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L’ALENA et les travailleuses de la sous-traitance industrielle (maquiladors)

p. 315-321

Note de l’éditeur

Référence : Valadez, Carmen, “L’ALENA et les travailleuses de la sous-traitance industrielle (maquiladors)”, in Jeanne Bisilliat et Christine Verschuur. Genre et économie : un premier éclairage. Genève : Graduate Institute Publications, 2001, pp. 315-321, DOI : 10.4000/books.iheid.5467. Acheter le .pdf chapitre éditeur.


Texte intégral

1Aux Zapatistes qui dirigent notre première rébellion contre l’ALENA.
L’accord de libre échange (ALENA) a renforcé, au Mexique, le phénomène des maquiladoras, c’est-à-dire de la sous-traitance. Les femmes constituent la principale force de travail et leur exploitation est considérable : salaires inférieurs, conditions de travail très mauvaises, harcèlement sexuel. Les syndicats traditionnels ne se sont pas montrés à la hauteur, ce qui amena les femmes travailleuses à s’organiser elles-mêmes.

2Au Mexique, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) – entré en application le 1er janvier 1994 – a eu pour effet d’aggraver les conditions économiques et sociales et d’augmenter les violations des droits humains, pour les travailleurs, les paysans, les communautés aborigènes et les autres.

3L’ALENA n’est pas un modèle de développement, pour notre pays. Il n’y a pas eu de développement mais plutôt un démantèlement de la capacité de production du Mexique, précédé de la privatisation des principales industries nationales : l’acier, les mines, les télécommunications, les lignes aériennes, les chemins de fer et, récemment, l’industrie pétrochimique. En même temps qu’il vendait le pays, le gouvernement mexicain a fait appel, de manière croissante, à la répression pour affaiblir les syndicats, surtout les plus démocratiques. Les résultats ont été dévastateurs pour la liberté économique et du travail.

4Avant l’ALENA, le Mexique jouissait d’une importante industrie manufacturière domestique, dans laquelle le secteur de maquiladoras ne représentait, en 1980, que 11,68 %. Vers 1990, il avait augmenté jusqu’à 46,19 %. En 1995, la seconde année de l’ALENA, les secteurs des maquiladoras représentaient 73,06 % de la fabrication. Dans la même année, l’industrie textile domestique, par exemple, a pratiquement disparu. Le chômage est un autre domaine dans lequel l’impact de l’ALENA est visible. Avant, on comptait 1,8 million de chômeurs, en septembre 1995 ce chiffre est passé à 3,5 millions.

5En 1993, 8,5 % de la main-d’œuvre gagnait moins que le salaire minimum pour atteindre 11,9 % en 1995. D’après une étude réalisée par l’Université Autonome mexicaine (UNAM – Universidad Autonoma de Mexico), le salaire minimum devrait grimper de 350 % pour couvrir les besoins essentiels.

6En 1995, les accidents de travail ont augmenté de 20 % par rapport aux années précédentes. Un risque plus grand lié aux conditions de travail entraîne des blessures et des conséquences plus graves. D’après la Société mexicaine de médecine du travail (Sociedad Mexicana de Medecina del Trabajo), il existe 400 000 fabriques dans le pays et seulement 570 médecins spécialisés dans la médecine du travail et la sécurité des travailleurs. Les chiffres cités donnent une idée de l’impact de l’ALENA sur la santé, dans le monde du travail en général. Ce qui suit est une analyse de l’industrie des maquiladoras et un aperçu de certaines réponses des travailleurs.

Les maquiladoras et l’ALENA

7Les premières maquiladoras ont été créées vers la moitié des années 1960, le long de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Ces zones libres et les conditions qui les accompagnent, ont été étendues à toutes les régions du pays, à l’Amérique centrale et à la Caraïbe. L’ALENA ne représente par autre chose que la maquiladorisation de toute la région.

