Femmes et micro-économie, Le petit crédit
p. 333-338
Note de l’éditeur
Référence : Diarra, Marthe, “Femmes et micro-économie, Le petit crédit”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 333-338, DOI : 10.4000/books.iheid.5472. Acheter le .pdf chapitre éditeur.
Texte intégral
1[…]
Le crédit traditionnel
2Le crédit traditionnel généralement contracté en milieu rural consistait surtout en des prêts de céréales qui étaient aussi remboursés en céréales (mil, niébé, arachide). C’est une des formes de crédit la plus connue et la plus apparente. Les femmes sont directement concernées par ce crédit en céréales dans le cadre strict du commerce de plats cuisinés (tuwo, fura). En réalité, elles achètent le mil qu’elles transforment et règlent le marchand en espèce après écoulement (au village ou sur le marché) des mets préparés. […] Le crédit “social” qui est chez les femmes le plus important est occulté et semble être à première vue une simple dépense sociale ; dans la majorité des cas un premier crédit est contracté lors d’un baptême ou mariage et remboursé sans intérêt après l’organisation de la fête. Ce crédit en espèces suppose une certaine confiance entre le prêteur et l’emprunteur ; une confiance non pour la solvabilité (puisqu’elle est supposée acquise même si ce n’est pas toujours le cas) mais surtout pour le silence. Le crédit se prend et se rend dans le secret ; contracter un crédit est signe d’incapacité et d’irresponsabilité, aussi est-il préférable de le prendre auprès d’un parent ou d’un ami.
3Le biki est une contribution réciproque et obligatoire que se versent des femmes lors de cérémonies de mariage (elles ont la charge du trousseau de leur fille) et aussi des dépenses sociales relatives au mariage du fils qui dans la plupart des cas contribue lui aussi pour environ 50 %. Ces échanges existent entre femmes qui entretiennent des liens d’amitié. La réciprocité obligatoire fait du biki une sorte de crédit pour celle qui le reçoit. Elle doit, à l’occasion, le rendre avec des intérêts qui peuvent atteindre le taux de 100 %. Il est pratiqué lors d’un mariage ou d’un baptême organisé au sein de la concession. Le goudounmoua ou aide réciproque, souvent en nature, se pratique entre parents. C’est aussi une forme de crédit avec obligation morale de remboursement. Il est moins contraignant que le biki. Celui qui doit rembourser n’est pas tenu de respecter des “conditionnalités” de temps (remettre le cadeau le jour de la fête) ni de valeur du cadeau reçu. La somme accumulée à l’occasion de ces fêtes est souvent très importante et exprime l’importance de l’attraction ou de la capacité de mobilisation sociale de l’organisatrice qui est différente de son statut social ; elle est simplement le reflet de la valeur et du nombre des placements sociaux effectués.
4Le système de tontine est aussi une sorte de crédit sans intérêt pour celle qui prend l’ensemble des cotisations des membres. Elle regroupe plusieurs personnes (généralement exerçant une activité économique) qui cotisent régulièrement et la somme globale est reversée à un membre du groupe à la fin de chaque tour (une semaine, un mois). Le nombre de participants est égal au nombre des tours d’un cycle.
5L’importance du crédit en milieu rural amène C. Raynaut à dire que l’importance extrême que revêt le crédit dans la vie quotidienne locale – telle que sans lui toute activité économique et sociale serait paralysée – peut être interprétée comme un moyen d’accroître au maximum la masse monétaire en circulation et de laisser le moins possible d’argent inutilisé. En effet la présence du crédit en nature à plusieurs niveaux confirme cette hypothèse :
la vendeuse de galettes du village vend ses galettes et achète son mil à crédit chez le boutiquier ;
le boutiquier du village prend le mil à crédit à Maradi chez un grossiste qui lui-même s’approvisionne au Nigeria, Mali, etc. à crédit peut-être.
