Les dimensions politiques du mouvement international des femmes
p. 165-176
Note de l’éditeur
Référence : Dütting, Gisela. “Les dimensions politiques du mouvement international des femmes”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, pouvoirs et justice sociale, Cahiers Genre et Développement, n°4, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2003, pp. 165-176, DOI : 10.4000/books.iheid.5668. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Les discussions relatives à la globalisation ne cessent de prendre de l’ampleur au sein du mouvement international des femmes. Les thèmes économiques y occupent une place de plus en plus proéminente alors que le poids politique des organisations et des réseaux internationaux de femmes existants se fait à peine sentir. Dans ce texte, je vais décrire certains aspects politiques et quelques dilemmes auxquels je me suis heurtée dans le cadre de mes expériences au sein de certains réseaux internationaux de femmes. Compte tenu de mon activisme, je me considère partie intégrante du mouvement international des femmes.
2Ce mouvement est relativement insaisissable, et il fonctionne comme un réseau de plusieurs réseaux. Savoir quel réseau du mouvement est à l’œuvre à un certain moment dépend surtout des thématiques mises en avant sur l’agenda international, mais aussi de la disponibilité des fonds financiers, du leadership au sein des différents réseaux, etc. Dans la pratique, le « mouvement international des femmes » se manifeste donc comme un ensemble de coalitions ad hoc. La face visible et la force du mouvement international des femmes sont constituées par les réseaux à caractère international qui ont su intégrer un certain nombre de groupements sociaux.
3Ces dernières années, un des points de cristallisation des revendications féministes a été les conférences organisées par les Nations unies, où le mouvement international des femmes a été très présent. Citons le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro (1992), la conférence sur les droits humains à Vienne (1993), la Conférence internationale sur la population et le développement au Caire (1994), ainsi que le Sommet social à Copenhague et la Quatrième conférence internationale des Femmes à Beijing (1995). Cette conférence est, à ce jour, le dernier moment important de cristallisation internationale où l’ensemble des réseaux de femmes s’est mobilisé et où les groupements féminins au niveau local, régional et international ont étroitement collaboré. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu depuis de rencontres ou d’actions internationales, mais celles-ci n’ont plus eu la même visibilité ou le même poids politique que les précédentes conférences onusiennes de la première moitié des années 1990.
4Malgré l’absence de définition de thématiques pointues par les Nations unies, il y a une nette tendance, au sein de tous les réseaux, à se préoccuper des thèmes macro-économiques ou des questions liées à l’économie politique internationale, en plus des sujets « traditionnels » du mouvement international des femmes. La proéminence des thèmes politico-économiques est imposée par les développements internationaux et l’impact qu’ils ont aux niveaux local et régional.
5C’est ainsi, par exemple, que le Women’s Global Network for Reproductive Rights (WGNRR), qui s’intéressait traditionnellement aux thèmes comme la contraception, l’avortement, la sexualité, le contrôle démographique, se voit obligé de prendre en considération les développements de l’économie politique internationale qui ont un impact profond sur la vie de nombreuses femmes. Beaucoup de groupes de femmes ou leurs membres individuels ont commencé avec un agenda restreint visant à améliorer la législation nationale en matière d’interruption volontaire de grossesse, pour une maternité sans risque et pour un accès large et abordable aux méthodes contraceptives. A la fin des années 1980, les groupes de femmes (avant tout africains) se sont intéressés aux Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International (FMI) qui ont affecté de manière négative l’accès aux systèmes de santé publique par les femmes pauvres. Parce que le contexte global avait profondément changé, il fallait inclure de nouvelles questions dans les agendas. En effet, la revendication d’un système de soins sensible à la dimension de genre n’avait plus de sens à partir du moment où l’ensemble du système de santé publique se voyait démantelé et difficile d’accès. La diminution des marges de manœuvre des Etats du Sud a été compensée par un activisme accru des mouvements de femmes au niveau local, revendiquant des thèmes d’action internationaux et remettant en question les mécanismes macro-économiques.
« Empowerment » : de quel pouvoir parle-t-on ?
Jules Falquet
Le terme d’empowerment (prendre/recevoir/gagner du pouvoir) est utilisé d’une manière si large qu’il perd souvent tout sens. Il n’existe d’ailleurs pas véritablement de consensus clair autour de sa signification.
