Limites et potentiel de la participation des femmes dans les gouvernements locaux en Inde
p. 91-94
Note de l’éditeur
Référence : Walter, Sandra, “Limites et potentiel de la participation des femmes dans les gouvernements locaux en Inde”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, pouvoirs et justice sociale, Cahiers Genre et Développement, n°4, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2003, pp. 91-94, DOI : 10.4000/books.iheid.5652. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1En 1992, le gouvernement indien entame un processus de décentralisation et promulgue deux nouveaux amendements visant à renforcer l’autonomie des corps locaux et à en faire de véritables troisième tiers de gouvernance. Ce processus de décentralisation est lié, entre autres, au constat de l’échec des programmes de développement et à la prise de conscience que la participation des acteurs locaux est nécessaire dans toutes les phases du processus de développement afin d’en renforcer l’efficacité. A ce propos, une mesure importante prise par le gouvernement indien est celle de réserver des sièges dans les corps locaux pour les catégories traditionnellement marginalisées. Les femmes, dont la participation politique dans les institutions formelles était jusqu’à ce jour plutôt faible, se voient ainsi attribuer un tiers des sièges. Cette décision ne répond cependant pas à une demande issue de la base. Elle est le fruit de la volonté du gouvernement qui, depuis le milieu des années 80, souligne dans ces plans quinquennaux l’importance de la participation des femmes à la prise de décision.
2Des questions se posent donc quant à la nature d’une participation politique ainsi promue et quant à son impact pour les femmes. Sans prétendre fournir une analyse exhaustive de la question, nous allons souligner les principales contraintes, opportunités et limites liées à l’entrée des femmes dans les gouvernements locaux. Par ailleurs, il faut souligner qu’étant donnée l’ampleur du phénomène, il est impossible de généraliser à l’ensemble de l’Inde.
3Une première question concerne la capacité des femmes à participer à ces institutions locales. De nombreux auteurs ont souligné que les barrières institutionnelles qui ont de tout temps affecté l’entrée des femmes dans la politique formelle sont toujours présentes. Ces barrières se retrouvent aussi bien au niveau de la famille qu’à celui de la communauté et des institutions de pouvoir (gouvernement local et bureaucratie). Ainsi, le phénomène du pradhan - patis, littéralement mari de l’élue, en d’autres termes celui qui décide vraiment, semble récurrent. Au niveau de la communauté, des résistances existent aussi et se trouvent renforcées lorsque les élues sont issues d’une classe ou d’une caste « inférieur e ». Les femmes, élues ou non, restent ainsi bien souvent exclues des institutions de pouvoir traditionnelles et leur participation dans les Gram sabha, sorte d’assemblées du village qui font le lien entre les élus et la population locale, reste faible. Finalement, les nouvelles élues n’ont souvent pas les ressources nécessaires à leur nouveau rôle : éducation, éducation politique, situation économique, soutien familial, etc. Cela rend difficile leur rapport avec la bureaucratie locale ou avec leurs collègues masculins. Ces quelques éléments rendent donc souvent difficile une participation effective des femmes dans la prise de décision au niveau local.
4Cette vision pessimiste de l’impact des quotas nécessite cependant d’être relativisée, car, non seulement elle ne s’applique pas à tous les cas de figure, mais, de plus, le facteur temps est un élément crucial. Il faut donc réfléchir au potentiel de cette réservation en termes de transformation sociale. L’importance d’un changement au niveau local ne peut être niée dans un contexte où le passage de législations progressistes s’est souvent heurté à leur mise en œuvre. Or, l’entrée des femmes dans les gouvernements locaux aurait, dans certains cas, contribué à augmenter chez les élues leur confiance en elles, leur capacité à se mobiliser sur des enjeux collectifs et à s’exprimer publiquement. Par ailleurs, il faut être conscient que pour les femmes comme pour les hommes, le premier mandat est celui de l’apprentissage du politique. Il faut donc s’intéresser à l’évolution des élues qui en sont à leur deuxième mandat. En ce qui concerne le type d’intérêts défendus par les élues, bon nombre de recherches soulignent qu’ils sont avant tout « pratiques » et non « stratégiques »1. Des enjeux tels que la dot, la violence domestique, la division sexuelle du travail, qui impliquent une remise en question des rapports de pouvoir ne sont quasiment jamais abordés. Cependant, comme le soulignent les activistes à la base, il est important de ne pas imposer des schèmes de pensée issus des classes moyennes et de laisser les femmes s’approprier le processus de développement en identifiant elles-mêmes leurs besoins et le type de changements désirés et valorisés2.
5Néanmoins, le fait est que la plupart des enjeux non controversés sont souvent perçus comme « traditionnels » et « naturels ». Ils sont, en quelque sorte, masqués par les règles, normes, coutumes et valeurs de la société dans laquelle ils s’inscrivent. L’intervention d’organisations féminines peut donc faciliter un processus de conscientisation des élues et exploiter au mieux le potentiel inscrit dans la participation locale. Cette intervention doit cependant rester ancrée dans la réalité locale. Quoi qu’il en soit, s’il existe certains exemples illustrant le rôle clé que peuvent jouer les organisations féminines locales en termes de formation politique et de soutien3, leur implication reste pour l’instant insuffisante. En effet, les organisations qui composent le mouvement des femmes se sont souvent fortement distanciées de la politique formelle, pour se focaliser sur l’intégration des femmes au processus de développement. La plupart des élues le doivent ainsi, non pas au mouvement des femmes, mais au parti, au groupe d’intérêts ou à la circonscription dont elles sont issues.
