Mondialisation, genre et travail
p. 79-85
Note de l’éditeur
Référence : Rangel de Paiva Abreu, Alice. “Mondialisation, genre et travail” in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mondialisation et pauvreté, Cahiers Genre et Développement, n°3, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2002, pp. 79-85, DOI : 10.4000/books.iheid.5525 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
La mondialisation de l’économie affecte le travail des femmes, en fonction des demandes des entreprises transnationales. Il s’agit, notamment, de la flexibilité du travail, entraînant la précarité, l’instabilité et, parfois, l’élimination du travail féminin. En Amérique latine, par contre, le travail féminin a considérablement augmenté, mais il s’agit le plus souvent d’emplois temporaires et à temps partiel. Par ailleurs, le secteur informel, utilisant principalement des femmes, contribue à l’érosion du droit des travailleuses.
1Au cours des années 1980, la flexibilité a été généralement associée à la féminisation de la force de travail industrielle, autant dans les pays développés que dans les pays en développement [J. Jenson, E. Hagen & C. Reddy, 1988 ; Standing, 1989] suivant l’idée qu’était en train de se produire la féminisation de nombreux emplois et d’activités traditionnellement dominées par les hommes [G. Standing, 1989].
2D. Elson, 1995, rappelle, entre temps, que la flexibilité n’est pas toujours associée à la féminisation, comprise de cette manière. Il arrive souvent que l’augmentation de la force de travail féminine ne soit pas le résultat de la féminisation d’occupations masculines. Elle peut signifier la disparition d’emplois traditionnellement masculins et l’expansion d’emplois traditionnellement féminins. Le point central de son argumentation est la permanence de la segmentation, y compris avec l’introduction du nouveau paradigme. « La division sexuelle du travail, qui tend à confiner les femmes dans des positions relativement subordonnées et inférieures dans l’organisation de la production monétisée, n’est pas dépassée par la flexibilité. Au contraire, elle structure la forme assumée par la flexibilité. Ceci est vrai aussi bien pour le secteur informel que pour le secteur formel ». [D. Elson, 1995, 9].
3Cette prise de position reprend la discussion de D. Kergoat [1992], qui affirme que la flexibilisation doit, en tant que nouveau modèle d’organisation industrielle, se conjuguer au masculin et au féminin. Alors que pour les hommes, le paradigme industriel suppose une véritable politique de re-professionnalisation du travail, en y intégrant les fonctions de production et de maintenance, ainsi que l’établissement de nouvelles carrières professionnelles et de nouvelles opportunités formelles de recyclage, la flexibilisation au féminin se présente de manière assez différente. Pour les femmes, le nouveau modèle passe par l’utilisation intensive de formes atypiques de travail : les contrats de courte durée ou l’emploi à temps partiel. On assiste de plus, dans la majorité des cas, à une juxtaposition du taylorisme et des nouvelles technologies flexibles ; les nouvelles structures de qualification additionnent les nouvelles qualités (capacité d’autocontrôle, intégration des exigences de qualité, de gestion du stock, de normalisation des équipements) et des qualités anciennes (rapidité et adresse). Le tout, par une simple mise au courant du poste de travail et sans création de nouvelles carrières professionnelles. Les femmes deviennent polyvalentes, sans augmentation de salaire et sans aucune possibilité d’ouverture sur de nouvelles opportunités de promotion.
4De nombreux auteurs ont cependant et de plus en plus, attiré l’attention sur les aspects contradictoires du processus de restructuration et de flexibilisation. La restructuration de la production, indispensable pour l’introduction du nouveau paradigme, peut, dans certains cas, avoir pour conséquence la diminution relative du travail féminin. Le nouveau paradigme, en particulier si on le situe dans le long terme, semble faire revivre la tendance des années 1970 : le développement de l’utilisation de la main-d’œuvre féminine dans les industries de l’électronique, du textile et, même, de la confection.
5D. Elson [1995] mentionne de nombreux exemples de tendances opposées à la féminisation. C’est le cas de l’usine textile Courtauld, en Angleterre, où l’introduction de technologies nouvelles a augmenté l’emploi masculin et le chômage féminin, ou encore celui de l’industrie électronique en Irlande où se produit une forte chute de l’emploi féminin entre 1973 et 1978. L’industrie des semi-conducteurs aux États-Unis en est en autre exemple : le pourcentage des ouvrières y est passé de 72 % en 1965 à 55 % en 1977 et 40 % en 1980.
6De tels faits ne sont pas uniquement observables dans les pays développés. D. Elson [1995] cite également l’exemple du Mexique et de la sous-traitance [maquilas] : le pourcentage d’opératrices est passé, de 1980 à 1985, de 84 à 78 % pour le montage électronique et de 85 à 79 % dans le secteur des composants électroniques.