On peut trouver les premières références à l’empowerment dans le radicalisme Noir nord-américain des années soixante et dans le travail communautaire de « conscientisation » inspiré notamment par Paolo Freire au Brésil puis dans de nombreux pays du Sud. Dans la foulée du « féminisme des secteurs populaires » des années quatre-vingt, la notion d’empoderamiento a été reprise par « glissement » par un certain nombre d’ONG et de réseaux latino-américains et caribéens. Selon une autre exposante de l’empowerment, Naila Kabeer, celui-ci reflète la capacité et la volonté des exclues de définir « depuis la base » les priorités du développement (Kabeer, 1994). L’empowerment constituerait même un apport significatif des « féministes du Sud » (M oser, 1989). Le réseau DAWN en serait un exemple particulièrement significatif (Madrigal & al., 2000). Cependant, pour nuancer ce caractère spécifiquement féministe et du Sud, il faut remarquer que le projet de DAWN a été conçu à Bangalore, en août 1984, et qu’« une série de débats a eu lieu au Forum des ONG de la Conférence de l’ONU pour la décennie des femmes (Nairobi, juillet 1985). [...] Le financement a été assuré par la Fondation Ford. Un lieu de travail et une infrastructure ont été partiellement offerts par le Conseil de la population [institution onusienne] » (DAWN, 1992). C’est dire que malgré tout, les institutions internationales et les fondations « donnantes » ne sont pas tout à fait étrangères à la création de ce réseau.
Dans son acception actuelle, l’empowerment prend à rebrousse-poil les analyses qui présentent les femmes en situation de « non pouvoir » – jugées trop statiques et victimistes –, pour focaliser l’attention sur des luttes de résistance, de subversion et de transformation progressive de cette situation. Concrètement, l’empowerment des femmes devrait avoir lieu grâce à un meilleur contrôle qu’obtiendraient les femmes sur les ressources matérielles et non-matérielles, tout en élevant leur « estime d’elles-mêmes » (Moser, 1989). Le pouvoir que ces femmes gagneraient serait un pouvoir « différent », plusun « pouvoir-capacité ». On voit donc clairement les deux principaux obstacles auxquels cette démarche se heurte : d’abord l’idée de pouvoir sur laquelle elle repose, ensuite plus prosaïquement, la question des ressources matérielles.
En effet, la notion d’empowerment balaie la notion wéberienne du pouvoir comme « jeu à somme nulle » pour la perspective de « jeu à somme positive » plus chère à Foucault (López Méndez, 2000). Cette influence croissante du post-modernisme sur certaines féministes se combine à un fond de naturalisme idéaliste qui veut que les femmes ne puissent faire qu’un « bon usage » (féminin) du pouvoir (féminin). Personne ne semble plus penser que des femmes pourraient chercher à inverser radicalement les termes du patriarcat en une stricte domination des femmes sur les hommes, encore moins que d’autres femmes puissent vouloir détruire purement et simplement le contrat patriarcal. Du côté matériel ensuite, il semble difficile que les femmes réussissent à obtenir une « plus grande part » des ressources et des richesses « toutes choses égales par ailleurs ». Les fortes résistances que de nombreux hommes montrent en la matière en sont le meilleur indice.
C’est pourquoi l’empowerment tel qu’il est préconisé ressemble moins à une prise de pouvoir collective par les femmes – Wendy James montre que cette notion est de plus en plus présentée comme obsolète (James, 1999) – qu’à un octroi, d’en haut, de certaines parcelles de pouvoir. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment le mesure le PNUD – une institution marraine de l’empowerment. En effet, son Indice de « potentiation du genre » (IPG), mesure deux et seulement deux données, particulièrement contestables : la proportion de femmes parlementaires et la proportion de femmes « professionnelles » et techniciennes. La première réduit précisément le pouvoir à sa plus « simple » expression, qu’il légitime en écartant toute mesure de pouvoirs plus quotidiens ou situés dans d’autres sphères (syndicat, associations, foyer…). La deuxième présente encore plus de défauts. D’abord, elle néglige complètement les différences de salaires et de statut qui existent entre femmes et hommes, même dans d’équivalentes professions « prestigieuses ». Ensuite, elle postule que l’obtention d’un meilleur revenu est suffisante pour obtenir plus de pouvoir. Enfin, elle mesure des avancées purement individuelles.