8L’industrie des maquiladoras, à la recherche de hauts niveaux de productivité, investit dans nos pays, ce qui implique un rythme de travail plus rapide, des prestations plus longues, des salaires plus bas, une réduction des coûts de santé et des indemnisations ainsi qu’une application faible ou inexistante des lois en matière d’environnement ou de travail. De cette manière, les multinationales peuvent réaliser des profits importants qui retournent à leur pays d’origine.

9C’est typique du modèle économique néo-libéral, qui, parmi bien d’autres choses, a abouti à :

  • une surexploitation, dirigée principalement vers les jeunes femmes, qui représentent environ 70 % de la force de travail, estimée à 776 000 unités ;

  • la production la plus sale, avec l’intention clairement raciste d’implanter, dans les pays du Sud, les industries et les procédés de fabrication les plus polluants. Beaucoup de produits chimiques et de toxines utilisés sont interdits dans leur pays d’origine ;

  • la violation systématique des droits du travail et du genre des travailleurs des maquiladoras ;

  • un éveil de la conscience et de la recherche de nouvelles formes de travail et d’organisation syndicale, à partir d’une perspective de genre. Souvent celles-ci combinent différentes luttes, par exemple celles qui ont rapport aux communautés et à l’environnement ;

  • de nouvelles formes de solidarité locale, nationale et internationale parmi les travailleurs, et les mouvements féministes, environnementaux, antiracistes et internationalistes.

10Dans les trente ans d’histoire des maquiladoras, au Mexique, diverses luttes ont été menées par ses travailleurs en réponse aux mauvaises conditions de travail et de vie. En effet, le développement du projet néo-libéral par les gouvernements des Etats-Unis, du Japon, du Mexique et les entreprises transnationales a mis en lumière les profits énormes que génère cette forme d’exploitation.

11Au fur et à mesure que les conditions empiraient, dans les fabriques, la lutte des travailleurs devenait plus acharnée. Les travailleuses et les travailleurs continuent à lutter contre les bas salaires, les mauvais traitements et le harcèlement sexuel et ils ont ajouté une nouvelle revendication importante : la lutte pour la santé et la survie sur les lieux de travail et, pour celle des communautés qui entourent les maquiladoras.

12Il existe un sérieux problème de santé, en général, et, en particulier pour les jeunes femmes en âge de procréer. La majorité d’entre-elles ont entre 16 et 24 ans et sont quotidiennement exposées, sur les lieux de travail, aux produits chimiques et aux solvants, sans protection pour la santé et la sécurité.

13Le salaire hebdomadaire moyen est de 35 à 45 US $ (avant la dévaluation de la monnaie mexicaine en 1994, il était de 70 US $). Le loyer des habitations desservies par les services publics est en moyenne de 200 US $. Ainsi, les femmes sont forcées de vivre dans les environs (colonies) sans bénéficier de services de base comme l’électricité, l’eau et les égouts. Ces quartiers sont aussi souvent victimes du déversage de déchets dangereux des maquiladoras, dans les rues et dans des systèmes de drainage.

14Les conditions, dans les maquiladoras et au dehors, ainsi que la malnutrition causée par les bas salaires entraînent des maladies de la peau, des cancers, des modifications du cycle hormonal, des avortements, des tumeurs, une intoxication et la naissance de bébés sous-alimentés et infirmes.

15Cette situation, jointe à d’évidentes violations des droits humains, a produit des travailleurs et des travailleuses en quête d’organisations de travail ou de syndicats pour défendre leur vie et leurs droits. Ils ont commencé à s’organiser malgré la faible situation économique du mouvement et la répression qu’ils subissent quand ils réclament leurs droits, comme le licenciement ou le harcèlement et les punitions dans la fabrique.

16Dans la lutte pour leurs droits, les travailleuses sont confrontées à plusieurs ennemis : le patron étranger, les directeurs mexicains et les syndicats fantômes corrompus. Ces syndicats, non seulement ne combattent pas pour les droits des travailleurs, mais les femmes ne les connaissent même pas, n’ont jamais rencontré leurs dirigeants et, quand un conflit surgit dans l’entreprise, la direction informe les travailleurs que “leur “syndicat a accepté telle ou telle condition.

