Les résistances au changement
p. 49-53
Note de l’éditeur
Référence : Lagarde, Marcela. “Les résistances au changement”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, pouvoirs et justice sociale, Cahiers Genre et Développement, n°4, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2003, pp. 49-53, DOI : 10.4000/books.iheid.5636. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1[…]
La femme et le pouvoir : sujet historique
2Pour la femme le problème du pouvoir dans le monde actuel consiste en sa transformation d’objet en sujet historique, en sa constitution en protagoniste sociale de la critique et de la transformation de la société et de la culture. Actuellement nous assistons à la constitution de groupes de femmes en force historique, en groupe social doté d’une volonté et à une conscience qui leur sont propres.
3La volonté d’un groupe social est fondée sur la critique de sa propre condition et sur la réécriture de l’histoire, la définition de nouveaux besoins et objectifs qui, énoncés depuis le particulier, se diffusent dans l’ensemble de la société. Dans ce cas, la volonté est la conscience de soi transformée en intervention politique. Il en est de même pour chaque individu, la conscience de soi-même est un processus semblable bien qu’il s’exprime avec un autre langage et possède d’autres références symboliques définies par les expériences personnelles.
4Pour Dora Kanoussi :
L’accès de la femme au marché du travail fait que les rapports entre la famille, la femme et la société deviennent transparents pour les femmes (ce n’est pas parce qu’ils sont cachés qu’ils sont moins réels ou objectifs). Ainsi, si le capitalisme est le moment historique de la femme sujet, le capitalisme dans sa phase la plus avancée est l’espace du féminisme ; car c’est seulement dans cette phase que la femme a accès à tous types de travaux, au travail qualifié, et qu’elle se rend compte qu’apparaît une oppression spécifique massive, avec des besoins spécifiques créés par le système lui-même que sa logique, qui est celle du gain, ne peut satisfaire.
5[…]
6Les évolutions des femmes rencontreraient moins d’obstacles si elles pouvaient être unilatérales. Cependant, toute modification au niveau de la féminité impliquant la modification de la masculinité (professionnelle, économique, reproductive, érotique, etc.), elles rencontrent une très forte opposition. Des hommes et des femmes déploient une très grande énergie sociale et culturelle pour reproduire les relations de pouvoir dans lesquelles les femmes ont une position subalterne.
7Au moindre changement des femmes et de la féminité, on observe clairement un renforcement de la masculinité individuelle et sociale, et des conceptions du monde. La transformation des femmes est vécue socialement et individuellement comme un attentat. Les hommes, les institutions, et les autres femmes, réagissent généralement à ces changements par des agressions directes ou voilées, par la disqualification, la moquerie, l’humiliation et la punition.
8Les hommes font aussi usage de l’exclusion et du mépris des femmes et, surtout utilisent presque n’importe quel moyen – de la séduction à la violence – pour ne pas perdre les bénéfices et les privilèges qu’ils obtiennent de leur relation avec les femmes : des bénéfices matériels qui découlent de leur travail invisible, des bénéfices affectifs qui proviennent de leurs soins et leur dépendance, et des bénéfices symboliques qui découlent de leur infériorisation.
9Il est clair aussi que les institutions et les espaces vitaux les plus oppressifs sont ceux qui impliquent des relations directes et personnelles, et résistent le plus au changement. Il est beaucoup plus compliqué pour les femmes de changer dans les milieux clos dans lesquels elles sont seules face au pouvoir absolu – comme le couple, la famille, la maison, c’est-à-dire le monde privé, intime, personnel et domestique – que de le faire dans les domaines publics plus démocratiques comme certains domaines professionnels ou éducatifs. [...]
Pouvoir et changements
[…] Il y a deux façons de rester dans la dimension du pouvoir – en tant qu’institution centrale – et de se laisser aveugler par lui : le convoiter ou l’affronter. L’une comme l’autre, quand elles deviennent l’activité essentielle d’un groupe ou d’un parti, s’ancrent dans le même présupposé : le pouvoir serait le lieu de la toute-puissance, d’où se contrôle le monde et se fabriquent les émergences sociales. […] Et dans les deux cas, c’est l’impasse.
[…] Les habitants du pouvoir central n’ont finalement que deux solutions : écraser ou accompagner un changement. Jamais de le créer, ni même de l’incarner.