6Ce schéma est vrai pour le riz et pour de nombreux articles. Ceci prouve le besoin urgent de liquidités dans l’économie villageoise. Le crédit en argent est rare et existe seulement entre amis et parents. Les marchands préfèrent écouler leurs marchandises à crédit que de donner des espèces. Les demandeurs des espèces prennent alors des articles qu’ils bradent (20 à 30 % moins cher).
7La recherche de crédit commence dans le cercle des parents et amis et finit dans un autre village qui aurait eu une récolte plus consistante. Le réseau de crédit d’un individu est infini puisqu’il peut, en cas de besoin, utiliser le réseau d’un autre ami ou parent qui contracterait le crédit pour lui.
8Le crédit traditionnel est toujours un crédit gratuit sauf dans le cas du biki. Il est toujours contracté pour résoudre un problème particulier, souvent social ; mais quand on sait le rôle régulateur au sens de garantie financière que joue le “social” alors il cesse de paraître comme une dépense inutile et purement sociale, mais plutôt comme une épargne pour celui qui donne. Ces “activités” sociales ne sont pas comptabilisables et échappent souvent aux critères des évaluations des actions de crédit “moderne”. Chaque homme et surtout chaque femme draine avec soi ce capital qui est toujours mobilisable en cas de besoin. La forte présence des femmes dans ce système se justifie-t-elle par leur absence au niveau des bénéfices de l’économie villageoise ? En effet, en milieu urbain, on constate que les femmes les plus aisées se passent d’entretenir des relations intenses ; leur cercle de biki et de goudounmoua est plus restreint. Alors que chez les autres femmes ce réseau couvre une telle importance qu’il est nécessaire pour elles de recouvrer les fonds investis à un moment donné. Mais en ville des solutions de rechange ont été trouvées et on organise un biki à l’occasion du mariage (ou du baptême) d’une nièce ou d’un neveu. Les placements sociaux ne s’arrêtent pas là, il en existe d’autres qui évitent les dépenses : les prestations de services. Elles sont à la base soutenues par un système de cadeaux ou de dons (souvent en espèces) régulièrement offerts aux prestataires qui sont le plus souvent issus d’une classe sociale inférieure ; ces dons les rendent redevables en cas de surcharge de travail chez le donneur. Ainsi les biki sont toujours accompagnés d’une fête qui nécessite une main-d’œuvre importante pour son organisation. Plus l’organisatrice a offert des cadeaux, plus les différentes tâches sont effectuées et organisées avec diligence de sorte qu’elle se retrouve libérée pour l’accueil des invités.
9La conséquence de ce phénomène pour la femme rurale aujourd’hui est qu’elle investit beaucoup dans les activités sociales parce qu’elle est la garante des cérémonies de baptême et de mariage : dans le cas d’un baptême presque tout est un gain, mais un gain toujours redistribué parmi les parents, amis et voisins ; dans le cas d’un mariage, l’épargne en termes de sommes et de cadeaux reçus est remise en grande partie au couple et à la belle famille. […]
Impacts du crédit pendant l’action
10[…] Le groupement féminin développe la solidarité entre les femmes (biki, soutien moral, visite plus régulière) et crée ainsi un cadre d’échange d’idées. Les cours d’alphabétisation qui accompagnent le crédit, s’ils sont dispensés à toutes les adhérentes, favorisent les échanges en les orientant vers des thèmes de développement. Le groupement crée aussi des jalousies entre le groupement et les autres femmes et peut engendrer des scissions au niveau du village. Mais les rapports de pouvoir qui existaient entre femmes se reproduisent souvent dans les groupements ; en effet les femmes influentes du village occupent les postes de responsabilité. Par contre les relations sociales dites “de honte” (d’évitement) par exemple entre belles-mères et belles-filles tendent vers la décrispation.
