Mondialisation et division sexuelle du travail
p. 73-78
Note de l’éditeur
Référence : Hirata, Helena, et Hélène Le Douaré. “Mondialisation et division sexuelle du travail” in Christine Verschuur et Fenneke Reysoo, Genre, mondialisation et pauvreté, Cahiers Genre et Développement, n°3, Genève, Paris : EFI/AFED, L'Harmattan, 2002, pp. 73-78, DOI : 10.4000/books.iheid.5522 – Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
La considération des différences Nord-Sud est heuristique aussi bien pour l’étude des transformations du travail aujourd’hui que pour l’analyse des rapports sociaux de sexe à l’intérieur des mouvements, comme on le verra plus loin.
Dé-localisation et ré-organisation (du sexe) du travail ?
1Regarder ce qui se passe au Sud évite des généralisations abusives sur l’émergence de nouveaux modèles productifs à partir uniquement de l’étude de la situation des pays du Nord1. En effet on assiste à une double transformation paradoxale du travail, parce qu’elle semble aller dans des sens opposés : d’une part, l’implication du sujet dans le processus de travail et, d’autre part, la précarisation de l’emploi, avec le développement des formes flexibles du travail et la croissance du chômage. Ce deuxième mouvement est large et mondialisé et semble concerner les femmes en premier lieu, tandis que l’implication requise par les nouveaux modèles d’organisation du travail semble concerner tendanciellement les salariés du sexe masculin, des grandes entreprises industrielles des pays du Nord.
2Le procès de mondialisation économique et financière en cours est souvent associé à un ensemble de phénomènes étroitement liés : interdépendance et intégration croissantes des marchés nationaux ; augmentation du commerce et des échanges internationaux de biens et de services ; déréglementation et ouverture des marchés et de l’économie dues aux politiques gouvernementales néolibérales ; développement accéléré de la technologie d’information, expansion des réseaux, et, d’une manière plus générale, essor des nouvelles technologies fondées sur la micro-électronique. La création de marchés régionaux (Union européenne, Alena, Mercosur) fait de la régionalisation l’autre face de la mondialisation ; plusieurs pôles économiques se consolident comme des centres productifs – États-Unis, Japon, Europe. Ils accueillent des investissements directs et sont simultanément investisseurs ailleurs. Enfin, ces processus d’intégration des marchés renforcent une nouvelle logique d’expansion des firmes multinationales.
3Parallèlement à l’avancement de ce processus de mondialisation, on assiste au développement d’autres processus, à des degrés différents selon les pays, comme les privatisations et le développement de la sous-traitance (rapports clients-fournisseurs).
4Il semble clair que les conséquences socio-économiques de cet ensemble de phénomènes que l’on appelle la mondialisation […] ne sont pas les mêmes pour les pays du Nord et du Sud et à l’intérieur de chacune de ces régions et pays, des divisions sociales existantes sont renforcées, d’autres émergent. La mondialisation, en tant qu’« interdépendance croissante de tous les marchés nationaux pour la constitution d’un marché mondial unifié » (Lipietz, 1996, p. 43) ne supprime pas la diversité des mondes du travail existants, bien au contraire : nous pensons que la poursuite du processus d’internationalisation du capital tend à aiguiser la diversité et l’hétérogénéité des situations de travail, d’emploi, de formes d’insertion dans l’activité des femmes et des hommes, du Sud et du Nord. « Inclusion » ou « exclusion » peuvent être des termes – utilisés ici à des fins purement descriptives2 – pour désigner la structuration interne de zones développées (Europe, Japon, États-Unis, certains pays de l’Asie ou d’Amérique latine) et de zones « exclues » du développement (le cas de l’Afrique, par exemple). Ce processus tend aussi à créer une autre dynamique entre le global et le local et modifie fondamentalement le caractère du local lui-même (Labrecque 1997, p. 51) Les conséquences différentielles de la mondialisation selon le sexe3 restent encore largement à analyser. La quasi-totalité des nombreux travaux parus, qui examinent les phénomènes que nous avons très rapidement évoqués ci-dessus ne prennent pas en ligne de compte le fait que la population touchée par ces changements macro-économiques et sociaux est masculine ou féminine. […] Un certain nombre de recherches, d’exception puisqu’elles considèrent la mondialisation à partir d’un point de vue de genre, soulignent les conséquences complexes et contradictoires de ce processus. Ainsi, les recherches coordonnées par S. Mitter et S. Rowbotham (1995) montrent que les mutations technologiques et l’intensification des échanges internationaux augmentent tendanciellement les opportunités d’emploi pour les femmes : en Malaisie, la part des femmes dans les emplois qualifiés de l’informatique, par exemple, est passée de 16 % en 1975 à 40 % en 1990 (Mitter, Rowbotham, cité par Rapkiewicz 1997, p. 142). Au Chili, L. Abramo (1997, pp. 12 et 24) montre que l’introduction de nouvelles technologies ouvre aussi de nouvelles opportunités et a des conséquences positives sur le travail féminin. R. Mears (1995) souligne cette même tendance à partir d’un bilan de la littérature consacrée à la globalisation et à l’emploi des femmes en Amérique.
