Intérêts de genre ou justice dans le débat femmes et développement
p. 37-48
Note de l’éditeur
Référence : Anderson, Jeanine, “Intérêts de genre ou justice dans le débat femmes et développement”, in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, pouvoirs et justice sociale, Cahiers Genre et Développement, n°4, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2003, pp. 37-48, DOI : 10.4000/books.iheid.5635. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Remerciements
Je remercie IULA (International Union of Local Authorities) qui, par le biais de son siège régional à Quito, Equateur, m’a donné l’occasion de connaître, à travers une série de séminaires, les activités des administrations municipales dans ce sens.
Texte intégral
Réseau de femmes
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2Depuis quelques années, le paradigme des « intérêts pratiques et intérêts stratégiques du genre » se répand dans la communauté de ceux qui s’intéressent à la question des femmes en lien avec le développement. L’histoire de ce paradigme est bien connue. Il est apparu lorsque Maxine Molyneux a entrepris d’ordonner et d’interpréter les effets de la révolution sandiniste nicaraguayenne sur la situation de la femme (Molyneux, 1985). Molyneux approuvait beaucoup des changements progressistes que le gouvernement sandiniste avait mis en œuvre à ses débuts, mais elle voulait faire ressortir les changements qui remettaient réellement en question la relation entre hommes et femmes en faveur d’une plus grande égalité. [...]
3Ce paradigme promettait, pour diverses raisons, de devenir un instrument d’analyse non seulement utile, mais aussi puissant. En premier lieu, il proposait un moyen pour comprendre et intégrer dans un cadre commun les intérêts divers des différents groupes de femmes. Les « intérêts pratiques de genre » dépendent de l’insertion sociale de chacune d’elles dans un certain groupe professionnel, de génération, de résidence, de classe ou de couche sociale, de groupe ethnique, racial, religieux ou autre, établi en fonction des différentiations structurelles et des positions dans chaque société.
4Il est évident que les intérêts immédiats de tous les groupes et secteurs dans lesquels les femmes sont réparties coïncident rarement. Bien au contraire, les désaccords et les conflits sont fréquents et manifestes. Il se peut même, s’il s’agit d’un ensemble de femmes défini par leur métier, par exemple les soudeuses, que nombre de leurs intérêts pratiques (ceux qui sont en rapport direct avec le travail) soient plus proches de ceux des hommes qui exercent ce même métier, que de ceux des femmes qui exercent un autre métier. De même, les intérêts pratiques des mères et de leurs filles entrent facilement en conflit : par exemple, la mère voudrait que la fille participe aux tâches domestiques qui lui reviennent de par sa condition de femme, alors que la fille recherche une plus grande liberté de décision et d’action que celle que la mère est prête à lui concéder. Les « intérêts pratiques de genre » de chaque femme définissent la situation et la condition de chacune. En réalité, il faut toujours parler des situations ou des conditions de la femme au pluriel, car elles dépendent de nombreux facteurs de différentiation entre les femmes.
5Toutefois, le paradigme proposait aussi une façon d’envisager les intérêts communs à un projet féministe, tel que l’indique Molyneux elle-même. Cette catégorie d’intérêts concerne la position des femmes par rapport aux hommes, une position qui est commune à toutes. Les « intérêts stratégiques de genre » des femmes ont donc trait à la disparition de la subordination féminine, à la participation politique sur un pied d’égalité avec les hommes et à l’élimination de la discrimination. Les façons d’atteindre ces objectifs sont multiples, et chacune s’adapte à un contexte différent, mais toutes les femmes bénéficieraient de la réalisation de ces objectifs.
6Parallèlement, les degrés de conscience que les femmes ont de leurs intérêts stratégiques sont très variables – le paradigme en tenait compte également, essentiellement en raison du coût à court terme de chaque progrès à plus long terme. L’évolution vers l’égalité implique qu’il y ait des pertes pour toutes les femmes quant aux systèmes de vie qu’elles ont développés dans les conditions d’inégalité. Les femmes risquent de perdre une certaine protection qui leur est accordée en tant que dépendantes économiques, les récompenses affectives d’un rôle maternel « sentimentalisé », la courtoisie quotidienne dont les hommes doivent, par tradition, faire preuve dans les sociétés occidentales, et d’autres avantages et considérations semblables, en fonction de chaque groupe et chaque société.