6En conclusion, sans nier le potentiel de cette participation politique, nous tenons à en souligner deux limites majeures. Premièrement, si le genre peut influencer les intérêts d’une personne, il est loin d’être le seul facteur, ni même le plus important. Sans entrer dans un débat sur les quotas, le fait est que les élues risquent bien de défendre avant tout leurs intérêts de caste, de classe ou de partis. Ainsi, si les sièges réservés sont accaparés par des femmes issues de l’élite locale, cela peut aller à l’encontre des intérêts des femmes et des hommes appartenant aux castes et classes inférieures. Ce point est fortement mis en avant par les opposants au 81e Amendement qui visait à instaurer des quotas au niveau fédéral et national. Deuxièmement, une question plus profonde est celle du sens d’une participation qui se cantonne au niveau local et n’a dès lors que peu d’impact sur les grandes lignes du développement indien qui, depuis l’Indépendance a eu tendance à exclure les femmes. De fait, comme le soulignent certains, la volonté de promouvoir la participation locale visait avant tout à renforcer l’efficacité des projets de développement conçus « top-down »4. Il en va de même pour la volonté de renforcer la participation des femmes. La question des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes au niveau de la famille et de la communauté, elle, est complètement évacuée. Souligner ce point n’équivaut pas à remettre en question le rôle de détonateur que les quotas peuvent jouer, mais à souligner l’importance de se réapproprier cette mesure en la reliant à l’agenda des organisations féminines. Ces dernières vont-elles dépasser leur méfiance vis-à-vis de la politique formelle pour s’y investir et tenter de la transformer ? Seul le temps pourra nous le dire.
Les femmes dans les Pachayati Raj : la démocratie à la base en Inde
[…] Une anecdote suffit à résumer les problèmes qui se posent à la grande majorité des nouvelles élues. Dans un conseil local composé de 8 sièges – dont deux réservés aux castes répertoriées et un aux tribus répertoriées – quatre des membres sont des femmes. Aux élections de 1993, les aînés du village persuadèrent les électeurs de ne proposer qu’un candidat à chaque poste avec le nouveau système de quotas. Le poste de président du conseil local ayant été réservé à une femme des tribus répertoriées, la seule candidate éligible, une femme qui n’avait suivi que quatre ans d’éducation formelle, était donc automatiquement présidente. En outre, elle n’était ni suppléante d’un homme de sa famille, ni une représentante par procuration d’intérêts locaux particuliers. Les autres membres ne s’opposaient pas à ce qu’elle occupe un siège ordinaire, mais ils ne pouvaient accepter sa position exécutive et lui demandèrent de démissionner. Elle refusa. Les autres refusèrent de coopérer avec elle.
Après avoir consulté les officiels du niveau supérieur, elle découvrit qu’elle n’avait pas à démissionner, que le quorum pour les réunions était de trois membres, et qu’elle pouvait prendre les décisions avec deux autres membres. Avec l’aide de deux membres des castes répertoriées, elle présida plusieurs réunions et, lorsque les autres protestèrent, elle alla devant la Haute cour à Bangalore, qui trancha en sa faveur. Néanmoins, les cinq membres protestataires refusèrent de se soumettre à la décision de la Haute cour, et ne se présentèrent qu’à une réunion sur trois, et seulement pour signer le registre de présence afin de conserver leur poste. Compte tenu de ce manque de coopération, la présidente dut travailler virtuellement seule pour obtenir le soutien des niveaux supérieurs pour des travaux publics aussi élémentaires que la construction de caniveaux et d’un arrêt de bus. […]
Poornima Vyasulu et Vinod Vyasulu, « Women in the Panchayati Raj : Grassroots Democracy in India », in : PNUD, 2000, Women’s Political Participation and Good Governance : 21st Century Challenges, New York, p. 45
Traduit de l’anglais par Emmanuelle Chauvet
Inédit, Genève, 2003. Ce texte s’inspire du travail de mémoire de l’auteure intitulé : Réformes institutionnelles et réalité de la participation politique : le cas des femmes en Inde, Mémoire de DES, iuéd, Université de Genève, 2001.
Notes de bas de page
1 Molyneux Maxime, « Mobilisation without Emancipation ? Women’s Interests, the State and Revolution in Nicaragua » in Molyneux Maxine, Women’s Movement in Latin American Perspectives, Palgrave, London, (1985) 2001.
2 Kalegaonkar Archana, « Pursuing Thirld World Wome n’s Interest : Compatibility of Feminism with Grassroots Development » Economical and Political Weekly, April 26, 1997, pp W-S 2, W-S 4.
3 Batliwala Srilatha, « Transforming of Political Culture : Mahila Samakhya Experience » Economical and Political Weekly, May 25, 1996, pp. 1248-1251.
4 Vyasulu Poornima, Vyasulu Vinod, « Women in Panchayati Raj : Grassroots Democracy in Malgudi » Economical and Political Weekly, December 25, 1999.
Auteur
Doctorante à l’iuéd.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le genre : un outil nécessaire
Introduction à une problématique
Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur (dir.)
2000
Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations
Christine Verschuur et Fenneke Reysoo (dir.)
2005
Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale
Christine Verschuur et Christine Catarino (dir.)
2013
Genre et religion : des rapports épineux
Illustration à partir des débats sur l’avortement
Ana Amuchástegui, Edith Flores, Evelyn Aldaz et al.
2015
Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires
Christine Verschuur, Isabelle Guérin et Isabelle Hillenkamp (dir.)
2017
Savoirs féministes au Sud
Expertes en genre et tournant décolonial
Christine Verschuur (dir.)
2019