17En Basse-Californie, la Confédération régionale des travailleurs mexicains (CROM – Confederacion Regional de Obreros Mexicanos) vend directement la protection du travail aux entreprises. Le CROM conclut, avec la direction, des accords sur les conditions de travail et les salaires des travailleurs, à leur insu. En échange, il reçoit directement de la direction des cotisation déduites des salaires. Il est clair que le gouvernement et les entreprises préfèrent ce modèle d’organisation syndicale.

18Le CROM emploie des tactiques similaires à celles de la Confédération des travailleurs mexicains (CTM – Confederacion de Trabajadores Mexicanos) qui prétend aussi représenter les travailleurs de maquiladoras.

19A Tamaulipas, le mouvement des femmes travailleuses des maquiladoras a contraint la CTM à souscrire un règlement intérieur de travail assurant le salaire minimum établi par la Loi fédérale du Travail, même s’il ne s’agit pas d’une garantie ferme de non violation de ces minima.

20Le gouvernement est un autre ennemi : les Comités locaux de conciliation et d’arbitrage (JLCA–Juntas Locales de Conciliacion y Arbiraje) font obstacle et empêchent les négociations de conflits de travail, dans les cas de négociations collectives et de reconnaissance de syndicats. Ces comités informent aussi la direction de toute demande faite auprès d’eux par un travailleur. Ils devraient disparaître pour permettre des négociations collectives directes entre travailleurs et direction. Leur rôle est clairement de servir le patron étranger.

21Les corps fédéraux et d’Etat qui devraient faire appliquer les règlements de santé, de sécurité et de prévention de la pollution de l’environnement, ne visitent que les bureaux de la direction, jamais les lieux de travail.

22Malgré tous ces obstacles, les travailleuses ont mené des luttes importantes à diverses occasions dans le mouvement des travailleurs des maquiladoras. La première se situe dans les années 1970, la lutte des travailleuses de Mattel à Mexicali, Acapulco Fashions (qui coïncida avec les troubles sociaux des électriciens dans une des luttes les plus osées, en faveur de la démocratie dans le travail, dans les années 1970). Dans ces premières actions, les travailleuses étaient confrontées au départ des maquiladoras qui avaient fait le choix de déménager vers d’autres pays où elles avaient la garantie de pouvoir imposer leurs conditions et où il n’y aurait pas de danger d’organisation des travailleurs.

23Certains de ces mouvements remportèrent des succès importants, comme chez Colitron, à Tijuana en 1978-79. La lutte commença après une tentative de viol d’une femme par le médecin de la compagnie. Un syndicat indépendant fut constitué – Solidev – qui conclut une des meilleures conventions collectives dans les maquiladoras. Mais quand cette dernière déménagea, le syndicat disparut.

24Dès que les travailleurs commençaient à s’organiser et à obtenir des résultats favorables, les entreprises transnationales déplaçaient leur capital vers d’autres pays. C’est pourquoi le mouvement diminua et dans les années 1980, il subsistait uniquement à Tamaulipas, composé principalement de travailleurs de Zenith à Matamoros.

25Aujourd’hui, il existe un mouvement plus large, réparti le long de la frontière septentrionale. Il est constitué de petits groupes de travailleurs et lutte pour la création de syndicats indépendants. C’est un mouvement encore petit, jeune et silencieux. L’organisation dans les maquiladoras commence dans la fabrique, dans les chaînes de production et dans les départements. L’organisation doit être clandestine. Sa durée d’existence dépend souvent de la solidarité.

26Bien que les mouvements des travailleurs de maquiladoras se mettent en place pour diverses raisons, comme des bas-salaires, de mauvais traitements, du harcèlement sexuel et plus récemment les problèmes de santé aussi au niveau de la reproduction, la plupart résulte de la recherche d’une organisation syndicale indépendante, en dehors des centrales syndicales fantômes corrompues.