11Une partie du crédit est toujours déviée vers les hommes car ils accèdent au crédit par l’intermédiaire de leurs épouses, leurs sœurs, etc. On constate en outre une implication de la femme dans les décisions concernant les dépenses de la famille. La femme a toujours participé aux dépenses familiales et cela n’a pas changé sa position dans la famille. Le pouvoir de décision est toujours au niveau des hommes même s’ils ont besoin de l’argent de la femme pour la concrétisation de la décision. Tant que la forme (toujours en nature) et le type (toujours parcellaire) de participation féminine ne changent pas, la femme ne sera pas valorisée. En revanche, au niveau de la communauté, les femmes influentes du comité commencent à émerger et à siéger dans des assemblées traditionnellement réservées aux hommes. […]
Phase après le “petit crédit”
12Le constat général que nous faisons après analyse de plusieurs projets de petits crédits se résume à :
la disparition du groupement en tant que structure ; le groupement n’a pas permis, même pendant le projet, une implication collective des femmes au niveau communautaire ; il a toujours eu une existence formelle pour l’obtention du crédit sans aucune signification sociale ;
l’action n’a pas engendré de nouvelles activités féminines qui soient plus valorisantes au plan social pour les femmes. Le petit crédit conforte la femme dans ses activités et son rôle traditionnel ;
le petit crédit n’a pas donné plus d’autonomie financière à la femme que les autres crédits traditionnels ; il crée une autonomie relative au moment de la prise du crédit ;
les femmes passent de petit crédit en petit crédit et sont de plus en plus dépendantes du crédit. Ce qui nous fait dire que l’utilisation qu’en font les femmes reste peu différente de celle qu’elles font de l’argent des tontines et des biki ;
on assiste aujourd’hui dans les villages à une pratique de crédit avec intérêts au niveau des crédits traditionnels, les commerçants du village commencent à demander un peu plus que le coût réel de la marchandise vendue à crédit ;
le rapport pouvoir homme/femme n’a pas changé. Il s’est créé un nouveau domaine d’exploitation de la femme par l’homme par un surcroît de responsabilité en termes de dépenses qui n’est pas accompagné par un transfert de responsabilité ou de pouvoir de l’homme vers la femme ;
le positionnement social des femmes demeure le même. Elles ont, dans certains cas, plus de chèvres qui sont exposées au même traitement que les autres chèvres sauf qu’elles sont vendues plus facilement lors de problèmes (maladie, évacuations, rupture de grains, etc.) parce que les biens du mari (gros bétail, terre, etc.) ne peuvent être vendus que dans les cas extrêmes ;
le petit crédit ne met pas les femmes en rapport avec le système bancaire ; elles restent toujours dépendantes de l’intervenant extérieur.
13Et, au cas où le groupement continue d’exister, quel impact un système de crédit permanent a-t-il dans la vie des femmes ? Quel objectif en fait poursuivent les projets de petits crédits ? Au départ il était question d’amélioration des conditions de vie des femmes et depuis peu, avec l’avènement de l’analyse selon le genre, certains visent aussi la position de la femme.
14Pour les femmes qui adhèrent au groupement, le crédit est certes une ouverture pour exercer une activité économique (afin de garantir son remboursement), mais il est surtout contracté par recherche d’une garantie pour la survie de la famille. Le petit crédit n’est pas différent du crédit traditionnel ni quant à son montant, ni dans son utilisation et il n’engendre aucun développement qui ne soit déjà opéré par le système traditionnel de crédit. Il est, comme le crédit traditionnel, un palliatif.
Rapprocher les objectifs des femmes et du projet
15Si les projets veulent améliorer les conditions de vie de la femme, le montant du crédit octroyé ne doit plus être “petit” mais permettre le démarrage d’une véritable activité économique appuyée par d’autres actions de formation-information (échanges d’expériences à travers des visites, films, etc.).
16Le changement de la position de la femme passe dans ce milieu social par la formation, l’information et la conscientisation autour des activités comme le gros élevage, l’achat de champs, le jardin individuel, le moulin individuel, la presse à huile individuelle, la boutique individuelle, la machine à coudre, la charrette individuelle pour location, le commerce de gros, etc.
