Le crédit : un enjeu économique ou social ?
p. 339-341
Note de l’éditeur
Référence : Drevet-Dabbous, Olivia, “Le crédit : un enjeu économique ou social ?”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 339-341, DOI : 10.4000/books.iheid.5474. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1Le tissu associatif dans le quartier Grand-Yoff de Dakar où travaille l’équipe Chodak de l’association Enda Tiers Monde est particulièrement dense et diversifié : associations religieuses, récréatives, sportives et culturelles, tontines, ainsi que les Mbotayes, qui sont des groupements d’entraide féminine. Ces structures ont comme point commun d’avoir à leur tête un “père” social ou une “mère” sociale, qui garantit la cohésion du groupe. Les animateurs de Chodak s’appuient sur ces dernières pour mettre en œuvre leurs actions, qui depuis longtemps, prennent en considération les besoins des femmes.
2Chodak, dans cette perspective, monte un programme de santé (pesées et éducation sanitaire). Mais le taux de participation des femmes baisse rapidement. Les animateurs s’interrogent sur les raisons de ce désintérêt, et constatent que les séances sont considérées par les femmes comme une perte de temps, du fait qu’elles ne reçoivent aucune contrepartie lorsqu’elles y assistent. Le fait qu’elles ne puissent rien exiger de Chodak signifient pour elles que les animateurs ne veulent pas participer à leurs réseaux sociaux, qui jouent pourtant un rôle social et économique primordial : “Vous refusez de vous lier à nous, d’être nos parents. C’est bien beau, mais vous êtes égoïstes. Vous voulez vous servir de nous”. Plutôt qu’une aide, le projet est perçu comme une dette que Chodak se crée envers les femmes.
3Chodak décide alors de greffer un projet de crédit sur ce programme de santé, pour permettre aux femmes de développer des activités économiques. Mais le malentendu persiste, dans le sens où les animateurs pensent que cela augmentera la participation aux pesées, alors que les femmes considèrent que le crédit est une manière pour les animateurs de régler la dette qu’ils ont envers elles. Le taux de participation aux pesées augmente, mais en revanche, aucune activité économique n’émerge malgré les crédits accordés. Après plusieurs réunions, Chodak se rend compte que l’argent prêté est considéré par les femmes comme une rémunération pour leur participation (qu’elles estiment être un service rendu à Chodak permettant aux animateurs de justifier leur présence dans le quartier). Tant qu’elles le remboursent, elles se considèrent libres d’utiliser l’argent comme et quand elles le souhaitent, sans rendre de compte aux animateurs. Ainsi, les ambitions du projet sont complètement détournées : les fonds ne sont que peu investis dans des activités économiques, et le mode de gestion, totalement opaque, ne répond pas aux règles de prévoyance à long terme que Chodak voulait développer. Mais en réalité, ce qui apparaît comme un “détournement” correspond à un mode de fonctionnement où le social à moyen et long terme prime sur l’économique à court terme. La circulation des biens prime sur leur immobilisation : les femmes appartiennent à de nombreux réseaux sociaux (la “toile d’araignée“), qu’elles se doivent d’alimenter régulièrement. Leur logique est celle du don/contre-don. Elles placent leur argent “socialement”, dans la perspective de le recevoir en retour, quand elles en auront besoin, sous forme monétaire, matérielle ou symbolique. Ainsi, les objectifs de ces groupements féminins sont-ils totalement étrangers à ceux poursuivis par l’équipe du projet.
4Après analyse, Chodak pense que trois erreurs d’appréciation sont à l’origine d’un tel dysfonctionnement. Premièrement, les animateurs reconnaissent leur difficulté à comprendre et accepter les objectifs des femmes, pensant que ce sont eux qui ont toujours raison. Deuxièmement, les femmes, devant alimenter régulièrement leurs réseaux sociaux, ne pouvaient faire face aux pratiques de gestion requises par les animateurs, selon lesquelles l’immobilisation de l’argent dans une banque était synonyme de réussite. Enfin, Chodak constate que sa volonté de faire adhérer la population à ses valeurs de transparence, d’égalité et de démocratie plutôt que de se baser sur les conceptions locales, marginalisait ceux qui y adhéraient.