Flexibilité et travail féminin en Amérique latine
7Les processus que nous venons d’analyser commencent à toucher intensément l’Amérique latine, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, suite à la mise en place, dans les pays de la région, des différents programmes d’ajustement structurel.
8Ainsi que le remarque O. Oliveira [1995], la participation féminine sur le marché du travail de la région a considérablement augmenté au cours des vingt dernières années, bien qu’inégalement, selon les pays. Le Brésil, le Mexique, la Colombie et l’Uruguay connaissent, en 1990, des taux de participation féminine supérieurs à 30 % avec une intense pénétration dans les différents secteurs de l’économie. Le Brésil et l’Uruguay atteignent 39 %. D’autres, par contre, comme l’Équateur, Costa Rica et le Guatemala ne présentent qu’une faible participation de la femme à la force de travail, inférieure à 25 %.
9De nombreuses recherches, qui considèrent que la segmentation du marché du travail, l’organisation de la production et des processus de travail sont des thèmes centraux dans l’étude de la participation féminine sur ce marché, soulignent que la globalisation, la restructuration économique et les politiques d’ajustement et de stabilisation sont des facteurs d’explication importants de l’expansion de la présence féminine sur le marché latino-américain.
10Cependant, ces mêmes études mettent l’accent sur les connexions entre les stratégies de développement qui reposent sur le libre commerce, la privatisation et la production pour l’exportation et, les politiques de stabilisation et d’ajustement qui maintiennent les salaires au niveau le plus bas, suppriment les bénéfices sociaux fondamentaux et affaiblissent le pouvoir de négociation des syndicats.
11Des études récentes, réalisées dans la région, établissent un rapport entre l’expansion du travail féminin et les processus de globalisation. Elles attirent l’attention sur les relations entre le modèle d’industrialisation orienté vers le marché extérieur, l’installation d’entreprises transnationales de sous-traitance et la féminisation de la force de travail. On pourrait noter, dans ces circonstances, une préférence marquée pour l’engagement de femmes jeunes et célibataires, pour l’accomplissement d’activités non qualifiées avec de faibles salaires [O. Oliveira, 1995].
12Malgré une avancée de la participation féminine sur le marché du travail de la région, les personnes employées aux tâches les plus précaires des secteurs formel ou informel continuent, de fait, d’être majoritairement des femmes. Des données de 1990, sur la participation féminine dans le secteur informel au Brésil, montrent que les femmes travaillent plus fréquemment à domicile que les hommes. Ainsi, par exemple, dans les petits établissements qui n’occupent pas plus de 5 personnes en zone urbaine, 38,8 % des femmes réalisent leur travail à leur propre domicile, contre 4,6 % des hommes.
13Si nous y ajoutons 12,3 % qui effectuent leur travail au domicile de tiers, nous constations que plus de 50 % des femmes, employées dans les petits établissements du secteur urbain, travaillent dans un contexte domestique. Par ailleurs, 82,8 % des personnes qui travaillent à leur propre domicile sont des femmes. Une proportion significative d’entre elles sont chefs de famille (20,3 %) ou des épouses (65,2 %) ; ce qui contribue probablement à ce que l’exercice d’activités mercantiles ait lieu dans le cadre de la vie familiale.
14De même, la majorité des travailleurs à temps partiel sont des femmes. Bien qu’elles ne soient qu’à peine 36,4 % de la population urbaine employée dans des établissements d’au maximum 5 travailleurs, elles représentent 65 % des travailleurs du temps partiel (temps inférieur à quarante heures par semaine). Plus de la moitié des femmes travaillent à temps partiel alors que seulement 15,5 % des hommes en font autant [J. Abreu et B. Sorj, 1994].
15Les données mentionnées précédemment ont trait à des unités de production du secteur informel. Si nous nous penchons sur les données concernant un autre type d’emploi précaire extrêmement répandu : le travail domestique rémunéré, qui représente environ 7 % de l’emploi dans le secteur cité (établissements urbains n’occupant pas plus de 5 personnes), la grande différence entre hommes et femmes est, une fois de plus, mise en évidence. Près de 18 % des femmes occupées sont des domestiques, alors que les hommes ne le sont qu’à raison de 1 % [J. Abreu et B. Sorj, 1994].
16D’autres pays de la région offrent des situations analogues. En Colombie, à la fin des années 80, 25 % des travailleuses du textile avaient un contrat temporaire. En Argentine, à Buenos Aires, en 1987, les femmes occupaient 68 % des emplois à temps partiel et environ 32 % des femmes qui avaient un emploi rémunéré travaillaient moins de trente-cinq heures par semaine [BIT, 1993].
