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La mondialisation et les emplois informatisés. Avantages et risques pour les femmes

p. 87-91

Note de l’éditeur

Référence : Pearson, Ruth. “La mondialisation et les emplois informatisés. Avantages et risques pour les femmes” in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mondialisation et pauvreté, Cahiers Genre et Développement, n°3, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2002, pp. 87-91, DOI : 10.4000/books.iheid.5528 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.


Texte intégral

Ce texte décrit la rencontre ambivalente entre les femmes et les technologies informatiques dans les pays en développement : si la création de nouveaux emplois leur est bénéfique, elle se réalise au prix de l’émergence et du développement accéléré des lésions par efforts répétitifs (LER). En présentant les termes du débat dans les pays du Nord, l’auteure inscrit son analyse dans une perspective comparative.

1Cet article étudie, du point de vue des femmes et des pays du Sud, en faisant référence en contrepoint à ceux du Nord, les conséquences d’un des aspects de la mondialisation, l’essor des technologies informatiques. Il montre par le biais de la gestion de la santé au travail, les risques que représente pour les femmes le développement des emplois de saisie, et porte particulièrement sur les « troubles musculo-squelettiques » (TMS) ou les « lésions par efforts répétitifs » (LER). Il part des résultats d’enquêtes réalisées par des chercheuses dans différents pays en développement ainsi que par l’auteure en Australie et en Jamaïque notamment.

2L’analyse de la délocalisation des activités de saisie (offshore) montre que la nouvelle donne de la division internationale du travail a des conséquences différenciées sur la santé des femmes au travail ; elles sont parfois paradoxales, ainsi la pression des cadences est moins constante dans des entreprises délocalisées que dans celles des pays donneurs d’ordres.

L’informatique crée une grande diversité d’emplois, et ceux que ce secteur offre aux femmes recouvrent un large éventail, depuis des travaux peu qualifiés et mal payés, comme la saisie, jusqu’à des postes caractérisés par une qualification et un statut professionnel élevés, les analystes de systèmes ou les programmeurs, par exemple. La plupart des emplois toutefois se trouvent concentrés au bas de l’échelle. La façon dont les techniques de l’informatique sont adoptées et diffusées est également extrêmement contrastée et leur dynamique est un reflet des réalités socio-économiques qui diffèrent selon le secteur et le pays. Dans les pays développés, presque tous les emplois de bureau sont informatisés. Dans les pays en voie de développement, l’informatique s’est diffusée d’une manière discontinue et souvent à partir du modèle appliqué dans les pays développés. Dans ces derniers, les organisations du secteur public et des entreprises privées ont suivi le même processus d’informatisation : elles ont adopté, dans les années 70, les ordinateurs rattachés à une unité centrale, qui seront progressivement remplacés par les micro-ordinateurs et les ordinateurs personnels durant les années 80.

Dans les pays développés et en voie de développement, les femmes ont surtout été embauchées pour effectuer un travail sur clavier consistant à saisir et à traiter des données. Dans la mesure où les télécommunications opèrent sur une échelle internationale, le traitement informatique peut être relocalisé dans les économies offrant de bas salaires. Cette tendance à la délocalisation des emplois de bureau, ou à leur sous-traitance, si limitée soit elle, s’est bien affirmée en direction de pays où les femmes, employées à la saisie, sont payées à un coût bien inférieur à celui d’une force de travail comparable dans les pays développés. Inversement, le travail hautement qualifié pour le développement de logiciels est confié à des spécialistes en informatique soit dans les pays mêmes in situ, soit en les importants sur la base de contrats à court terme, un procédé connu sous le nom de body-shopping.

Des études ont mis en évidence les avantages que retiraient les pays en développement de ces processus : des créations d’emplois pour les jeunes en fin de scolarité et des entrées de devises ; on espérait aussi, mais cela a été démenti par les faits, que la délocalisation du travail serait l’occasion d’un bond en avant dans l’ère de la nouvelle technologie où les petits pays en développement pouvaient faire valoir des avantages comparatifs (Girvan 1989).

Le débat sur la diffusion des techniques de l’informatique dans les pays en développement, soit dans le cadre national soit à travers l’internationalisation de la saisie et du développement des logiciels a pratiquement ignoré la position contractuelle, le problème des salaires, de la formation et de la promotion, celui de la santé et de la sécurité des travailleurs. Au regard du fort intérêt que soulèvent ces questions dans les pays développés, surtout celles liées à la santé et à la sécurité, il s’agit là d’une omission bien éloquente.

Une main-d’œuvre féminine « bon marché » : nouveau modèle ou histoire ancienne ?

