Les trois dimensions de l’analyse de genre
p. 75-78
Note de l’éditeur
Référence : Davids, Tine, et Francien van Driel, “Les trois dimensions de l’analyse de genre”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, pouvoirs et justice sociale, Cahiers Genre et Développement, n°4, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2003, pp. 75-78, DOI : 10.4000/books.iheid.5643. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1[…]
2Les femmes noires, principales critiques de la perspective blanche occidentale et bourgeoise qui dominait dans les théories des études de femmes, sont celles qui lancèrent le débat sur les différences. Avec ce nouveau débat, les féministes durent renoncer à leur perception des femmes comme catégorie homogène (Lazreg 1988 ; Mohanty 1991). Cette transition fut délicate pour le féminisme car la loyauté entre les femmes, qui était tenue pour acquise, fut contestée, et avec elle le féminisme en tant que projet politique tel qu’il avait été formulé jusqu’alors (Davids et Willemse 1999). La critique de la perspective occidentale et bourgeoise du féminisme consistait surtout à dire qu’être femme était toujours lié à des questions de genre, mais pas exclusivement. Le genre se compose aussi de l’ethnicité, de la classe, de la religion, des orientations sexuelles, pour ne citer que quelques marqueurs. Pour laisser apparaître ces marqueurs, et pour rendre justice aux différences et à la diversité des femmes, le genre est utilisé comme un concept à strates (Harding 1986 ; Scott 1989).
3La conception stratifiée du genre n’est pas nouvelle dans les études de femmes aux Pays-Bas, mais de quelles strates s’agit-il ici1 ? Nous préférons le terme de dimensions à ceux de strates ou niveaux. Strates et niveaux ont des connotations hiérarchiques, qui pourraient de nouveau mener à des positions dichotomiques que nous tenons à éviter. Les dimensions du genre peuvent être distinctes du point de vue analytique, mais dans la pratique elles s’entremêlent en une constante interaction dynamique.
4D’abord, on peut donner à ce processus une dimension symbolique ; la dimension d’ordre symbolique, qui donne leur substance aux représentations de la masculinité et de la féminité, se cristallise parfois en des discours culturels persistants. Un exemple de ce discours culturel consiste à dire que les femmes sont plus émotives que les hommes, et que les hommes sont plus rationnels que les femmes. C’est la dimension des symboles, des représentations, des images idéales et des stéréotypes. C’est la dimension dans laquelle se manifestent les éléments discursifs du discours2. Dans cette dimension, les différences entre hommes et femmes sont présentées comme absolues, comme des différences entre l’homme et la femme3. Sont exprimées ici des catégories dichotomiques beaucoup plus nuancées dans la pratique.
5La deuxième dimension de ce processus est la dimension structurelle ou institutionnelle, la dimension qui inscrit le symbolique au cœur d’une pratique institutionnalisée socialement, comme la division du travail, l’éducation, la santé et le mariage. La représentation et l’idéal de l’homme comme soutien de famille se forment ainsi par la division du travail, la législation et les institutions telles que le mariage. Cette représentation crée sa propre position de sujet et ses propres catégories, par exemple aux Pays-Bas avec la catégorie des « bijstandsmoeder » (mère dépendant des prestations sociales) alors qu’il n’existe pas de catégorie des « bijstandsvader » (père dépendant des prestations sociales). Dans cette dimension, les différences structurelles entre hommes et femmes ressortent. Comme on l’a dit précédemment, il devient clair dans cette dimension que les hommes et les femmes diffèrent par la classe, l’ethnicité, l’âge, les orientations sexuelles, et cetera. Cette dimension, où les différences de la dimension symbolique présentées comme absolues prennent sens dans la vie pratique des différents groupes, n’implique pas que ces groupes sont homogènes. Toutes les « bijstandsmoeder » ne se ressemblent pas.
6Ce qui nous amène à la troisième dimension du genre, la dimension du sujet individuel, où les individus forment leur identité. Si la deuxième dimension concernait les différences entre les hommes et les femmes, mais aussi des différences qui existent entre les différents hommes et entre les différentes femmes, la troisième dimension concerne également les différences que ressentent les hommes et les femmes. Cette dimension est liée au processus d’identification des individus avec les multiples identités ou aspects de l’identité qui leur sont transmis. Les notions du moi et d’autrui sont aussi intériorisées, et ne concernent plus seulement les différences entre le moi et l’autre mais aussi les différences à l’intérieur du moi. Les diverses façons d’assumer ces positions de sujet dépendent précisément de l’espace de négociation des individus. Cet espace de négociation n’est pas délimité seulement par les positions structurelles et une attribution symbolique de sens, mais aussi par des apports personnels. Cet espace de négociation est également connu sous le nom d’espace stratégique ou de « marge de manœuvre »4. Cette marge de manœuvre trouve ses limites dans des discours susceptibles de se cristalliser.