5Cette diversification des opportunités d’emploi qualifié a pu être constatée aussi au Brésil à partir d’enquêtes sur le terrain. Ainsi, nous avons pu étudier l’entrée des femmes dans les postes d’entretien électrique/instrumentation, au milieu des années 90, comme une conséquence de la décentralisation de la maintenance dans une entreprise de la branche chimie appartenant à une multinationale française. On requiert une compétence technique pour la réalisation de l’activité professionnelle. La poursuite de la formation, avec l’inscription dans un cours universitaire d’ingénierie, fait partie de la trajectoire d’une des techniciennes interviewées4. Cependant, cette nouvelle réalité est contradictoire, puisque ces travailleuses, jeunes et avec une formation technique, se voient confier les « pires services de l’entretien ». Comme le souligne une jeune ouvrière : les hommes craindraient la concurrence. La négation de l’identité sexuelle est continuellement exigée par le travail : « Il faut avoir une tenue bien professionnelle, comme si on était un homme au travail » (ibid.) : elles sont victimes de « rigolades », elles doivent s’habiller avec des vêtements qui ne marquent pas les lignes du corps et elles se plaignent dans un texte rédigé pour une rencontre du groupe industriel de ne pas avoir un W-C féminin dans leur local de travail où elles sont très minoritaires5.
6[…] L’analyse des emplois féminins créés dans un contexte de flexibilisation du travail montre qu’en Asie, en Europe et en Amérique latine, ces emplois semblent, en grande majorité, marqués du sceau de l’instabilité et de la vulnérabilité6.
D’un point de vue macro-économique, l’analyse des politiques d’ajustement structurel en lien avec l’évolution des salaires a montré aussi un processus de dégradation important des salaires dans les pays latino-américains. Au Mexique, le salaire des femmes représentait 80 % de celui des hommes en 1980 ; il est tombé à 57 % en 1992 (PNUD 1997, p. 69).
Trois études ayant en commun le fait de penser les liens entre rapports sociaux de sexe/genre, travail et développement, ont analysé la situation paradoxale des femmes dans l’espace globalisé de l’économie-monde. Elles pointent les difficultés de l’individuation des femmes dans le cadre du rapport Nord/Sud. Ainsi, N. Folbre (1995) affirme que « les femmes sont devant un paradoxe : les aspects du procès de développement qui accentuent leur indépendance économique en tant qu’individues (développement de l’éducation et de l’emploi salarié) tendent en même temps à augmenter leur vulnérabilité économique en tant que mères ». Elle souligne, par ailleurs, les conséquences asymétriques des processus actuels de privatisation et de réduction de la protection sociale sur les rapports hommes/femmes. La substitution marchande aux activités de soin et d’éducation consacrées aux enfants, notamment, a une efficacité relative mais l’abandon de l’idée de service public dans ce secteur a des conséquences négatives sur la croissance économique.
Un point de vue complémentaire est exprimé par S. Joekes (1987, pp. 118-119) sur la position des femmes à l’intérieur des rapports Nord/Sud. Elle souligne la vulnérabilité engendrée par l’interdépendance : avec ses « nouvelles opportunités à explorer », mais aussi ses « nouveaux risques », le processus d’interdépendance place les pays du Sud en situation de fragilité, en même temps qu’ils apparaissent comme des marchés et des acteurs économiques potentiellement émergents. Les conséquences sur la position économique des hommes et des femmes varient selon le secteur économique et selon la région. Les femmes, à l’intérieur des pays du Sud, bénéficient directement en tant que salariées ou indirectement au sein de leur famille, de l’expansion économique (cas de l’Asie) ou font les frais, proportionnellement plus que les hommes, des processus de récession (Afrique, Amérique latine). Elles profitent de la croissance de l’emploi industriel suscitée par l’essor de la production pour l’exportation, mais dans l’agriculture, le bilan reste négatif : « le progrès technique dans l’agriculture n’a pas bénéficié aux femmes dans les pays en voie de développement » (ibid., p. 123). Plus mitigée est l’évaluation du secteur des services, où coexistent destruction et création d’emplois, ce deuxième mouvement paraissant plus limité selon S. Joekes dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. Enfin, sa conclusion générale peut s’énoncer sous la forme d’un paradoxe :
A partir d’un point de vue du Sud, S. Yañez et R. Todaro (eds., 1997) soulignent la nécessité de protéger les droits et les intérêts des femmes dans un contexte d’intégration régionale. Elles montrent que l’ouverture et les traités commerciaux aiguisent, mais ne créent pas, des tendances lourdes d’évolution de l’emploi – notamment la flexibilisation du marché de travail et de la production – avec des conséquences négatives en termes de stabilité du travail et de qualité de l’emploi. Elles constatent qu’au Chili l’augmentation du travail féminin a été plus importante que celle de l’emploi masculin dans la dernière période, mais qu’une décélération a eu lieu ces cinq dernières années et que la tendance actuelle à la précarisation de l’emploi pourrait toucher davantage les femmes. Deux orientations sont avancées pour contrecarrer cette situation : la première porte sur l’augmentation du pouvoir de négociation des salariées par une réorientation de l’action syndicale ; la deuxième est axée sur des propositions de politiques publiques concernant l’emploi et les droits des femmes. Elles n’excluent pas un troisième front : les réorientations nécessaires de la politique des entreprises en ce qui concerne la main-d’œuvre féminine, interpellant en particulier les représentations sexuées, les « images de genre » (ibid., p. 53) à la base de leurs politiques de « ressources humaine ».