Le caractère très individualiste de la stratégie de l’empowerment telle qu’elle est majoritairement pratiquée à l’heure actuelle prête également le flanc à la critique. Sans entrer dans les détails, que nous avons abordés à travers l’exemple du Salvador (Falquet, 1997), signalons qu’elle repose généralement sur une notion d’autonomie individualiste qui pose problème. En effet, on est loin désormais des « groupes de prise de conscience » du mouvement féministe, qui allaient dans le sens d’une analyse collective de l’oppression et de l’exploitation des femmes. L’autonomie est désormais présentée comme le résultat d’une dynamique psychologique liant identité et pouvoir dans un travail d’individualisation et d’élévation de « l’estime de soi ». Ainsi, même s’il peut être « tiré » dans des sens plus ou moins transformateurs, l’empowerment des femmes tel qu’il est préconisé depuis Pékin semble plutôt s’orienter vers des stratégies individualistes de la part des femmes, et top-down de la part des institutions internationales, qui n’envisagent pas de perdre le contrôle in fine de cette dynamique (Madrigal & al., 2000).
Présentation au Colloque « Mondialisation, pouvoirs et rapports de genre », iuéd, Genève, janvier 20031
DAWN. 1992. Femmes du Sud. Autres voix pour le XXIe siècle. Paris : Femmes et Changements, Côté-femmes éditions. 157 p. Première édition : DAWN, 1985.
Falquet, Jules. 1997. Femmes, projets révolutionnaires, guerre et démocratisation : l’apparition du mouvement des femmes et du féminisme au Salvador (1970-1994). Thèse pour le doctorat de sociologie, sous la direction de M. Christian Gros. Paris : IHEAL-Sorbonne Paris III. 1222 p.
James, Wendy. 1999. « Empowering ambiguities ». In : Cheater, Angela (comp.). The anthropology of power. Londres : Routledge.
Kabeer, Naila. 1994. Reversed realities : gender, hierarchies in development thought. Londres : Londres Verso.
López Méndez, Irene. 2000. « Empoderamiento y mainstreaming : estratégias para la igualdad entre los géneros », Revista española de desarrollo y cooperación, n° 6, primavera/verano 2000. pp 59-84.
Madrigal, Paloma ; Rahona, Alexia ; Sánchez, Ana ; Stalenhof, Bea. 2000. « El empoderamiento en la cooperación al desarrollo : dudas y reflexiones », Revista española de desarrollo y cooperación, n° 6, primavera/verano 2000. pp 85-93.
Moser, Caroline. 1989. « Gender planning in the Third World : meeting practical and strategic gender needs ». World development, Vol. 17, N° 11. pp 1799-1825. Paru ensuite en espagnol : 1991. « La planificación de género en el Tercer mundo : enfrentando las necesidades prácticas y estratégicas de género ». In Gúzman, V. ; Potocarrero, P. ; Vargas, V. (Eds). Una nueva lectura : género en el desarrollo. Lima, Flora Tristán Ediciones.
L’arène politique internationale du mouvement des femmes
Nouveaux fora
6Dans les années 1990, le mouvement international de femmes fixa son attention et ses actions, en collaboration avec d’autres mouvements sociaux, sur les institutions internationales, en particulier sur le FMI, sur la Banque mondiale et sur l’Organisation mondiale de commerce (OMC), où se prennent les décisions économiques. Mais ces institutions brillent par l’absence de mécanismes de contrôle démocratique et l’influence des mouvements sociaux y est minimale. Imitant le processus consultatif des Nations unies, ces institutions ont accordé des statuts consultatifs aux ONG, créant ainsi des formes de concertation.
7Durant cette période charnière, de nombreuses discussions furent entamées au sein du mouvement international des femmes et de nombreux textes furent consacrés aux deux aspects évoqués ci-dessous.