17La formation en alphabétisation avec information juridique, l’action d’allègement des tâches ménagères doivent accompagner ce processus de recherche d’une meilleure position de la femme1.
Conflits autour du crédit : réévaluation du potentiel des prêts aux femmes pour leur accès au pouvoir dans le Bangladesh rural
Si la question des possibilités offertes par les prêts aux femmes pour leur accès au pouvoir vient contrebalancer le seul souci tenace du “taux de remboursement”, les recommandations qui ressortent des évaluations les plus négatives induisent en revanche le risque d’orienter trop fortement les objectifs des organisations de micro-crédit vers l’accès au pouvoir, au point d’amoindrir leur capacité à fournir des services financiers efficaces et durables. C’est ce que dit, d’une façon plus générale, Rutherford, qui suggère que nombre d’ONG promouvant le micro-crédit dans le contexte sud-asiatique n’ont pas réussi à développer des services financiers efficaces pour les pauvres “parce qu’elles ne s’intéressaient pas aux services financiers en premier lieu, mais à des questions sociales bien plus larges”.
Outre l’accès au pouvoir, il existe de multiples raisons de prêter aux femmes. De mon point de vue, le fait que les femmes vont plus probablement partager leurs prêts avec les membres masculins du ménage que les hommes ne vont le faire, renforce tout simplement l’argument en faveur du prêt aux femmes. Lorsque les prêts sont proposés aux femmes plutôt qu’aux hommes, il est bien plus probable que toute la famille en bénéficiera économiquement, et que les femmes en profiteront personnellement et socialement. Les prêts accordés aux hommes n’ont que peu d’effet, sur les inégalités de genre au sein des ménages, car ils renforcent ces inégalités en offrant aux hommes un moyen éventuel d’empêcher leurs femmes d’avoir leurs propres activités génératrices de revenu.
Il existe également d’autres arguments. L’une des injustices de l’organisation de la société au Bangladesh fait que des femmes très capables, même dans les ménages les plus aisés, ne peuvent pas réaliser leur potentiel entrepreneurial parce que leur genre est une barrière les empêchant d’accéder aux ressources nécessaires. Les hommes, même pauvres, ont toujours eu plus de choix pour ce qui est de l’accès aux ressources économiques que les femmes d’une classe équivalente. Les meilleures performances des femmes en matière de remboursement ne reflètent pas seulement leur soumission socialisée à l’opportunisme des officiels des ONG et du gouvernement, comme le suggèrent les évaluations négatives, mais aussi le conformisme qui naît de l’absence de choix. Si des interventions volontaristes permettent d’orienter les ressources vers les femmes, dépassant ainsi les barrières qui dans le passé ont mené à la suppression de leur potentiel entrepreneurial, elles doivent être favorisées pour des raisons d’efficacité et d’équité. Si une efficacité et une équité plus grandes permettent d’ouvrir la voie pour que les femmes s’attaquent à d’autres aspects de l’injustice de leur vie, nous aurons trouvé un chemin différent, et peut-être plus durable, vers l’accès au pouvoir des femmes.
In : Naila Kabeer, World Development, 2001, vol. 29, n° 1, p. 63-84
Traduit par Emmanuelle Chauvet
Source de ce chapitre : Yvonne Preiswerk (ed.), Anne Ewahlen (collab.) Les silences pudiques de l’économie : Economie et rapports sociaux entre hommes et femmes
Genève, Berne, UED, Commission nationale suisse pour l’UNESCO, DDC, 1998, p. 195-205 (extraits)
Notes de bas de page
1 Pour en savoir plus : Claude Raynaut, 1997, “Circulation monétaire et évolution des structures socio-économiques chez les Haoussa du Niger”, in Revue Africa, 47(2), Londres.
Auteur
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