Bibliographie
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Abramo Lais (1997) « Oportunidades y nuevas experiencias de trabajo para la mujer en el contexto de la restructuración productiva y de la integración regional ». Segundo seminario Mujer y Mercosur. Sao Paulo. UNIFEM, 29-30 de abril de 1997.
Joekes Susan (1987). Women in the World Economy. An INSTRAW Study. New York/Oxford. Oxford University Press.
10.1093/oso/9780195063158.001.0001 :Labrecque Marie-France (1997). « Résistance et mondialisation : femmes d’Amérique latine, travail et crise ». In Soares A. (ed.) Stratégies de résistance et travail des femmes. Paris, Québec, L’Harmattan.
Lipietz Alain (1996). La société en sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale. Paris. La Découverte.
Mitter Swasti, Rowbotham Sheila (eds) (1995). Women Encounter Technology : Changing Patterns of Employment in the Third World. London, New York. Routledge/United Nations University.
10.4324/9780203208618 :PNUD (1996, 1997). Rapport mondial sur le développement humain. Paris. Economica.
Rapkiewicz Clevi E. (1997). Compte-rendu de l’ouvrage de S. Mitter et S. Rowbothan. In Cahiers du Gedisst, n° 19.
Yañez Sonia, Todaro Rosalba (eds) (1997). Sobre mujeres y globalización. Santiago. CEM.
Annexe
On a également montré les conséquences de la délocalisation des activités de saisie des données ou de programmation : tout en créant de nouvelles opportunités d’emploi pour les femmes, celle-ci peut s’accompagner d’une dualité de salaires par rapport à ceux que perçoivent les travailleuses du pays d’origine des firmes clientes. Ainsi, une opératrice de saisie dans les Caraïbes peut avoir une rémunération six fois plus faible que son homologue américaine. […]
Allant dans le même sens, une recherche d’Helena Hirata, effectuée dans deux filiales (brésilienne, japonaise) d’une multinationale française dans la branche agro-alimentaire a montré que les ouvriers et ouvrières brésiliens estimaient avoir un niveau de salaires et de bénéfices sociaux très satisfaisants dans le contexte du marché du travail local ; cependant, si l’on compare ces salaires à ceux prévalant en France, ils sont inférieurs (le salaire de référence – le SMIC – étant au Brésil dix fois plus bas qu’en France).
« Les conditions de travail des femmes ont pu se détériorer par rapport à celles des hommes à l’intérieur (souligné par l’auteur) de chaque secteur, comme le résultat de pressions économiques internationales, [mais en même temps] un changement fondamentalement positif pour les femmes peut (souligné par l’auteur) être attribué largement aux évolutions du marché international » (ibid., p. 136).
Il s’agit de la croissance, dans les pays en développement, de l’emploi industriel féminin, mieux rémunéré que le travail dans l’agriculture ou dans les services (surtout les services domestiques rémunérés).
Source du chapitre : Les paradoxes de la mondialisation, Cahiers du Gedisst n° 21, 1998, L’Harmattan, p. 8-13. copyright© Editions L'Harmattan.
Notes de bas de page
1 Cf. le numéro coordonné par H. Hirata avec B. Lautier et P. Salama, « Les transformations du travail. Amérique latine et Asie », Revue Tiers Monde n° 154,1998
2 Pour une critique des concepts d’« exclusion » et d’« inclusion » et une analyse des concepts alternatifs, cf. Hirata, 1997 ; et Castel, Lipietz, Villiers, Mattioli, Torns, « L’exclusion en question (s) ». In Les Cahiers du MAGE, (3-4/1997).
3 Pour nous, les différences Nord/Sud et les différences hommes/femmes sont – avec les rapports capital-travail – fondamentales pour l’analyse et seront prises ici centralement en considération.
4 Ces techniciennes occupent en fait des postes d’ouvriers d’entretien.
5 « A mulher na manutenção », R. Sousa Gonçalves et al. (six signataires) présenté au IIIe séminaire Rhodia de manutenção industrial, s. d. (1994 ou 1995)
6 Voir par exemple pour l’Europe, M. Maruani 1996 ; pour l’Amérique latine, L. Abramo 1997 ; pour le Japon, cf. M. Osawa 1996.
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