L’objectif à atteindre
8Un groupe composé de femmes célèbres (dont Gita Sen) a lancé la campagne « Women’s eyes on the Worldbank » (Regards de femmes sur la Banque mondiale). Cette campagne avait pour but de s’assurer que la Banque mondiale respecte les recommandations de la Plateforme d’action de Beijing. Le président de la Banque mondiale, M. Wolfensohn, avait promis de les appliquer après avoir reçu en présence de la presse internationale une pétition signée par 900 organisations féminines. Ce groupe participait régulièrement à des consultations de la Banque mondiale. Après deux ans de consultation, le groupe a conclu que l’intégration transversale du genre (« gender mainstreaming ») au sein de la Banque mondiale n’avait abouti qu’à de la rhétorique et à la création d’un département des relations de genre marginalisé. Il est clair qu’il y a eu une influence de ce groupe « Women’s eyes on the Worldbank », sur le fonctionnement de la Banque mondiale, mais cette influence est très lente et son acceptation à l’intérieur de l’institution minimale. Le « gender mainstreaming » au sein de la Banque mondiale s’est avéré être une entreprise de longue haleine, alors qu’en même temps les positions de la Banque mondiale étaient de plus en plus contestées et que l’on assistait à un déplacement des lieux de pouvoir, notamment vers l’OMC et les blocs régionaux de libre-échange.
9Parallèlement, les observations de ces ONG ont mis entre les mains de la Banque mondiale un instrument de légitimation lui permettant de désamorcer la critique provenant du mouvement international des femmes, qui s’est vu (comme toutes les ONG) confronté à un sérieux problème stratégique.
La démocratie interne dans le mouvement international des femmes
10Un débat très animé s’est instauré dans les réseaux sur l’amélioration des structures démocratiques à l’intérieur du mouvement international des femmes. Qui parle au nom de qui ? En renforçant et en élargissant la pratique de la transparence, en facilitant les initiatives personnelles, en mettant à la disposition des divers groupes de nouveaux équipements d’information, en s’orientant vers une meilleure représentativité régionale, en responsabilisant certains groupes de femmes comme « Women’s eyes on the Worldbank », par exemple, et en utilisant le contact personnel et la réflexion permanente, la situation s’est améliorée. Cependant, il s’est avéré difficile de trouver un équilibre entre les actions qui valent la peine d’être réalisées, profitant des nouveaux interstices créés sous la pression internationale, et le coût de cette participation par rapport aux résultats obtenus en respectant les traditions démocratiques. L’influence politique du mouvement international des femmes ne peut se poursuivre que partiellement après l’éclatement des coalitions ad hoc, et le danger de disparaître dans les dédales des bureaucraties est grand. De plus, le mouvement international des femmes ne dispose pas de fonds financiers propres pour prendre des initiatives et déployer des activités sur une période plus longue.
L’opinion publique et l’Etat
11Alors que le mouvement des femmes se bat pour obtenir une place autour de la table de négociation avec la Banque mondiale, on assiste à un déplacement du contrôle des thèmes et priorités des programmes d’action vers les entreprises transnationales. Cette tendance se fait sentir aussi bien à l’intérieur des institutions publiques et privées (internationales) qu’au niveau national. Les CTN ne cessent d’accroître et d’élargir leur pouvoir en mettant sur pied des processus de lobbying et des stratégies puissantes en matière de relations publiques. Les idées sur les bienfaits du marché, de la libéralisation du commerce, de la privatisation et de la déréglementation dominent partout. Les administrations nationales et internationales ont de moins en moins de revenus propres et se tournent lentement, mais sûrement, vers les entreprises privées (pensez au soi-disant « blue washing », processus par lequel les entreprises améliorent leur image de marque en s’alliant à l’ONU, alors que, dans le cadre de leurs activités, elles violent quotidiennement certaines conventions onusiennes). Le mouvement international des femmes voit son influence s’estomper, parce qu’historiquement son champ d’action visait le domaine public. La place conquise (auprès de l’ONU, à l’intérieur des parlements nationaux) ne représente plus les lieux de pouvoir actuels. Là où se prennent des décisions importantes, par exemple le « European Round Table of Industrialists », aucune femme ne participe aux négociations et il n’y a pas le moindre soupçon d’influence du mouvement international des femmes.
