L’élitisme politique n’est pas mort
p. 81-84
Note de l’éditeur
Référence : Sineau, Mariette, “L’élitisme politique n’est pas mort”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, pouvoirs et justice sociale, Cahiers Genre et Développement, n°4, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2003, pp. 81-84, DOI : 10.4000/books.iheid.5647. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1En investissant la respublica, les femmes vont-elles changer les conditions sociales d’accès au champ politique, rapprocher les élites du peuple ? En d’autres termes, la parité des sexes dans les assemblées aura-t-elle pour effet de démocratiser la politique ? L’enquête menée auprès des députés français des deux sexes de la onzième législature (1997-2002) – avant la loi sur la parité – montre le chemin à parcourir1.
2[…]
3L’enquête nous apprend que les femmes élues en 1997 appartiennent, aussi souvent que les hommes, voire plus qu’eux, à des milieux sociaux très privilégiés. Et ce, quels que soient les critères retenus. Si l’on considère le milieu familial d’origine : près de 40 % des élues déclarent avoir un père cadre supérieur ou qui exerce une profession libérale. Selon le titre scolaire obtenu : les deux tiers des élues détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur (comme les hommes). En outre, elles sont deux fois plus souvent qu’eux lauréates d’une grande école (10 % contre 5 %).
4[…]
5Le Palais-Bourbon, on le voit, ne reflète guère la société, y compris dans sa composante féminine : pour avoir quelques chances d’y entrer, mieux vaut être diplômé. Sauf si l’on est communiste : les élus de cette famille échappent au caractère élitiste de la formation (37 % possèdent au mieux un titre du primaire ou primaire supérieur contre 10 % de l’ensemble des élus).
6Vu la dot scolaire des députées, on ne s’étonne pas de les voir occuper le haut de l’échelle sociale. Si l’on tient compte de la profession exercée lors de leur première élection à l’Assemblée nationale, 64 % d’entre elles (52 % des hommes) se rangent dans la catégorie cadres supérieurs-professions libérales, 24 % parmi les professions intermédiaires (31 % des hommes), tandis que seules 3 % d’entre elles (4 % des hommes) se classent parmi les employés-ouvriers. Notons que plus de la moitié d’entre elles (52 %) sont fonctionnaires, contre 43 % des hommes2. En l’absence d’un statut de l’élu qui protégerait les salariés du privé, elles ont besoin du filet de la fonction publique pour se lancer dans ce « métier » très incertain qu’est la politique. Seuls, en effet, ceux qui en font partie sont assurés de retrouver leur poste, en cas de perte du mandat.
7[…]
8Les informations recueillies sur la profession du conjoint viennent confirmer, s’il en était besoin, le caractère très favorisé du milieu social des députées : plus de 70 % de celles qui vivent en couple ont un mari ou compagnon qui appartient aux « cadres supérieurs-professions libérales ».
9L’enquête nous donne deux autres éléments du profil des parlementaires. D’une part, les femmes, bien que quinquagénaires, sont un peu plus jeunes que la moyenne des membres de l’Hémicycle (50 ans et deux mois, contre 53 et six mois). D’autre part et surtout, elles ne partagent pas la même vie de famille. Alors que la situation « normale » pour un député est d’être marié (pour 84 % d’entre eux), seules 56 % d’entre elles connaissent une situation matrimoniale. Vivant un peu plus souvent en couple sans être mariées, elles sont aussi plus nombreuses à vivre seules (29 % contre 8 % des hommes), qu’elles soient célibataires, veuves ou, surtout, divorcées. Car le divorce fait la grande différence entre les parlementaires des deux sexes : 20 % de celles-ci le connaissent contre 4 % seulement des élus. On perçoit, à travers ces chiffres, ce que révèlent de nombreux témoignages oraux : le mariage est souvent vécu comme un atout dans la vie d’un homme politique, et comme un obstacle dans celle d’une femme.
10Enfin – constat symbolique de la difficulté qu’éprouvent les députées à mener de front maternité et politique –, elles sont plus nombreuses que les hommes à n’avoir pas procréé : c’est le cas de 19 % d’entre elles contre 10 % d’entre eux. En outre, lorsqu’elles sont mères, elles sont moins nombreuses à avoir des enfants en bas âge : en 1997, seules 15 % d’entre elles avaient un ou plusieurs enfants de moins de 10 ans, contre près de 30 % des hommes. Last but not least, elles sont aussi moins souvent à la tête d’une famille nombreuse comportant trois enfants et plus (un tiers d’entre elles contre plus de 45 % des hommes).