7[...]
La planification selon le genre
8La littérature sur les femmes et le développement, surtout celle qui traite de la planification du développement au bénéfice des femmes, s’est rapidement appropriée le paradigme des intérêts de genre. La planification qui nous intéresse est celle qui englobe aussi bien les petits projets de développement gérés par un organisme non gouvernemental que les grands projets parrainés par des organisations telles que la Banque mondiale ou les Nations unies. Elle comprend des actions à une échelle intermédiaire au niveau, par exemple, des politiques et des programmes des gouvernements locaux. (Dans les faits, la discussion sur la femme et la municipalité a été capitale pour les applications du paradigme en question dans la planification). L’intérêt des planificateurs et des responsables de l’élaboration des politiques publiques résulte d’une heureuse rencontre entre, d’une part, une soudaine volonté de se préoccuper des femmes et, d’autre part, la disponibilité d’un outil de planification facile à utiliser. Les notions d’intérêts pratiques et d’intérêts stratégiques ont sans doute permis aux personnes peu au fait de la « question des femmes », mais tenues de planifier des actions qui les prennent en compte, de se faire rapidement une idée des besoins et des demandes.
9Les ateliers et les séminaires sur la planification selon le genre ont soudainement fait leur apparition. On s’adressait à un auditoire de néophytes en questions féministes. Au moyen de normes et de diagrammes, on classait d’abord les situations des femmes, les objectifs du projet ou de l’entité en question, et ensuite les activités visant à répondre aux intérêts pratiques et stratégiques de genre. Ces exercices exigeaient un très fort degré de simplification et de schématisation. Alors que la théorie féministe tendait, de son côté, à une complexité croissante sur ses thèmes (la citoyenneté des femmes, le composant biologique des différences entre les hommes et les femmes, l’autonomie, les fondements philosophiques et les effets réels de la discrimination positive, les transformations au sein de la famille et leur impact sur le bien-être des femmes, l’éthique vue par les femmes, pour n’en citer que quelques-uns), le paradigme des intérêts allait en sens inverse : il se rapprochait de plus en plus de la pharmacopée et des formules toutes faites.
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11La large diffusion du paradigme des intérêts de genre, surtout à travers les écrits de Caroline Moser, de ses collaboratrices et de ses adeptes, la grande influence qu’il exerçait dans les milieux qui l’avaient adopté, et la puissance que lui conférait sa simplicité même, en ont fait une cible à abattre.
12Déjà quand il avait été converti en outil de planification, le paradigme présentait des caractéristiques qui auraient dû attirer notre attention sur certains problèmes fondamentaux. Il avait un côté rationaliste et volontariste très marqué. J’entends par là que l’ordre et la logique du schéma lui-même semblaient être des arguments suffisant à en assurer le bien-fondé mais aussi la capacité à s’imposer. Chaque personne était placée dans sa case, chaque intérêt était converti en besoin et inséré dans une catégorie, chaque chose était bien à sa place : seul l’obscurantisme le plus rétrograde pouvait le détenir. Dans le fond, ce rationalisme et ce volontarisme sont très anglo-saxons, et je pense que ce n’est pas un hasard si ce sont des Anglaises qui ont le plus diffusé ce paradigme.
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L’irrationalité des intérêts de genre
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15Tout projet de changement de la condition et de la position de la femme doit tenir compte de la tendance que nous avons toutes et tous à nous attacher à un système de genre avec lequel nous déterminons la beauté (peu ou prou) qu’il y a dans l’existence, même si ce système canalise en même temps l’oppression et la discrimination. La réticence des femmes à aller de l’avant pour faire reconnaître leurs intérêts pratiques et stratégiques de genre n’est pas seulement due au calcul rationnel qu’elles font sur les coûts et les pertes que cela supposerait dans le court terme. Elle est due aussi au fait qu’elles défendent un système de genre considéré comme un tout, dont le sacrifice d’une partie semblerait priver la vie de sa parure et de son sens le plus transcendantal.