12Le mouvement des femmes puise sa force dans la mobilisation des femmes, de l’opinion publique et par conséquent des décideurs. Justement, cette liaison entre la rue et le lobbying, entre le local et l’international, entre différentes formes de pression à divers niveaux et son pouvoir de rassembler et d’activer de nombreux groupes font la force du mouvement. Mais cette force devient moins effective. Les entreprises transnationales, qui contrôlent de plus en plus le terrain, n’écoutent que partiellement le consommateur ayant un pouvoir d’achat intéressant. Elles n’écoutent pas les citoyens inquiets. Mais on observe un léger changement avec « le mouvement antimondialiste ». Les questions soulevées par ce mouvement fragmenté sont considérées comme de plus en plus légitimes. Du fait des manifestations à Seattle, à Göteborg et à Gênes, la légitimité des institutions telles l’OMC, les G8, l’UE et le FMI n’est plus si évidente. Sous le poids de la pression extérieure, la critique interne a plus de chance de réussir. Après des années de silence, la discussion publique sur le pouvoir illimité des entreprises transnationales reprend son cours. Le livre de Naomi Klein No logo est devenu un bestseller. Ce que tout cela signifie pour l’amélioration de la position des femmes n’est pas encore connu, mais il est indéniable que le « mouvement anti-mondialiste » renforce l’orientation qui caractérise les réseaux de femmes.
Défis pour le mouvement international de femmes
Absence d’un programme commun
13Le mouvement international des femmes a réussi à établir un agenda international commun sur un nombre de thèmes. A titre d’illustration, les droits en matière de reproduction ont généré des accords, des formulations d’alternatives et des pratiques concrètes. Maintenant, il est important d’agir sur des thèmes où il n’y a pas de consensus, notamment le domaine de l’économie politique. Il n’est pas étonnant que la plate-forme d’action de Beijing soit peu explicite sur l’empowerment économique. Les anciennes controverses politiques ayant trait aux thèmes de la mondialisation et de l’économie internationale reviennent à la surface. La notion de classe sociale, comme celle d’« intersectionnalité » font l’objet de débats. Au-delà de la diversité au sein du mouvement et de ses contradictions internes, il s’agit de formuler un programme commun ou, au moins, un certain nombre de programmes parallèles. Est-ce que le mouvement international des femmes est capable de formuler un programme qui dépasse les différences essentielles entre les femmes et qui ait un pouvoir de mobilisation large ? Est-ce que le mouvement peut devenir de soi-même « incluant » ?
Transformations et rapports entre différents aspects de la vie des femmes
14Le mouvement international des femmes se voit devant la tâche difficile de rendre compte des relations complexes entre des aspects différents des vies de femmes vivant dans des contextes économiques et politiques internationaux variés. Les résultats obtenus dans le domaine des droits humains/droits des femmes devraient être articulés avec un programme macro-économique. Pour réussir, le mouvement international des femmes ne doit pas seulement être capable de résoudre des problèmes découlant des inégalités de genre, mais aussi de transformer la société tout entière. Sur ce point, le poids de l’inertie est fort. C’est ainsi qu’un Ministère des affaires économiques pourra se montrer disposé à modifier son modèle de calcul en procédant à un réajustement tenant compte des relations spécifiques de genre, mais il ne saura mettre en cause les objectifs généraux du Ministère.
15Ce serait un mythe que de faire croire que le mouvement international des femmes en tant que groupe défendra toujours un seul point de vue. Au sein des réseaux et des organisations de femmes, il existe une multitude d’idées et plusieurs stratégies.
Collaboration avec d’autres mouvements sociaux
16Les acteurs sociaux qui voient le mouvement des femmes d’un mauvais œil ou comme une menace sont prêts à l’incriminer. Ils sont prêts à récupérer le langage du mouvement et à s’en approprier une partie des revendications. Ils sont, en outre, prêts à dresser d’autres acteurs sociaux contre nous. C’est ainsi que, dans le contexte international, se pose la question de la représentativité des ONG, car tout le monde peut s’attribuer le qualificatif avec le risque qu’une catégorie d’ONG s’oppose à une autre. Le mouvement des femmes se voit parfois forcé, à son insu, à se confronter au mouvement syndical.
