, côté des Vlah, un village Vlah. Chez nous, les jeunes filles, on les marie tôt, que savent-elles alors ? Elles supportent, elles se taisent, elles meurent en silence. On les marie à l’âge de 15-16 ans, peut-être avant ; elles ne veulent pas, mais les vieux, ils les marient. Ça a été comme ça avec moi. J’avais 16 ans, ils nous ont fiancés, ce jeune homme et moi. Et moi, je disais à tout le monde que je n’en voulais pas. Rien à faire, ils m’ont accroché les doukati (l’argent autour du cou). Ils m’ont enfermée, les noces devaient être dans trois mois, alors que je disais toujours non… Je me suis enfuie et cachée chez ma sœur… Après, ils m’ont laissée tranquille. Peu après, je me suis quand même mariée avec un autre. Lui, il n’était pas mauvais, mais sa mère ! Elle a réussi à nous séparer : « Que veux-tu faire avec cette femme, elle n’est pas capable de mettre au monde un enfant ». Je l’ai quitté, je n’en pouvais plus, ça m’étouffait ; tu ne peux t’enfuir nulle part. Alors je suis partie à Paris.
17Après s’être violemment opposée au mariage arrangé, cette femme a vu qu’il était vain de se battre sur place, elle a choisi de partir.
18Tereza, une autre Yougoslave, à Berlin, raconte :
Quand j’ai été au septième mois de grossesse, mon « mari » m’a laissée : « Va, putain, débrouille-toi comme toutes les putains ! » Je n’avais pas de travail, il m’a donné 1000 dinars (l’équivalent d’un salaire journalier). C’était il y a 15 ans. Je suis restée sans parents, sans travail, sans homme, sans argent, avec cet enfant dans le ventre. Après, je suis allée de porte à porte, j’ai cherché du travail. Combien de fois m’a-t-on fermé la porte au nez. Je suis partie à l’étranger.
19Tereza a laissé sa fille en Yougoslavie chez sa sœur ; autrement elle n’aurait pas pu aller travailler en Allemagne. Ce n’est que dix ans après que sa fille est venue la rejoindre.
20Dana, également en Allemagne, est déjà plus âgée, elle a six enfants majeurs et le mari est en Yougoslavie.
Je ne suis pas allée à l’école, on était beaucoup d’enfants et mon père ne m’a pas laissée ; une fille, ce n’est pas la peine…
Je me suis mariée, j’ai eu six enfants. Mais comment les scolariser ? Je ne pouvais pas supporter qu’ils restent là à « travailler la pierre »2. J’ai voulu me battre pour eux, et quand on a annoncé la possibilité d’aller travailler en Allemagne, j’ai été parmi les premières à partir.
21Les enfants de Dana ont tous continué leur scolarité après l’école obligatoire. Elle s’est opposée au désir de son mari de marier leurs filles tôt et contre leur propre volonté. D’autres femmes évoquent la jalousie du mari, violences, divorce, conflits avec la belle-mère. Ces remarques sont souvent catégorisées tout simplement comme « conflits familiaux » ou « raisons familiales » de départ, raisons qui sont mentionnées beaucoup plus par les femmes que par les hommes comme cause de départ. White (1982), dans son étude de la migration rurale-urbaine au Salvador, parle également des « causes familiales » comme caractéristiques de l’émigration des femmes : 27 % de femmes et 7 % d’hommes mentionnent ce genre de causes de départ. Ces réponses ressemblent à celles des femmes yougoslaves que nous avons interviewées et indiquent le désir de vivre séparément, de quitter mari ou parents :
Mon mari m’a quittée. Il voulait me tuer ; je suis partie à Calavernas. Je me suis séparée du père de ma fille, mais il m’avait cherchée partout… Il buvait, me battait. On m’a conseillé de partir loin de lui, c’est ainsi que je me suis trouvée dans cette ville comme bonne à tout faire…
22Les théoriciens des migrations, comme Lee (1966) et Kennedy (1973) dans leurs analyses de l’émigration irlandaise au XIXe siècle ont déjà attiré l’attention sur le fait que les causes strictement économiques ne pouvaient pas expliquer l’émigration des femmes. Nous avons soutenu la thèse qu’on ne peut pas attribuer à des causes non économiques le caractère individuel, car l’oppression subie et la subordination des femmes dans les sociétés de départ n’ont rien d’individuel. Il est impossible, et probablement inutile, d’évaluer ou de mesurer l’importance relative des facteurs économiques par rapport au besoin d’échapper à la position subordonnée et à l’oppression, le patriarcat rural et le travail dur et non payé. Nous devons cependant souligner que ce besoin ne peut pas être interprété comme une motivation individuelle qui concerne chaque femme à part, mais comme une réponse à la condition de subordination commune à ces femmes dans différentes parties du monde.
23La dimension de ce type d’émigration directement influencée par l’oppression sexiste des sociétés de départ (et ne méritant parfois qu’une simple note en bas de page) reste à définir. Si on se penchait davantage sur la prostitution et le recrutement des prostituées dans les flux migratoires à prédominance masculine, on éclairerait davantage les pressions qui, en combinaison avec des pressions économiques, forcent les femmes à émigrer. Si ces femmes voient dans l’émigration la voie possible (ou la voie unique) pour les sortir de leur condition, alors celle-ci représente pour elles le substitut à la lutte de classe, par analogie à ce que suggère Rey (1976) dans le cas de l’émigration masculine rurale-urbaine en Afrique. En effet, comme il a été observé dans le cas des femmes yougoslaves (Morokvasic, 1980), l’émigration, tout en étant une fuite devant les conflits, un évitement de la confrontation, est en même temps une riposte active et positive des femmes qui refusent de se plier, d’acquiescer ; en somme, l’émigration est une lutte.
Source : « Emigration des femmes : suivre, fuir ou lutter », Nouvelles Questions Féministes, n ° 13, printemps 1986, pp. 65-75.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Compte tenu de ce dernier argument de l’auteur, on comprend mal pourquoi Arizpe s’attache à désigner comme « motivations individuelles » des causes d’émigration qui sont pourtant partagées par la plupart des femmes d’une certaine catégorie.
2 L’expression utilisée par la femme au lieu de « travailler la terre » : il existe très peu de terre arable en Dalmatie.
Auteur
Sociologue, Université de Paris X.
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