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17Je pense que les femmes pressentent que le jeu permanent des coûts et des bénéfices est inévitable ; leur réticence à changer les éléments d’un système de genre est donc encore plus compréhensible puisque l’appel au changement esquive toute discussion sur les coûts que ce changement pourrait supposer. Le fait de transformer le paradigme des intérêts de genre en outil simpliste de planification du développement implique même le mépris des coûts du changement. Il n’y a pas de case où les placer.
Les pièges des besoins
18D’après les normes diffusées par Caroline Moser, nous devons convertir le langage des « intérêts » de genre en langage de « besoins » de genre dans le contexte de la planification ou dans l’énoncé d’actions concrètes se rapportant aux femmes. Le bénéfice potentiel d’une politique ou d’une mesure – motif pour lequel cette politique ou mesure se trouve avoir « de l’intérêt » pour les femmes – se transforme en absence – un « besoin » – que la politique ou la mesure viendrait combler. Les besoins sont palpables et spécifiques ; c’est pour cela qu’ils sont les éléments de base pour la planification.
19Dans un article récent, Fraser (1990) analyse la place que tiennent les discours sur les besoins dans la culture politique des démocraties occidentales. Il n’est pas fortuit que son analyse se rapporte à des pays qui sont des Etats-providence, où l’expression des besoins des divers groupes sociaux encourage souvent la concurrence avec d’autres groupes aux besoins différents, tous cherchant à jouir des avantages qu’offrent ces systèmes étatiques particuliers de redistribution. Cela dit, la thèse de Fraser met en question la notion des besoins et certaines des conséquences que celle-ci peut avoir pour un projet global de transformation de la situation et de la position des femmes.
20Fraser démontre que le fait même de reconnaître un besoin d’un secteur social particulier est un acte politique. Il existe, dans différents contextes, un ensemble de besoins que nous pourrions appeler des « besoins légitimes ». Un besoin des femmes sera difficilement reconnu comme tel s’il ne se trouve pas dans cet ensemble. Il est vrai que nous avons assisté, ces dernières années, à un lent processus de légitimation des besoins de divers groupes qui, il y a quelques décennies, n’auraient pas été reconnus. Les femmes ont été les premières à bénéficier de ce processus. On a reconnu et légitimé (timidement) le besoin qu’ont les femmes d’être protégées contre la violence conjugale, d’avoir un travail rémunéré pour leur permettre de se réaliser et d’être indépendantes, de pouvoir limiter le nombre d’enfants, d’être autonomes, notamment. Mais ce fait même devrait nous suggérer que d’autres besoins, que nous ne pouvons même pas concevoir et qui apparaîtront ultérieurement, existent. Cependant, les schémas qui traduisent les intérêts de genre des femmes en besoins de genre des femmes sont condamnés à utiliser le vocabulaire actuel des besoins. Cette situation devrait éveiller notre méfiance.
21Un besoin peut être exprimé lorsqu’il s’intègre dans une catégorie identifiée et légitimée, mais la définition de mesures et d’actions concrètes aptes à satisfaire ce besoin est soumise à un processus de concurrence entre les différents groupes concernés. Certains proposent une solution, d’autres en proposent une autre, en tenant compte, entre autres facteurs, des intérêts particuliers de leur groupe ou de leur secteur. Ce débat peut avoir lieu parce qu’il est toujours difficile de savoir quels seraient la mesure, la politique, le programme, voire le retrait, la non-insistance ou l’inaction, qui répondraient effectivement au besoin en question. Les discours sur les besoins – chacun est associé à une théorie de causalité ; tous sont intéressés, subjectifs et relatifs, comme nous l’avons vu – reprennent alors de l’importance.
22La situation étant ce qu’elle est, on nous recommande de faire preuve d’une forte dose de modestie au moment de traduire, dans la planification selon le genre, les intérêts des femmes en catégories de besoins. Le planificateur ou la planificatrice peut s’appuyer sur les systèmes logiques et linguistiques de sa société et de sa culture. L’un et l’autre doivent reconnaître qu’ils ne font que manier un discours de plus sur les besoins. (Leur discours serait probablement qualifié de « discours spécialisé » dans le domaine de l’élaboration des politiques publiques). Ce discours est, notamment, fondé sur l’interprétation des relations de cause à effet qui feraient fonctionner la chaîne « intérêt-besoin-mesure de planification-amélioration de la situation et/ou position des femmes », comme il ou elle le veut. Ni le besoin ni cette chaîne ne se trouvent dans la nature ; ce sont des créations humaines, des réflexions superposées à la réalité.