5Sur la base de ces constats, Chodak relance le projet d’épargne-crédit, en s’appuyant cette fois sur des groupes identifiés (maraîchères, commerçantes, vendeuses de légumes ou de poisson, grossistes, teinturières, auxiliaires de santé et couturières) et en ayant préalablement étudié leurs problèmes spécifiques. Il laisse également les femmes totalement libres de la gestion et de l’utilisation des fonds, la seule condition étant le remboursement aux échéances prévues. Les taux de recouvrement sont d’ailleurs bons, du fait que bien rembourser Chodak est une manière de prouver sa solvabilité aux autres. Pendant la même période, le Ministère du Développement Social sénégalais décide de créer une caisse d’épargne-crédit. Tous les groupements sont intéressés. Il s’agit pour eux bien plus d’élargir au maximum leur “toile d’araignée” que d’obtenir des crédits supplémentaires. Ils voient d’un œil très favorable le fait d’établir des relations avec le personnel des administrations, tout comme l’a été leur rencontre avec Chodak. En effet, plus les partenaires sont nombreux et bien placés socialement, plus sûre et meilleure sera la redistribution.
6L’équipe du projet tente d’étudier les comportements des femmes durant cette période, malgré toute la complexité d’une telle entreprise, étant donné la diversité des “terroirs sociaux” en interaction. Les animateurs constatent que ce qui est déterminant dans un tel contexte, ce n’est pas de différencier l’économique du social, l’enjeu se situant plutôt dans la vitesse de circulation de l’argent et des biens, qui symbolisent tant l’étendue de la “toile d’araignée” que la qualité des liens entretenus avec l’environnement. L’individu n’a pas de ressources propres, et son rôle n’est pas d’accumuler de l’argent à des fins personnelles, mais plutôt de participer à cette accumulation collective de son réseau. Ainsi, Chodak constate que les femmes bénéficiaires de ces crédits ont réparti les fonds en cinq catégories de transactions : les activités économiques (qui représentent moins des 50 % de la masse financière accordée), les placements sociaux, le remboursement des dettes, les besoins familiaux, et les offrandes. Cette diversification et multiplication des placements sociaux a en fait pour but d’accroître la sécurité économique de ces femmes. Ces crédits permettent non seulement d’élargir leur réseau social, notamment en y incluant les animateurs de Chodak, mais aussi d’accroître la vitesse des échanges en son sein, signe de solvabilité, et donc d’un certain prestige social.
7Ainsi, l’équipe Chodak découvre à quel point leurs objectifs et conceptions étaient éloignés des réalités vécues par ces groupements de femmes. Celles-ci ont en fait modifié le projet et ses objectifs économiques (créer des activités rémunératrices) pour mettre en œuvre leurs propres stratégies sociales, prioritaires, car pouvant, seules, à leur avis, garantir une certaine sécurité économique. Les animateurs, en voulant travailler avec ces groupements, ce sont retrouvés pris, à leur insu, dans ces jeux socio-économiques et intégrés dans cette “toile d’araignée”. Ce n’est qu’à la suite de plusieurs études et remises en question que l’équipe Chodak saisit le fonctionnement du système, et décide dorénavant de s’appuyer sur les logiques socio-économiques locales existantes.
8Cette étude sur le crédit révèle des faits atypiques par rapport à la littérature existant sur le sujet, ce qui soulève la question suivante : pourquoi ce genre de fonctionnement (où le social prime sur l’économique) n’apparaît-il pas dans les autres études réalisées sur le crédit ? La particularité se trouve-telle dans la démarche de Chodak, qui a permis l’émergence et la compréhension de certains comportements, ou réside-t-elle plutôt dans l’organisation sociale même de ce quartier ou de ces groupements féminins ?
Ce chapitre est une présentation synthétique du livre
E. S. Ndione. Le don et le recours : ressorts de l’économie urbaine Dakar, Enda Editions1992, n° 151-152-153 (coll. Recherches populaires)
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