17Cette différence entre le type d’insertion des hommes et des femmes sur le marché du travail, même informel, a été signalée par plusieurs auteurs. A. M. Scott [1991] indique que, dans le secteur formel comme dans l’informel, le travail des femmes présente des caractéristiques négatives associées à la flexibilité. Celui des hommes, par contre, offre des caractéristiques positives associées à la permanence ou à la régularité de leur travail. Dans son étude sur Lima, au Pérou, il affirme que « même si les hommes travaillaient dans le secteur informel et même s’ils y étaient prédominants, ils avaient accès à des occupations qui permettaient l’acquisition de qualifications, l’accumulation d’épargne et la mobilité entre le secteur informel et le secteur formel » [A. M. Scott, 1991, 24. A. Rangel de Paiva Abreu et B. Sorj [1995] signalent une situation de toute évidence analogue parmi les travailleurs sous-traitants de l’industrie de la confection de Rio de Janeiro. Làbas, la situation des tailleurs se rapproche de celle des travailleurs à leur propre compte, alors que les couturières conservent des rapports de subordination semblables à ceux du travail salarié typique [A. R. Abreu et B. Sorj, 1995].
Genre et dérégulation
18La mise en place du nouveau modèle de flexibilisation de la production a conduit à l’augmentation des types d’emplois précaires, jusqu’à présent majoritairement occupés par des femmes. Il est même possible de détecter, dans ce processus de précarisation de l’emploi, quelques situations témoignant d’un mouvement de déféminisation de certains marchés du travail. Parce qu’un plus grand nombre d’hommes sont touchés, la question de la dérégulation devient, dans les pays du centre, un point important de la discussion sur la flexibilisation.
19Par contre, en Amérique latine, le marché est majoritairement dérégulé par l’importance du poids du secteur informel, dans une grande partie des pays de la région. Dans certains cas, comme au Brésil, le secteur informel, lui-même, présente des marques de dérégulation et un grand nombre de travailleurs n’ont aucun contrat de travail en règle. La crise économique des années 1980 semble avoir mené à une situation qui contredit le modèle habituel : un accroissement du secteur informel par l’augmentation du nombre de travailleurs à leur compte. Au Brésil, la crise économique semble avoir été évitée grâce à l’emploi de travailleurs salariés non déclarés et, par conséquent, pratiquement dépourvus de droits.
20Mais, comme le souligne D. Elson [1995], il n’existe aucune raison intrinsèque justifiant l’érosion des droits des travailleurs. Ceux qui travaillent à temps partiel devraient avoir les mêmes droits que ceux qui le font à plein temps ; ceux qui travaillent en sous-traitance, les mêmes que ceux des firmes pourvoyeuses. Les travailleurs temporaires pourraient jouir de bénéfices octroyés par l’Etat et non par l’employeur. Il n’est pas impératif que la réduction des coûts du travail soit payée par les travailleurs.
21La manière libérale de voir les choses n’attribue aucune importance au fait que les marchés sont des institutions sociales et collectives et que celles-ci exigent l’existence d’une certaine régulation de la part de l’Etat et des organisations collectives afin d’établir et de défendre les droits des parties. Les contrats de travail sont essentiellement incomplets, car ils ne spécifient pas avec exactitude le travail à réaliser. C’est pour cette raison que des droits qui pourraient s’ajouter à ceux de l’achat et de la vente de la force de travail sont indispensables. Le problème ne réside pas dans la nécessité de la régulation, mais dans le type de règles qu’il est nécessaire d’établir [D. Elson, 1995].
22Plutôt que de garantir le droit à un emploi particulier, les nouvelles réglementations devraient prévoir des mécanismes de replacement sur le marché du travail. D. Elson [1995] défend le rôle des organisations collectives en faveur de la défense des droits des travailleurs. La flexibilité affaiblit les bases organisationnelles du mouvement syndical traditionnel, mais peut également promouvoir de nouveaux syndicalismes qui iraient au-delà de la fabrique en atteignant la communauté, en assurant plus largement les besoins des travailleurs et en tenant compte de leur rôle social différencié de parents, de fils, de filles et de citoyens, en plus de celui qu’ils ont en tant que travailleurs. […]
23Malgré quoi, les femmes ont une marge d’autonomie qui leur permet de donner sens à leurs conduites et aux rapports sociaux dans lesquels elles se trouvent. L’incorporation au marché du travail leur offre une base de valorisation individuelle et sociale que ne leur fournit pas le travail domestique. Elle contribue également, dans une certaine mesure, à la confirmation de la reconnaissance sociétale nécessaire à l’obtention d’un développement indépendant du reste des membres de leur famille. Elles parviennent ainsi à mettre en place une nouvelle relation avec la société, médiatisée par le travail.
Source du chapitre : Rapports de genre et mondialisation des mondes, Centre Tricontinental/Le Monde selon les Femmes, L’Harmattan, Paris 1999, p. 29-30. copyright© Editions L'Harmattan. Cet article est aussi paru dans : Rosalba Rodasco et Regina Rodriguez, El trabajo de las Mujeres en el tiempo gobal.
Bibliographie
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Auteurs
Chargée de recherches à l’Université fédérale de Rio de Janeiro.
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