23Enfin, Fraser met en question la relation entre droits et besoins. Le choix de s’exprimer avec l’un ou l’autre de ces termes a parfois peu d’importance pratique. Les femmes, par exemple, ont « besoin » d’une protection contre le viol conjugal, et elles ont aussi « droit » à cette protection. Mais il existe parfois des situations où l’énoncé des droits établit une façon différente de voir le problème de la femme et a des conséquences différentes pour l’action. Lors de la rédaction des protocoles de planification, il ne faut pas oublier que des droits qui concernent la femme existent, même s’ils ne découlent pas directement d’une analyse des intérêts ou des besoins des femmes.
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Par-delà les intérêts, le postparadigme des intérêts plus pratiques et plus stratégiques
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26Trop souvent, nous les femmes, nous sentons obligées de chercher des solutions définitives à des situations extraordinairement compliquées, et dont l’histoire remonte à plusieurs siècles. Nous devenons impatientes à l’idée des tâtonnements en cours de route. On nous fait même sentir que nous perdrions de la crédibilité si nous n’étions pas à même de fournir la formule définitive pour chaque cas. Mais les attentes des autres et l’exigence à l’égard de nous-mêmes, qui nous poussent à établir des limites et à proposer des solutions définitives, sont injustes. Personne n’exige des hommes qu’ils formulent des solutions définitives à un problème quelconque de l’existence humaine, et qu’ils renoncent aussi à leur droit d’apporter des rectifications.
27Tout cela montre combien il est important de protéger, surtout, la capacité de manœuvre des femmes. Je pense que les efforts déployés pour classer les intérêts de genre des femmes face à différents choix doivent toujours être considérés comme provisoires. De même, l’action qui découle de cette classification doit être considérée comme provisoire, sujette à des changements de stratégies et d’objectifs. L’accent doit être mis sur le problème que constitue l’adaptation constante à la réalité. Plutôt que d’orienter nos efforts vers la classification parfaite des rôles, des secteurs des femmes ou de leurs intérêts à un moment et dans un contexte donnés, nous devrions plutôt les diriger vers la recherche de débouchés.
28L’exemple des politiques et des programmes municipaux permet d’illustrer assez clairement le changement d’approche que je propose. Il revêt un intérêt particulier car, comme je l’ai dit précédemment, la planification municipale est l’un des secteurs où le paradigme des intérêts de genre a été le plus volontiers appliqué. Les textes sur les conseils municipaux distinguent habituellement quatre catégories d’actions en la matière (voir, par exemple, Waste, 1986). Deux de ces catégories sont bien connues de ceux qui sont familiarisés avec la littérature latino-américaine contemporaine sur la condition et la participation des femmes. L’une d’elles comprend l’action municipale dans le cadre des programmes d’assistance. Au Pérou, cette catégorie englobe, en particulier, l’appui des gouvernements locaux et des cantines populaires au Programme Verre de Lait. La deuxième catégorie comprend la prestation de services « courants » par les municipalités. Cette catégorie a aussi donné lieu à de nombreuses analyses dans la perspective des femmes, surtout en tant que demandeuses de services d’approvisionnement en eau, d’électricité, de transport, d’assainissement, de sécurité publique, de santé, d’éducation, etc. Tous ces services ne relèvent pas uniquement de la responsabilité de la municipalité dans tous les pays ; mais les municipalités exercent en général une influence considérable sur leur distribution, même lorsque des entreprises publiques ou privées, ou des instances supérieures du gouvernement central sont directement responsables de leur distribution.
29Une troisième catégorie d’action municipale englobe les politiques et les programmes visant à favoriser et à réglementer la vie économique de la municipalité. Presque tous les observateurs des gouvernements locaux considèrent que cette catégorie d’action revêt une importance capitale. La municipalité a pour principal outil de gouvernement le pouvoir de décision dont elle jouit quant à l’utilisation du territoire relevant de sa juridiction : construction de logements, aménagement de routes, industries, commerces, etc.