Ainsi, ce qui est communément désigné par le terme « pouvoir » et vécu comme ce lieu sacré d’où se modifierait le cours de l’Histoire, devrait plutôt être nommé « gestion » et pensé comme la simple instance d’administration d’une société. Il ne produit pas l’émergence mais en fait partie, élément parmi d’autres : en ce sens, pour un mouvement de contestation, il devient non plus un objectif central et final mais situationnel. Si une nouvelle radicalité venait réellement à émerger, phénomène qui reste aujourd’hui encore une hypothèse, il serait toujours temps de se demander, et seulement en dernier lieu, si une forme de représentation adéquate est possible et comment.
Ce que nous appellerions la construction du contre-pouvoir désigne exactement cette posture qui ne vise ni à affronter ni à désirer cette place (« ne jamais désirer le pouvoir », disait Foucault), mais un au-delà de cette dimension.
Florence Aubenas et Miguel Benasayag, In : Résister, c’est créer, La Découverte, Paris, 2002, p. 57 et p. 90-91.
L’« empowerment » des pauvres, une formule creuse ?
Bruno Lautier
Il ne reste […], pour relier ces deux objets [la pauvreté, la corruption] que seul réunit un présupposé moral commun (ce sont deux « fléaux », qu’il faut combattre), qu’un moyen : la « gouvernance participative » : « Ces dernières années, le débat s’est déplacé vers le renforcement du pouvoir des pauvres (empowerment) et la gouvernance, ce qui suppose que la participation ne se situe pas uniquement à l’échelon local mais à différents niveaux, et constitue une approche souple de la gestion publique, en partie déterminée par la demande [...] De plus, la GP [Gouvernance Participative] englobe les éléments clés d’une bonne gestion des affaires publiques qui servent au mieux la cause de la participation, à savoir l’obligation de rendre des comptes et l’Etat de droit. Ces éléments peuvent bien entendu en englober d’autres, tels que la lutte contre la corruption »1. On croit rêver : une sorte de révolution prolétarienne va donner le pouvoir aux pauvres, qui vont faire rendre gorge aux gouvernants corrompus.
Le rêve se dissipe bien vite : « L’expression “renforcement du pouvoir” est employée ici pour décrire l’acquisition de la force nécessaire sur tous les plans pour pouvoir s’extraire de la pauvreté, plutôt que “la prise de pouvoir sur quelqu’un d’autre” au niveau purement politique […] Ainsi le renforcement du pouvoir des populations défavorisées peut être considéré comme le fruit de l’intérêt bien compris du gouvernement qui peut contribuer à le modeler plutôt que le percevoir comme une menace vis-à-vis de ses propres prérogatives. »2 Nous sommes en effet bien loin de la « révolution des pauvres ». Le pouvoir des pauvres, c’est d’abord à eux de se le donner, et ils n’auront de pouvoir que sur eux-mêmes ; le gouvernement habile saura « modeler » ce pouvoir ; en ce cas, s’il est corrompu, on ne voit pas bien en quoi les choses s’amélioreraient.
Si l’empowerment des pauvres reste une formule creuse, l’autre aspect de la « gouvernance participative », l’appel à la « société civile » sur la double base de la décentralisation et de partenariat avec les ONG, a plus de consistance3. Mais il est difficile d’admettre sans examen que la mise en place, dans un cadre décentralisé et avec l’aide des ONG, des PPA (Participatory Poverty Assessments) permettra, en soi, d’apporter « d’autres points de vue sur la nature de la pauvreté du point de vue des pauvres »4. Non seulement les pouvoirs politiques locaux et les ONG ne sont ici que des médiateurs, et le « point de vue » des pauvres risque d’être quelque peu transformé, mais surtout ils ont leurs propres intérêts. Croire que la décentralisation permet automatiquement d’éliminer corruption et clientélisme et est toujours favorable aux pauvres est pour le moins naïf. Oublier que les ONG cherchent aussi à renouveler leurs financements, et qu’elles sont dans un jeu extrêmement concurrentiel, est angélique. Bref, comme le reconnaît C. Robb, il n’y a peut-être derrière tout cela qu’une affaire de recherche de crédibilité de la part de la BM5, même si celle-ci est désormais prudente. Constatant que plus de 5 milliards de dollars d’aide transitent par les ONG, elle écrit néanmoins que « the long-term impact of NGO projects remains unknown, perhaps because so little money has gone into funding their evaluation and monitoring efforts »6 (BM 2000a p. 200), et ne consacre que 21 lignes aux ONG.