Les quelques études sur la délocalisation des emplois féminins de saisie portent sur les Caraïbes, devenues un centre important où les entreprises américaines sous-traitent en particulier l’exploitation de données commerciales labiles. Ces recherches ont été menées à la suite de la publication d’une grande étude du Congrès américain sur l’automatisation du travail de bureaux (OTA 1985) dans laquelle il apparaît que la délocalisation est une stratégie alternative de réduction des coûts surtout quand la saisie des données peut être réalisée par des Caribéens ayant un bon niveau scolaire, car leur salaire est six fois moindre que celui de leurs homologues américains. Cette étude constate brièvement que « les femmes représentent 99 % de la main-d’œuvre » (ibid., p. 217). Le rapport note aussi que cette main-d’œuvre « bon marché »1 se caractérise par sa qualité et sa productivité (ibid., p. 223). Les gouvernements et les employeurs des pays d’accueil ont tendance à voir dans la délocalisation du travail une chance pour les pays en développement : C’est une industrie « propre », qui n’exige ni équipement lourd, ni grands espaces, et qui ne pollue pas, contrairement aux autres entreprises industrielles. Elle offre, pour le moins, aux travailleurs des pays en développement, la possibilité exceptionnelle d’une formation rudimentaire en informatique. Enfin, elle établit les bases d’une expansion future pour des industries liées à l’informatique, comme les services techniques de développement de logiciels et de transmission de données. (ibid., p. 225).

Les institutions financières orthodoxes, comme la Banque mondiale, voient également dans cette forme d’internationalisation un scénario économique, avantageux pour les deux parties ; elle génère des devises, une formation et des emplois pour des chômeurs, tout en préparant le terrain pour une nouvelle place dans la division internationale du travail qui porterait des fruits au XXIe siècle sous la forme de nouveaux avantages comparatifs.

Le rapport de l’OTA conteste les critiques au traitement délocalisé de données : L’expert du développement soutient que les réactions négatives dans les pays en développement, s’il en existe, sont le fait généralement des secteurs les plus scolarisés et du mouvement ouvrier ou, selon ses propres termes, de « personnes qui trouvent sans mal un emploi ».

Ceux qui voient dans les investissements américains une source d’exploitation ont en général un statut économique élevé et un emploi qui ne dépend pas de ce genre d’investissements (ibid. p. 226).

Les études sur l’informatisation et l’emploi ne se sont donc pas intéressées à la santé ou la sécurité de tels emplois dans les pays en développement, alors qu’une conscience de ces problèmes existe dans les pays développés2.

J’ai étudié dans le passé les processus de mise au travail d’une main d’œuvre féminine abondante et bon marché dans la production pour l’exportation (World market factories) des pays en développement dans le contexte de l’internationalisation de la production, notamment à partir des années 60 (Elson, Pearson 1984). On pourrait dire qu’une fois encore, dans le développement des emplois liés à l’informatique, on assiste à la mise au travail majoritaire des femmes, considérées comme une main-d’œuvre bon marché, flexible, et adaptable à ces nouvelles technologies comme à ces nouvelles pratiques de gestion (Standing 1989, Ng 1991).

Bibliographie

Elson D. and Pearson R., 1984, « The Subordination of Women and the Internationalization of Factory Production », in K. Young et al. (eds), Of Marriage and the Market : Women’s Subordination in International Perspective, Routledge, London.

Girvan N., 1989, « Technological change and the Carribean : Formulating strategic response », in Social and Economic Studies, vol. 30, n° 2, p. 111-135.

Ng C., 1991, « Information technology, economic restructuring and their impact on women workers : the case of the telecommunications industry in Malaysia », Working Paper, ISS, La Haye.

OTA, 1985, Automation of America’s Offices, Washington, Office of Technology Assessment.

Standing, G., 1989, « Global feminization through fexible labour », World Development, vol. 17, n° 7.

Annexe

Enfin, je montre que l’essor des technologies informatiques ne peut être dissocié de la privatisation et de la déréglementation. Pas plus qu’il ne peut l’être de l’introduction des innovations organisationnelles en entreprise, dans la mesure où c’est l’ensemble de ces facteurs qui a une incidence sur les modalités de mise au travail et sur les conditions de travail et de santé.

Les questions de santé et de sécurité soulevées par la sous-traitance du travail de bureau dans les entreprises délocalisées ne sont pas traitées. Le même rapport contient un chapitre entier de trente pages (chapitre 5) intitulé « Automatisation du travail de bureau et qualité des conditions de travail », mais uniquement en référence aux États-Unis. Ce chapitre énumère les effets possibles du stress ainsi que les résultats de recherches sur les problèmes de la vision et du système musculo-squelettique ou reproductif, qui découlent de l’extension, dans ce pays, du télétravail.

Source du chapitre : Les paradoxes de la mondialisation, Cahiers du GEDISST, n° 21, L’Harmattan, 1998, pp. 59-63. copyright© Editions L'Harmattan. Version réduite d’un texte publié dans un ouvrage collectif sous la direction de Swasti Mitter et Sheila Rowbotham. Pour des développements plus approfondis, nous renvoyons à ce texte (Pearson 1995).

Notes de bas de page

1 Le terme de « main-d’œuvre bon marché » a été déconstruit par Elson et Pearson (1984).

2 Cependant cette conscience n’est pas généralisée en dehors de la littérature spécialisée sur la santé. L’excellent ouvrage de Webster Office Automation : the Labour Process and Women’s Work in Britain, 1990 n’en fait pas mention. L’étude pionnière de Crompton et de Jones White Collar Proletariat : Deskilling and Gender in Clerical Work, en 1984 n’a pas non plus abordé ces questions. L’ouvrage de Finnegan et al. (1987) traite les aspects sociaux des techniques informatiques, mais il n’évoque pas ce thème.

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