30[...] Nous en arrivons maintenant à la quatrième catégorie d’action municipale. Elle comprend les procédures formelles et les mécanismes réels de prise de décision au sein du conseil municipal, c’est-à-dire, en général, les décisions relatives à la manière de prendre les décisions. Parfois, il s’agit de règles fixes ; et parfois, peut-être même le plus fréquemment, de formulations ad hoc. L’action d’un conseil municipal, lorsqu’il organise un programme d’assistance, entreprend un projet d’investissement, dote les commerçants et les vendeurs des marchés de meilleures infrastructures, ou collabore à un projet d’extension d’un réseau de distribution d’eau proposé par l’entreprise compétente, compte différentes prises de décision. La municipalité peut commander une étude (à qui ? qui en décide ?), établir une commission dont la recommandation peut être décisive ou non, demander conseil à un ou plusieurs consultants, consulter les électeurs par référendum, prendre une décision à la majorité simple ou absolue du conseil municipal,… les possibilités sont nombreuses.
31Une proposition en faveur des femmes qui relèverait de cette quatrième catégorie aurait un caractère totalement différent de celui d’une proposition qui se présenterait dans les trois autres catégories. Dans ces trois catégories, il s’agirait, effectivement, de définir quel serait le résultat souhaitable pour favoriser les femmes, et de trouver ensuite la façon d’exercer une influence afin que la municipalité adopte les mesures nécessaires pour arriver au résultat recherché. Dans la quatrième catégorie – celle des décisions sur les décisions municipales ou des « politiques de comment faire des politiques » – il faut présupposer qu’il existe un « empowerment » des femmes et que leur présence dans les processus de prise de décision a été institutionnalisée. Mais il ne s’agit pas d’un renforcement massif du pouvoir, ce vague concept dont on parlait il y a quelques années, où les mécanismes destinés à traduire la volonté des femmes en actions concrètes n’avaient jamais été bien définis. Il s’agit d’un renforcement du pouvoir axé sur les mécanismes plutôt que sur les consciences, sur l’établissement des structures à travers lesquelles l’opinion des femmes sera prise en compte dans toutes les décisions.
32Ici, on mise sur le fait que quelques femmes occupant des postes qui leur permettraient d’influer sur les décisions auraient la capacité de mieux reconnaître et exprimer les intérêts des femmes. Idéalement, celles qui s’impliqueraient dans les décisions auraient cette capacité. Idéalement toujours, celles qui s’impliqueraient dans les décisions seraient issues des groupes les plus concernés par celles-ci. On admet que le fait de participer aux processus de prise de décision, même si les participants peuvent « se tromper » dans leurs propositions à court terme, a en soi une valeur d’éducation et de libération de la femme.
33En outre, le fait que nous nous centrions sur les procédures, les mécanismes de décision et leur environnement institutionnel nous incite, nous qui planifions ou évaluons depuis l’extérieur les politiques et les programmes potentiellement bénéfiques aux femmes, à une saine modestie. Les femmes qui vivent le projet ou l’action « sur le terrain » ont probablement une perspective plus réaliste que la nôtre. En outre, la planification progressive, dans de petits espaces et par petites avancées, qui veille sur chaque progrès dans les décisions, peut donner de meilleurs résultats que la planification appliquée à des systèmes complets, qui essaye d’anticiper les effets des actions planifiées dans un cadre spatial et temporel relativement important.
34[...]
35L’approche des procédures et des mécanismes de décision est aujourd’hui utilisée par de nombreux gouvernements centraux et locaux dans différentes parties du monde. En Espagne, par exemple, les administrations municipales se sont montrées exceptionnellement favorables à l’instauration de mesures en faveur des femmes, dans le cadre d’une politique nationale d’égalité des chances. Certaines administrations municipales ont agi par le biais de programmes visant clairement à servir efficacement les intérêts pratiques des citoyennes. Les heures de ramassage des ordures ont été adaptées aux besoins des femmes qui travaillent ou qui font garder leurs enfants hors de chez elles. Des progrès ont été faits dans l’accueil de jour des enfants. Les conseils municipaux ont mis en place des programmes de formation et d’éducation des adultes, dont les horaires ont été établis en fonction des disponibilités des femmes. Dans certaines villes espagnoles, les noms de rues ont été modifiés de façon que la moitié d’entre elles portent des noms de femmes.