17Bien que les collaborations avec d’autres mouvements sociaux ne cessent de s’accroître, il existe de multiples conflits entre divers mouvements, et il y a parfois incompatibilité des agendas. Les groupes politiques trouvent que les questions féministes mènent à la discorde et à la perte du poids politique. Les politiques démographiques et les droits en matière de reproduction engendrent des conflits avec le mouvement écologiste ; le mouvement syndical, traditionnellement fort dans les secteurs « masculins », est très peu sensible aux problèmes spécifiquement féminins au travail. Les traditions démocratiques de beaucoup de mouvements sociaux ignorent les intérêts spécifiques des femmes. Lors du Forum social à Porto Alegre (en 2000), le réseau DAWN (Development Alternatives for Women in a New Era) s’est vu obligé de formuler une déclaration dénonçant l’absence des femmes dans les panels. Et ce dans un Forum qui devrait être la critique du World Economic Forum de Davos, caractérisé par l’exclusion et l’absence de transparence démocratique. Cependant, le mouvement international des femmes a conscience de la nécessité de collaborer au niveau international et d’étendre ses liens avec d’autres organisations.
Ancien et nouveau
18Un grand nombre de points revendiqués par le mouvement de femmes, comme par exemple la participation démocratique, ne sont pas nouveaux. Mais le contexte global a changé. On a parfois le sentiment d’avoir peu progressé. Il est donc important que le mouvement des femmes conserve son dynamisme et assure sa relève, en s’ouvrant à la diversité et aux nouveaux groupes de femmes qui veulent s’organiser, même sous d’autres formes. Beaucoup de réseaux ont connu un processus de rajeunissement et de diversification pour rester pertinent dans le futur et pour augmenter leur poids politique. Différents modèles d’action sont testés et l’internationalisation ne cesse de progresser. En même temps, on essaie consciemment de nouer des liens avec les femmes qui ne sont pas membres du mouvement international de femmes, mais qui sont actives dans d’autres mouvements. Pourtant, ces processus n’ont réussi que partiellement. En attendant, on constate, en Europe et aux Etats-Unis, l’avènement d’une nouvelle tendance. De nombreuses jeunes femmes s’activent au sein du mouvement « anti-mondialiste ». Un nouveau potentiel qui n’est pas connecté aux organisations institutionnelles et aux réseaux de femmes existants, mais qui se manifeste en parallèle ; pas à l’opposé des mouvements de femmes, mais à côté d’eux.
Violence d’Etat
Le désenchantement de la population n’est pas le seul problème auquel doivent faire face les démocraties du monde entier. En effet, dans nombre d’entre elles, le pouvoir considérable de l’armée, de la police et des services de renseignement, sans parler des seigneurs de guerre, des groupes paramilitaires et des sociétés de sécurité privées, constitue un obstacle encore plus imposant.
Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, 46 gouvernements élus ont été renversés par la force, et ainsi cédé la place à des régimes autoritaires.
Au cours du XXe siècle, la violence d’Etat a tué environ 170 millions de personnes, un nombre nettement supérieur aux victimes des guerres entre les nations.
In : Rapport mondial sur le développement humain 2002, PNUD, de Boeck, Bruxelles, p. 6
Les ONG et les violences à Barrancabermeja
La présence dominante des paramilitaires à Barrancabermeja2 est une réalité indiscutable. […] Le gouverneur l’a dit textuellement : « Organisons le dialogue dans cette ville auparavant contrôlée par la guérilla et maintenant par les forces d’autodéfense. » […] Les organisations qui participent à l’Espace des travailleurs et travailleuses des droits humains ont exposé cette question de manière crue, dans un texte lu par une femme, intitulé « Qui contrôle la sécurité des citoyens Barrancabermeja ? » : […] « Les autorités militaires, policières et de contrôle se montrent incapables d’exercer leur autorité, ce qui permet que les forces d’autodéfense conservent leur structure organisationnelle et le contrôle… Les assassinats se poursuivent… Les paramilitaires contrôlent les contrats de travail d’ECOPETROL… Ils interdisent n’importe quelle manifestation. Ils forcent les gens à assister aux campagnes de leurs candidats… Et les autorités se déclarent incapables. Devant cette situation, les travailleurs des droits humains affirment qu’ils ne vont pas quitter Barrancabermeja, qu’ils vont renforcer la solidarité nationale et internationale, et qu’ils vont continuer à exiger du gouvernement qu’il enquête auprès des autorités locales sur leur action ou leur manque dans le devoir de protection de la vie et la liberté des citoyens. Ils vont continuer à exiger les recherches sur les personnes disparues de la région. Et ils vont demander aux autorités légitimes qu’elles exercent l’autorité qu’elles n’exercent pas, pour que la société civile retrouve confiance en elles et en l’Etat colombien. »
[…] [Après les contributions des juges et de l’évêque, dénonçant la situation de violence], les différents syndicats (la USO, la CUT, la CGT) et autres organisations de travailleurs ont abordé le problème des droits syndicaux […], les menaces, les morts et les personnes disparues.