Le tableau dressé des sociétés du tiers-monde a de quoi troubler n’importe quel sociologue : il y a un Etat, mais on lui demande de se saborder au profit des « acteurs sociaux »7 ; il y a de la corruption, mais pas de corrompus (en tous cas ni les gouvernants ni les pauvres) ni de corrupteurs ; les pauvres doivent « prendre le pouvoir », mais à personne. On doit démocratiser, mais sans mentionner jamais les partis politiques, dont le rôle semble devoir être joué par la « société civile »8 ; les ennemis des pauvres sont les « non-pauvres », mais il n’y a pas de riches ; les gouvernements chargés de mettre en place à la fois la nouvelle gouvernance et la lutte contre la pauvreté ne sont pas crédibles ; les ONG le sont, mais par définition ne le demeurent que tant qu’elles n’ont pas de pouvoir etc. […]
« Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du discours de la Banque mondiale sur la pauvreté », document de travail IEDES, 2001, Paris, 25p., pp. 7-9 ; paru ensuite dans la Revue Tiers Monde n ° 169, vol. XLIII,
janv. -mars 2002, pp. 137-165
Traduit de l’espagnol. Texte original : « Los cautiverios », in : Lagarde, M., 1993, Los cautiverios de las mujeres : madresposas, monjas, putas, presas y locas, Universidad nacional Autónoma de México ; Colección Postgrado, México, pp. 151-158
Bibliographie
Alonso Martín, 1982, Enciclopedia del idioma, Aguilar, Mexico.
Casares Julio, 1981, Un diccionario ideológico de la lengua española, Gustavo Gili, Barcelona.
Foucault Michel, 1980, Historia de la locura en la epoca clásica, Fondo de Cultura Económica, México.
Gramsci Antonio, 1975a, El materialismo histórico y la filosofía de B. Croce, Obras de Antonio Gramsci 3, Juan Pablos, México.
—, 1975b, Los intelectuales y la organisación de la cultura, Obras de Antonio Gramsci 2, Juan Pablos, México.
Kanoussi Dora, 1989, « Notas para una crítica feminista de la cultura », Memoria 25, Centro de Estudios del Movimiento Obrero y Socialista, México.
Notes de bas de page
1 Hertmut Schneider : Gouvernance participative : le chaînon manquant dans la lutte contre la pauvreté ?, Cahiers de Politique Economique n° 17, Centre de Développement de l’OCDE, 1999, p. 7.
2 H. Schneider, texte cité, 1999 p. 16 et 18.
3 Le rapport de 2000 évoque le « partenariat entre le gouvernement receveur et ses citoyens, qui ont la responsabilité commune de développer leur stratégie nationale de développement. Cette stratégie peut être déterminée au terme d’un processus de consultation entre le gouvernement, la société civile et le secteur privé » (BM 2000a, p. 194).
4 Caroline Robb : Can the poor influence policy ? Participatory assessments i. e. the developing world, The World Bank, Directions in development, 1999 p. XIV.
5 « Pour une meilleure crédibilité, il pourrait être pertinent d’utiliser un réseau d’ONG existant » écrit-elle (p. 58) à propos du choix des institutions devant mener des recherches sur les pauvres.
6 Ce qui laisse heureusement présager un nouvel « effet boule de neige » en matière de création d'emplois : après les « aideurs de pauvres », c'est au tour des « aideurs d'aideurs de pauvres » de se multiplier.
7 « Pour les décideurs, [ce changement de paradigme en faveur de la gouvernance participative] suppose l’abandon d’une approche centralisée fondée sur la technocratie et l’Etat-providence, en faveur d’une approche tirant sa force de l’ensemble des principaux acteurs » H. Schneider, op. cité p. 30.
8 Le point de vue de la BM semble à ce propos très proche de celui de l’USAID qui, en 1991, écrivait : « Les groupes politiques organisés peuvent être antidémocratiques ou utiliser des slogans démocratiques pour protéger leurs privilèges et entraver les réformes économiques » USAID : Democracy – Governance, nov. 1991, Washington p. 14.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Genre, pouvoirs et justice sociale
Ce livre est cité par
- Marius, Kamala. (2018) Je travaille, donc je suis. DOI: 10.3917/dec.maru.2018.01.0228
- Beaulieu, Elsa. Rousseau, Stéphanie. (2011) Évolution historique de la pensée féministe sur le développement de 1970 à 2011. Recherches féministes, 24. DOI: 10.7202/1007749ar
Genre, pouvoirs et justice sociale
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du livre
Format
1 / 3