7Les différentes dimensions du genre sont en interaction constante. Ainsi les acteurs doivent toujours être concernés par ces différentes dimensions. Au cœur de cette négociation symbolique se trouve l’espace dans lequel les individus doivent exercer du pouvoir et de l’influence les uns sur les autres. Cela s’appelait la subversion des bastions masculins dans les années 1970, mais elle a été contrée par l’empowerment des acteurs et des individus dans les années 1990. Le concept d’empowerment ne désigne plus une « libération » au sens d’un renversement des positions de pouvoir mais plutôt un processus. La capacité à donner un sens à sa vie personnelle est centrale dans l’empowerment. En ce sens, il ne s’agit plus du pouvoir sur mais du pouvoir de. Le pouvoir de centraliser sa propre subjectivité en réaction aux définitions dominantes de la féminité et de la masculinité (Davids et van Driel 1999).
8L’environnement quotidien est structuré par des discours incontestés. Si l’on en a conscience, ils se présentent comme des clichés. Des vérités construites, mais des vérités tout de même, ou des stéréotypes en l’occurrence, qui, selon les circonstances, construisent le mode de pensée dominant et légitiment certaines pratiques. Des vérités qui induisent une certaine notion de la féminité, et qui en fait forcent les femmes à se rapprocher de certaines positions de sujet. C’est exactement là que se tient le pouvoir du discours dominant. Mais les sujets ne sont pas victimes de cet effet du pouvoir, ils en sont les acteurs. Comme le dit Wieringa au sujet de l’empowerment, c’est l’un des principaux angles que devrait viser l’approche du potentiel de transformation de l’empowerment. La construction par les femmes d’un moi collectif devrait leur permettre de se voir comme des sujets qui se font entendre, capables de définir et de défendre leurs intérêts de genre afin de réformer leur monde de façon critique et créative (Wieringa 1994 : 834). […]
Traduit de l’anglais. Texte original : « Globalisation and Gender, Beyond Dichotomies », in : Schuurman, Frans (ed.), 2000, Globalisation and Development Studies, Thela Thesis, Amsterdam, pp. 153-175, Thela-Amsterdam et Sage-Londres.
Bibliographie
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Davids, Tine et Driel, Francien van, 1999 « Van vrouwenstrijd wereldwijd naar meerstemmigheid en diversiteit ». In : Hoebink, Paul, Haude, Detlev, and Velden, Fons van der (eds) Doorlopers en breuklijnen : van globalisering, emancipatie en verzet, Assen, van Gorkum, pp. 406-420.
Davids, Tine et Willemse, Karin, 1999, « Inleiding themanummer : In het lichaam gegrift : feministische antropologen op de grens van kennisoverdracht en representatie », Tijdschrift voor Genderstrudies, jrg. 2, no. 1, maart, pp. 3-14.
Harding, Sandra, 1986, The Science Question in Feminism, London, Cornell University Press.
Lazreg, Marnia, 1988, « Feminism and Difference : the Perils of Writing as a Woman on Women in Algeria », Feminist Issues, vol. 14, no. 1, pp. 81-107.
10.2307/3178000 :Mohanty, Chandra Taipade, 1991, « Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses ». In : Mohanty, Chandra Taipade, Russo, Ann, and Tores, Lourdes, Third World Women and the Politics of Feminism, Bloomington, Indiana University Press, pp. 51-80.
10.1057/fr.1988.42 :Scott, Joan Wallace, 1989, « De constructie van gelijkheid versus verschil. De bruikbaarheid van de poststructuralistische theorie voor het feminisme ». In : Tiende jaarboek voor de vrouwengeschiede - nis, Nijmegen, SUN, pp. 96-112.
Tonkens, Evelien, 1998, « Gender in welke lagen ? Kanttekeningen bij de gelaagde genderconcepten van Scott, Harding en Hagemann-Shite en hun toepassing in empirisch onderzoek ». Tijdschrift voor Genderstudies, jrg. 1, no. 1, pp. 42-29.
Wieringa, Saskia, 1994, « Women’s Interests and Empowerment : Gender Planning Reconsidered ».
Development and Change, no. 25, pp. 829-848.
Notes de bas de page
1 Scott, Harding et Hagemann-White ont chacun leur interprétation de la stratification du genre. Scott parle de quatre éléments, Harding de trois strates, et Hagemann-White voit le genre comme un élément du comportement. Le travail d’Hagemann-White est de nature plus pédagogique et psychologique, et il est donc plus difficile à intégrer dans des études de développement et un travail anthropologique. Notre idée d’un concept multidimensionnel s’inspire donc de Scott et Harding, et de l’interprétation que nous en faisons. Cf. Tonkens (1998) : 42-49
2 Nous voulons noter que dans notre vision le discours recouvre les interactions entre les trois dimensions.
3 Dans ce cas Braidotti parle de la multidimensionnalité de la différence plutôt que de la multidimensionnalité du genre.
4 Naturellement, les expériences personnelles et la personnalité ont également une influence sur ce résultat, mais en discuter dépasserait le champ de cet article.
Auteurs
Université catholique de Nimègue, Pays-Bas.
Université catholique de Nimègue, Pays-Bas.
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