36D’autres administrations municipales espagnoles se sont placées dans une perspective à plus long terme et ont agi dans ce que nous appelons plus haut la quatrième catégorie des politiques municipales. Elles ont créé, au sein de la structure de gouvernement local, des mécanismes chargés de donner des conseils et de veiller à ce que toutes les décisions municipales tiennent compte de l’équité de genre. Les mécanismes varient : ils peuvent prendre la forme de résolutions municipales, de « bureaux de défense » des femmes ou de normes obligeant l’administration municipale à confier à des femmes des postes de responsabilités dans chaque département administratif. Le résultat concret de la participation des femmes n’est pas prédéterminé. On essaye néanmoins de veiller à ce que toutes les procédures comportent un mécanisme qui exprime les préoccupations des femmes. Dans l’idéal, un tel mécanisme recueillerait les inquiétudes et les besoins de toutes les femmes de la municipalité, bien que des conflits d’intérêt existent inévitablement entre elles. Les mécanismes utilisés pour établir et délimiter les intérêts des différents groupes de femmes doivent être, bien sûr, permanents (c’est-à-dire institutionnalisés) afin qu’une décision, qui peut, avec le temps, avoir perdu de sa pertinence, puisse être discutée de nouveau.
37L’approche des procédures et mécanismes de prise de décision est, jusqu’à un certain point, complémentaire de l’approche des intérêts pratiques et stratégiques de genre des femmes parce que, même si elles peuvent intervenir dans la prise de décision, les femmes devront toujours délimiter ce qu’elles vont demander. Le changement de perspective que je propose offre la possibilité de rediriger notre attention vers le jeu politique entre les femmes, et entre les hommes et les femmes du monde réel. Il nous oblige à nous concentrer sur l’environnement politique, sur le problème du choix de stratégies et sur le cadre institutionnel nécessaire pour garantir la viabilité des choix que nous faisons. Ce sont des aspects aussi importants, sinon plus, que le contenu des demandes.
38Cette nouvelle approche (ou ancienne et ravivée) éviterait des dénouements comme celui que le Pérou a connu dans le cas de l’accueil de jour des enfants. Il y a 70 ans, les femmes « avaient gagné » le droit à des services de garderie des enfants de moins d’un an dans toute entreprise comptant plus de 25 employées en âge de procréer. Cette mesure répondait, sans doute, à un intérêt de genre des femmes, même si la loi applicable mettait plus l’accent sur la nécessité de permettre aux mères d’allaiter leur nourrisson. Dans les faits, les femmes n’ont pas eu véritablement le « droit aux berceaux » dans les entreprises, dont beaucoup ont éludé leurs responsabilités.
39Même dans le cas contraire le droit aux garderies dans les entreprises formelles a aujourd’hui perdu tout son sens. L’économie est devenue informelle ; les femmes créent leurs propres entreprises à personne unique ; la main-d’œuvre des grandes et moyennes entreprises ne se renouvelle pas, et les travailleuses qui pourraient réclamer les services sont maintenant grands-mères. Nous avons perdu du temps à nous féliciter d’avoir obtenu une mesure qui répondait à un schéma idéal (emploi exigeant un service d’accueil des enfants égale emploi formel ; intérêt de genre des femmes travailleuses égale service d’accueil des enfants sur le lieu de travail, égale emplois formels) alors que la réalité invalide tous les principes sous-jacents du schéma. Nous aurions dû diriger notre attention sur cette réalité, sur les nouvelles demandes qu’elle induit pour les femmes et sur les stratégies d’action qui pourraient répondre à ces demandes.
En conclusion
40Notre réflexion sur le thème des femmes et du développement doit être alimentée par ce qu’il y a de mieux et de plus récent dans la théorie et la recherche féministes. Ce n’est pas un débat secondaire, on ne peut y tolérer des concepts faibles ou flous. Le thème des femmes et du développement a, en outre, de multiples liens avec un autre sujet très exigeant, qui est activement étudié dans des contextes autres que ceux de la pauvreté massive, du retard technologique, de l’intégration internationale défavorable et d’autres aspects du sous-développement. C’est la question des femmes et des politiques publiques. Un nouveau « traitement » de la femme, selon une expression de plus en plus répandue sur le continent, est l’objet de recherche dans des contextes « développés », mais qui ne cessent de reformuler leurs systèmes politiques, économiques et sociaux. Les ponts qui existent entre une situation et une autre – le sous-développement, l’aggravation des inégalités, les limitations à la liberté de manœuvre – imposent un effort de conceptualisation et de théorisation encore plus grand que dans les pays plus favorisés.