11Ainsi, l’accès au pouvoir politique induit, chez les députés des deux sexes, des vies privées différentes. Alors que le mariage et la procréation sont bien portés chez les hommes, ces choix s’avèrent beaucoup moins compatibles avec la carrière des femmes. Celles-ci sont plus souvent amenées à rompre leur union, à restreindre leur progéniture, voire à ne pas avoir d’enfant du tout. Telle est l’injustice faite aux femmes en politique : elles se trouvent enfermées dans le dilemme « vie privée ou pouvoir », alors que les hommes ne sont jamais acculés à un tel choix.
12En fait, la féminisation du Palais-Bourbon, loin d’avoir élargi les bases du recrutement, a conduit à la reproduction sociale3. Les députées de la onzième législature appartiennent, dans leur grande majorité, à une élite très étroite. En un sens, ce sont des « héritières » qui, non contentes d’avoir reçu une dot sociale, ont aussi, pour certaines, recueilli un « héritage politique » : plus de 20 % d’entre elles ont été élevées dans le sérail par un père qui a lui-même exercé des fonctions politiques. Les représentantes du peuple ne reflètent donc guère l’image des femmes de ce pays. Tout se passe comme si, pour accéder à la députation, elles avaient dû compenser le handicap qui tient au « deuxième sexe » en suraccumulant ressources culturelles et sociales et en payant d’un coût privé élevé leur engagement politique.
13On peut objecter qu’en juin 1997 elles n’occupent que 10,9 % des 577 sièges. Même si leur place a presque doublé d’une législature à l’autre (5,9 % en 1993), elles ne représentent qu’une toute petite minorité, qui ipso facto a été contrainte, pour exister, d’adopter des comportements de survie ou de surcompensation.
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15Qu’attendre alors de la féminisation des élites ? A défaut de combler la distance sociale entre gouvernants et gouvernés, elle peut, à nos yeux, entraîner un renouvellement des priorités comme des pratiques politiques. Parce qu’elles ont une expérience différente – ayant joué jusque-là les tenantes du quotidien et du familial –, les femmes sont bien placées pour infléchir le contenu des programmes politiques, combler les lacunes d’un bien commun défini sans elles. Parce qu’elles ont une autre appréhension du rapport entre vie privée et vie politique, les femmes sont aussi tout désignées pour repenser le métier politique, réduire le divorce entre l’agora et la maison. Elles pourraient ainsi forger un autre modèle d’acteur.
16[…]
Le biais du financement des campagnes électorales
Les processus électoraux ne peuvent pas fonctionner sans financement. Mais là où l’argent joue un rôle déterminant, il traduit les inégalités économiques en inégalités politiques et sape le principe « une personne, une voix ». Ce problème n’est pas nouveau, mais la forte progression du coût des campagnes a certainement aggravé la situation. Aux Etats-Unis, les candidats à l’élection présidentielle ont dépensé 92 millions de dollars en 1980, puis 211 millions en 1988 et 343 millions en 2000. Si l’on inclut les dépenses des partis politiques, le coût total a dépassé 1 milliard de dollars en 2000. Bien qu’il ne constitue pas un gage de succès, un gros budget de campagne revêt une grande importance dans de nombreux scrutins. Aux Etats-Unis, une étude sur les campagnes électorales des années soixante-dix a montré que les candidats en lice contre des membres du Congrès sortants gagnaient un point de pourcentage de voix pour chaque tranche supplémentaire de 10’000 dollars dépensés. De telles dépenses anéantissent l’égalité des chances parce qu’il est pratiquement impossible à un candidat alignant peu de moyens financiers d’entrer dans la course. Elles augmentent aussi la dépendance des hommes politiques envers certaines sources de financement. Le système démocratique devient ainsi vulnérable face à l’influence fâcheuse de groupes d’intérêts particuliers, et spécialement des milieux d’affaires.
In : Rapport mondial sur le développement humain 2002,
PNUD, de Boeck, Bruxelles, p. 67
Article original : Femmes rebelles, Manière de voir n ° 68, Le Monde diplomatique, Paris, avril-mai 2003, p. 33-35
Notes de bas de page
1 Cf. Profession : femme politique. Sexe et pouvoir sous la Ve République, Presses de Sciences Po, Paris, 2001.
2 Ces pourcentages ont été calculés à partir de statistiques élaborées par l’Assemblée nationale.
3 De même, la féminisation du gouvernement a maintenu inchangées les voies de recrutement, qui restent de type technocratique, via l’ENA.
Auteur
Directrice de recherche au CNRS-Cevipof.
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