Lorsque les présidents des Conseils municipaux des communes populaires ont rejoint la réunion, le contraste fut saisissant, et, après leur intervention, un lourd silence emplit la salle.
Invités par les militaires qui travaillent avec eux, ils produisirent un discours totalement différent à celui de tous, citoyens, autorités judiciaires et gouvernementales. Ils remercièrent les forces armées et l’Etat, qui avaient transformé Barrancabermeja en une oasis de paix. Ils dirent que cette réunion n’avait pas lieu de se réaliser dans l’enceinte protectrice ECOPETROL plutôt que dans les communes car la ville était maintenant sûre. Dans les communes, il n’y avait pas de groupes armés illégaux, seulement l’armée, qui apportait des cirques et des clowns pour leur rendre la vie joyeuse. Les seuls qui perturbaient ce bonheur étaient les ONG qui utilisaient l’argent reçu de l’étranger pour accuser Barrancabermeja. […]
Dialogue sur le développement local et la paix et Marche pour la paix
Dans le cadre de la semaine pour la vie et la paix, organisée par le diocèse de Barrancabermeja, une réunion s’est tenue en septembre 2003, ayant pour thème « Dialogue sur le développement local et la paix », avec les cinq candidats à la mairie de la ville Sabana de Torres. Les membres des associations et les ONG qui travaillent avec le Programme pour la paix assistaient également à la réunion. Les thèmes comme le chômage, la jeunesse, les femmes, les enfants et les personnes âgées, la planification participative, la planification territoriale et la corruption, furent abordés, avec la participation de la communauté.
Pour clore cette semaine, une marche pour la paix fut ensuite organisée, où participaient des enfants et des jeunes, des adultes et personnes âgées, des femmes et des hommes, des policiers, militaires et beaucoup d’autres, médecins et infirmières, professeurs et travailleurs de la culture, églises et toutes sortes d’organisations de cette commune où personne n’ose parler ou voir […]. [La marche s’est terminée avec un lancer de pigeons et de ballons blancs], des cierges allumés sur le pas de chaque porte de maison et une prière pour la paix.
Trois jours après, les paramilitaires assassinaient Hugo López. […] Par amitié avec un des candidats à la mairie, il avait accepté que son nom soit inclus sur la liste présentée pour le conseil municipal.
Quinze jours plus tard, les paramilitaires assassinaient Esperanza Amaris. Elle était membre active de l’Organisation féminine populaire, qui mène des actions contre les paramilitaires à Barrancabermeja. C’est le 97 e assassinat de l’année dans la région couverte par le Programme pour la paix.
In : « Pertinentes », message d’information diffusé de manière hebdomadaire par Internet, produit par le Laboratoire pour la Paix du Magdalena Medio, Colombie, septembre 2003, Barrancabermeja.
Source : Traduit du néerlandais. Texte original : « Politieke dimensies van de internationale vrouwenbeweging », In : Lova-tijd - schrift, numéro spécial Gender en Globalisering, 2001, jrg 22, nr. 2, pp. 33-36
Notes de bas de page
Auteurs
Coordinatrice du Women’s Global Network for Reproductive Rights entre 1991 et 1997 ; organisatrice des coalitions de femmes autour des conférences des Nations unies au Caire et à Beijing et des actions organisées contre la Banque mondiale et le FMI.
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