Entre rêves et droits, au-delà des frontières… Migrantes et nouvelle division internationale du travail et des soins
p. 13-18
Note de l’éditeur
Référence : Verschuur, Christine. “Entre rêves et droits, au-delà des frontières… Migrantes et nouvelle division internationale du travail et des soins”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Cahiers Genre et Développement, n°5, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2005, pp. 13-18, DOI : 10.4000/books.iheid.5697 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Avec la mondialisation néolibérale, les inégalités se creusent, l’enrichissement des uns et la paupérisation des autres s’accroissent. La baisse de revenus et les écarts grandissants de rémunération selon les régions et les pays contribuent à ce que toujours davantage de personnes cherchent ailleurs du travail et des revenus. Dans les campagnes, la crise agricole liée aux nouvelles règles du commerce international et aux politiques économiques et sociales entraîne une paupérisation des populations rurales et des migrations de la campagne à la ville ou à l’étranger. Le nouvel ordre économique néolibéral modifie la division internationale du travail, entraînant le déplacement d’unités industrielles d’un pays à l’autre, la fragmentation des processus de production, le développement des zones franches d’exportation. Ces nouvelles zones d’implantation industrielles sont parfois éphémères, elles se déplacent en fonction des coûts du travail et des législations sociales, ou d’autres critères encore, d’un pays à l’autre. On observe également l’expansion d’un marché mondial de la domesticité et une nouvelle division internationale des soins et de l’attention aux autres (care). L’offre et la demande de travail se déplacent.
2L’exode rural affecte de manière croissante les femmes dans les pays du Sud. Elles sont employées dans les zones franches des villes des pays du Sud ou dans des emplois domestiques, elles quittent leur pays pour d’autres pays du Sud, mais également pour les pays industrialisés du Nord. Actuellement, dans ces régions, une personne sur dix est migrante. Si le nombre de migrants dans le monde a augmenté – près de 179 millions à ce jour –, les femmes migrantes en représentent la moitié. Elles ne migrent plus « seulement » pour rejoindre un père ou un mari (au titre du regroupement familial), mais seules, ou en pionnières, à la recherche de revenus, pour échapper à des rapports de soumission patriarcaux, pour accomplir un dessein personnel.
3Longtemps, pourtant, la figure du migrant a été représentée comme masculine, en raison des représentations stéréotypées ou erronées du rôle et de la place des femmes et des hommes dans les sociétés, et les recherches ou programmes relatifs aux migrants ont ignoré la composante féminine des migrations. Nous mettons donc dans cet ouvrage un accent central sur la féminisation des migrations, leurs spécificités, les rapports entre migrations (des hommes, des femmes, ou des deux), et les transformations des identités et des rapports de genre.
4Les femmes migrantes sont « invisibles » car elles sont majoritairement occupées soit dans des zones franches qui constituent souvent des zones d’ombre, de non-droit – ou de peu de droits –, soit dans le secteur dit informel ou des services, le travail domestique, les soins aux personnes, le travail du sexe. L’invisibilité de ce travail tient au fait qu’il se réalise souvent dans des espaces fermés au regard des autres, comme les usines dans des enceintes « protégées » des zones franches, ou dans des espaces privés, que ce soit à l’intérieur de sa maison (ateliers de sous-traitance), dans la « maison des autres » (domestiques) (Anderfuhren, 1995), ou encore dans les maisons closes.
5Même lorsqu’elles viennent dans le cadre du regroupement familial, elles intègrent souvent le marché du travail, fréquemment informel, non protégé, non reconnu, et elles ne correspondent pas aux représentations stéréotypées de femmes au foyer, ou de femmes recluses.
6Lorsque les femmes migrantes sont qualifiées – ainsi les Philippines, qui se situent parmi le plus grand groupe de migrantes, ont, pour un tiers d’entre elles, un diplôme d’études supérieures –, elles occupent généralement des emplois dits non qualifiés1. Malgré tout, dans certains secteurs, on assiste à des migrations de travail qualifié (par exemple, femmes médecins et infirmières, femmes ingénieures ou informaticiennes). Le drainage des cerveaux concerne également une part de la population féminine.
7Qualifiées ou non, les femmes migrantes rencontrent des discriminations différentes et parfois plus fortes que les hommes migrants. Lorsqu’elles migrent au titre du regroupement familial, leurs droits (accès à la santé, à un titre de séjour, à la carte de travail…) sont soumis à leur statut d’épouse ou de fille. Lorsqu’elles migrent de manière indépendante, elles souffrent diverses discriminations tout au long du parcours migratoire, dans la zone ou le pays d’arrivée, et même dans leur pays d’origine lorsqu’elles y retournent. La « réputation », dans bien des cas, est mise à mal, du simple fait d’être parties à la grande ville ou plus loin encore. De leur côté, les hommes migrants sont souvent représentés comme des criminels potentiels.