41La recherche sur les relations entre les hommes et les femmes dans les différentes sociétés du monde montre que la négociation est un processus permanent. Il est aussi inévitable que la persistance du changement dans les sociétés humaines. Les grands changements ont de nombreux moteurs : la recherche d’un équilibre qui s’adapte aux conditions matérielles de l’environnement, la perméabilité aux influences d’autres sociétés et nations, la dynamique interne des systèmes culturels, symboliques et religieux. Le système de genre, lui aussi, change et évolue dans ces processus. Il s’adapte aux nouvelles situations créées dans d’autres systèmes de vie sociale, et se régénère selon sa propre dynamique interne. Les hommes et les femmes, qui sont la représentation tangible de chaque système de genre, renégocient donc de façon permanente les conditions de leurs échanges.
42Cette constatation nous ramène à l’importance de l’équité des procédures qui servent de véhicule à cette négociation, et également des conditions qui l’entourent. Chaque fois que l’homme peut employer la force pour retourner le résultat à son avantage, il y a négation du principe de l’équité. Ce principe est nié aussi chaque fois que les hommes détiennent de façon illégitime des avantages qui sont hors de la portée des femmes, et que la structuration de la négociation n’offre aucune compensation. Les avantages dont jouissent les hommes sont de nature très diverse : la voix « comme celle d’un colonel » (comme le disait une femme d’un quartier de Lima), un niveau d’instruction plus élevé, la présomption d’autorité associée au sexe masculin, un plus grand pouvoir économique, l’octroi de droits plus étendus par le code de la famille, les habitudes de cohabitation des nombreuses familles qui établissent des normes tacites de subordination des femmes, les sanctions morales appliquées à la femme qui se « révolte », la réserve attendue des femmes, qui s’interdisent d’aborder certains sujets, le fait que l’homme dispose de davantage de temps libre et d’une plus grande liberté de mouvement, et beaucoup d’autres facteurs qui facilitent la participation politique formelle des hommes. Les avantages – certes parfois peu importants, mais cumulatifs – dont disposent les hommes dans leurs interactions avec les femmes ont été étudiés par des psychologues sociaux, des linguistes et des sociologues au niveau des couples et des groupes. Mais la recherche sur les hiérarchies de genre dans les structures politiques et économiques, les systèmes religieux et culturels, ainsi que l’organisation sociale peut aussi être considérée comme une tentative de définir les avantages octroyés aux hommes dans leur ensemble, dans cette espèce de « négociation collective » avec les femmes, qui finit par constituer les sociétés que nous connaissons.
43[...]
44Nous, membres de la communauté « femmes et développement » et/ou féministe, avons consacré de nombreuses années à identifier les demandes (intérêts, besoins) que les femmes devraient présenter dans le cadre des projets de développement et des politiques publiques. Le moment est venu de porter toute notre attention sur la tâche suivante, qui n’est pas moins essentielle : révéler et éliminer les injustices que cachent les règles et les procédures en vigueur dans les milieux institutionnels, et que nous avons présentées plus haut comme étant les plus importantes pour l’égalité de genre. Les hommes qui profitent de la situation actuelle et de leurs multiples avantages dans les négociations se rendent-ils compte de ce qu’implique ce bouleversement ? Cette fois-ci, si nous adoptons une approche moins frontale que celle de « ce que nous, les femmes, voulons », peut-être réussirons-nous à les surprendre et à refaire le monde avant qu’ils ne se rendent compte de tout ce que contient l’innocent concept de justice dans les procédures. [...]
Traduit de l’espagnol. Texte original : «Intereses o justicia, ¿adónde va la discusión sobre la mujer y el desarrollo?» In: Materiales de enseñanza généro y desarollo, Ediciones entre Mujeres: Proyecto de Cooperación Sur-Norte, 1992, Lima
Bibliographie
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