8Les discriminations rencontrées concernent à la fois le marché du travail auquel elles ont accès (moins qualifié, moins bien payé, plus précaire, moins protégé), la protection sociale dont elles peuvent bénéficier (beaucoup n’ont pas de statut légal donnant accès aux droits ou travaillent dans des secteurs moins protégés), ou leur plus forte vulnérabilité à l’exploitation sexuelle.
9L’image de victime est loin de convenir cependant. La trajectoire migratoire demande pugnacité et courage, que ce soit pour prendre la décision de partir ou pour affronter des dangers, des situations inconnues et souvent hostiles. Elle exige de grandes facultés d’adaptation qui sont plutôt des caractéristiques de « battante ». Nous devrons nous demander, comme pour l’exode rural des jeunes hommes d’Afrique de l’Ouest (Rey, 1975), s’il ne s’agirait pas d’une fuite des éléments les plus combatifs de la société.
10Peut-on pointer comme des victimes ces femmes qui constituent des réseaux transnationaux et continuent d’assumer, parfois même à 10’000 kilomètres de distance, la responsabilité de leur foyer ? Elles envoient de l’argent, veillent à ce qu’il y ait des personnes pour s’occuper des enfants laissés chez elles, suivent à distance leur éducation, investissent dans l’amélioration de leur maison ou dans un petit commerce. Les nouvelles technologies le permettent.
11Les revenus du travail des migrants constituent une nouvelle source d’investissement dans les pays du Sud. En 2002, ils représentaient 73 milliards de dollars. La Banque mondiale constate qu’ils sont plus stables que les fonds d’investissements étrangers. Ils sont plus importants que les transferts de capitaux du Nord vers le Sud au titre de l’aide au développement. Les femmes enverraient des sommes proportionnellement plus importantes que les hommes migrants. Ces flux financiers considérables générés par des femmes en font bien des actrices potentielles des transformations économiques et sociales. On est loin ici d’une image de victime ou de personne passive.
12Les migrations représentent un double avantage économique aux yeux de certains : fournir aux pays industrialisés la main-d’œuvre nécessaire dans certains secteurs, tout en créant un flux financier vers les pays du Sud provenant du revenu du travail de ces migrant-e-s. Cet argent est injecté dans des petits investissements productifs, utilisé pour l’achat de biens de consommation2 ou pour la prise en charge des dépenses de santé et d’éducation.
13Ainsi, ce mouvement est très contradictoire. Certains secteurs, notamment économiques, défendent les avantages des migrations et souhaitent les encourager. A l’opposé, certains groupes politiques avancent des arguments fallacieux, dressant l’épouvantail des « flots de migrants » qui menaceraient l’ordre social et l’équilibre culturel, qui augmenteraient le chômage et les déséquilibres des comptes sociaux. Les différentes politiques migratoires, nationales ou supranationales, des pays sources ou des pays d’arrivée, qui encouragent certains flux et en endiguent d’autres, reflètent ces contradictions.
14Pour les migrantes elles-mêmes, l’expérience est paradoxale. Elle représente d’un côté la possibilité de conquérir des espaces de liberté et d’autonomie, d’obtenir des revenus plus importants qu’en étant restée chez soi, de gagner en estime de soi, d’accéder à des informations et des savoirs, à des qualifications nouvelles, de prendre connaissance de droits et d’apprendre à lutter pour ceux-ci, donc d’accéder à une nouvelle conscience politique, à une citoyenneté. D’une certaine manière, par comparaison, par acquis, il y a possibilité de prendre conscience d’inégalités et de renégocier des rapports de genre. Elles peuvent aussi se construire un avenir meilleur, grâce à l’argent épargné, même s’il est durement gagné, en l’utilisant peut-être autrement que ne le feraient les hommes migrants, soit d’une manière productive, soit en investissant dans l’avenir de leurs enfants, ou encore pour réaliser des rêves. D’autres projets – au niveau personnel, familial ou communautaire – peuvent être mis en œuvre, participant ainsi à la recherche d’un autre développement.
15Les identités se transforment dans l’expérience de la migration et, comme le dit l’une d’elles, « je ne suis plus celle que j’ai laissée derrière moi » (Arija, 2000). Que ce soit dans le pays d’accueil ou dans le pays d’origine, des identités multiples s’élaborent dans ces allers et retours.
16Le déploiement des capacités d’action, de proposition, d’organisation, est sans doute un des aboutissements de cette expérience personnelle vécue par chacune des migrantes. Il accompagne la création de réseaux transnationaux, avec une circulation des idées, de nouvelles représentations, d’autres projets, de revendications.
17D’un autre côté, on ne peut taire la souffrance que signifie cette expérience de déracinement et d’exposition aux discriminations culturelles, raciales, sociales, de déclassement et de genre. L’exploitation du travail des migrantes ou le scandale du trafic de femmes et de fillettes en disent long sur cela.
18Une grande partie des femmes migrantes travaillent dans le secteur des soins ou du travail domestique : ménages, soins aux enfants et aux personnes âgées, aides-soignantes dans les hôpitaux et maisons de retraite, etc. Le transfert international des soins et de l’attention aux autres signifie que ces soins et cette attention sont soustraits à leurs propres enfants, à leurs propres vieux parents, à leurs proches malades ou dépendants. Les soins, l’affection et l’attention aux autres constituent comme une nouvelle matière première extraite des pays du Sud pour être consommée dans les pays riches.
19A travers ce nouvel échange inégal se pose aussi une question de sens : jusqu’où peut-on confier l’amour et les soins de nos proches à des personnes dont nous achetons ce service ? Et qui doit délaisser ses proches pour effectuer ce travail ? Qui peut acheter ces services personnels ? Est-ce une manière d’éviter la confrontation, la renégociation de la répartition des tâches au niveau domestique ? Une manière d’estomper les effets de la réduction des services publics dans ce domaine ? Comment concilier la lutte pour les droits des migrantes à un travail digne et protégé avec la lutte pour une répartition équitable des tâches domestiques ? Comment concilier le temps de travail et le temps pour soi (qui ne soit pas le temps qui reste après tout le reste) ?
20Analyser les migrations avec une perspective de genre permet bien d’y apporter un autre regard : une telle analyse rend les femmes visibles parmi les migrants ; elle souligne les discriminations et l’exploitation particulières qui les affectent, en tant que femmes et non seulement en tant que migrantes ; elle dénonce le trafic de personnes, car celui-ci concerne surtout des femmes et des fillettes. Elle rend compte de leurs transferts financiers, des transformations identitaires et de la constitution de réseaux transnationaux.
21Comme le dit Laurent Monnier, « à un monde des Etats vient progressivement se superposer un système de réseaux, indépendant de l’espace territorial national. En d’autres mots, les migrations remettent en question les règles traditionnelles de conduite interétatique » (Monnier, 1995).
22Les migrations ne sont un phénomène ni temporaire ni nouveau – si ce n’est par son ampleur actuelle. Un nouvel ordre colonial s’instaure avec la nouvelle division internationale du travail et des soins, ce qui demande de dénoncer les injustices et de lutter pour les droits des migrantes et des migrants. Mais les migrations des femmes et des hommes, à travers les pratiques sociales nouvelles, les transformations des identités et les renégociations des rapports de genre, et la constitution de réseaux transnationaux, contribuent peut-être aussi à la recherche d’alternatives pour toutes et pour tous.
23décembre 2004
Bibliographie
Anderfuhren, Marie, 1995, « La maison des autres, “A casa dos outros” : l’emploi domestique à Recife, Nordeste du Brésil », in Femmes, villes et environnement, actes du colloque genre de l’iuéd, iuéd/DDC/UNESCO, Genève-Berne.
Arija, M., 2000, Ya no soy la que dejé atrás. Mujeres migrantes en Republica dominicana, IIS-Plaza y Valdés, México.
Monnier, Laurent, 1995, « Migrer c’est résister : à propos des femmes en migration », in Femmes, villes et environnement, actes du colloque genre de l’iuéd, iuéd/DDC/UNESCO, Genève-Berne.
Rey, Pierre-Philippe, 1975, Capitalisme négrier, Maspero, Paris.
Notes de bas de page
1 On peut s’interroger sur cette appréciation d’« emploi non qualifié » : s’occuper de jeunes enfants ou de personnes âgées est un travail dit « non qualifié » dans l’enceinte privée, et l’est moins dans un cadre institutionnel ; cette appréciation sous-estime la complexité de la tâche et les responsabilités qu’elle implique…
2 Ces biens de consommation sont souvent des gadgets, importés des pays occidentaux, ou des produits qui ne sont pas forcément accessibles localement.
Auteur
Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.
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Introduction à une problématique
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