27Vu les conditions à l’intérieur et à l’extérieur des maquiladoras et, comme la majorité des travailleurs sont des femmes, les formes d’organisation commencent seulement à être définies, par les femmes elles-mêmes. Nous parlons d’un “modèle “d’organisation, puisqu’elles se construisent par tâtonnements.

28La significations de ces nouvelles formes d’organisation, dans les maquiladoras, est la prise de conscience d’un nombre de plus en plus grand de femmes de ce que, non seulement leurs droits de travailleuses sont violés, mais qu’il en est de même de leurs droits de femmes. Elles trouvent leur force en développant leur identité de femme et de travailleuse, parce qu’elles ont réalisé qu’elles sont les principales génératrices de richesses, même si elles ne sont pas réinvesties dans le pays.

29Seules les femmes qui travaillent dans les maquiladoras, qui sont à l’intérieur des fabriques et souffrent des conditions de travail, peuvent produire le changement. Mais ce mouvement ne peut progresser sans l’unité et la solidarité des différents mouvements mentionnés ici.

30Le mouvement des travailleuses et les liens qui se développent, apportent une nouvelle dimension au mouvement syndical. L’organisation des travailleurs d’aujourd’hui doit élargir le spectre des demandes et des formes d’organisation, incluant les organisations concernées par le travail, le syndicat, le genre, l’antiracisme et l’environnement. Dans le cas du mouvement environnemental, il est important qu’il mette l’accent sur l’aspect humain de l’écologie. Les maquiladoras sont une forme de production écologiquement raciste, touchant d’abord les travailleuses de la chaîne de production et, ensuite le cadre de vie écologique de la communauté.

31Il est de la plus grande importance que le mouvement syndical démocratique, au Mexique, considère l’organisation dans les maquiladoras comme une priorité, ce qui n’a pas été fait. D’autres mouvements de travailleurs et de solidarité ont aussi un rôle important à jouer, à la fois dans les pays d’origine des transnationales et dans les pays du Sud où les maquiladoras sont implantées.

32Les effets de l’ALENA, tels que la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière et des femmes, aux Etats-Unis et au Canada ont eu pour conséquence une prise de contact des mouvements de ces pays avec le Mexique. D’importants liens se nouent entre divers mouvements, y compris des organisations de travailleurs, syndicales et de femmes du Canada et des Etats-Unis. Des ouvertures sont entreprises avec des mouvements semblables en Europe.

33Au Mexique, au cours du “Quatrième Atelier des Travailleuses des Maquiladoras“, qui s’est tenu à Tijuana les 23-25 juin 1995, on a créé un réseau de femmes travailleuses dans les maquiladoras, avec des liens internationaux. C’est une des premières étapes pour un effort de réflexion et de lutte en commun, en agissant localement et en pensant globalement.

34L’expérience de développement de ce réseau est un exemple de combinaison d’anciennes et de nouvelles formes d’organisation de la classe ouvrière, de la communauté et de mouvements féministes, internationalistes et antiracistes.

35Le réseau de femmes travailleuses dans les maquiladoras, avec des liens internationaux est né d’une série de réunions, tenues à partir de 1993, dans différentes villes le long de la frontière mexicaine septentrionale. Ces réunions de travail furent une opportunité de rencontre et de formation ainsi qu’un moyen de systématiser et de récupérer l’expérience organisationnelle. La présence de travailleuses et d’ONG de femmes impliquées dans différents processus organisationnels au Mexique, ainsi que la présence de femmes d’Amérique centrale, des Etats-Unis et du Canada, a donné naissance à ce réseau de militants de base fermement établi dans la région mais avec une vision et des contacts internationaux.

36Les groupes de soutien de femmes – qui combinent travail, conseils, formation en droits humains ainsi que des services concernant le travail et les problèmes de santé plus spécifiquement féminins, des programmes d’éducation contre le harcèlement sexuel et la violence domestique – renforcent et encouragent la résistance et l’organisation mise en place par les travailleuses dans les maquiladoras.

37Les réseaux de solidarité locaux, régionaux, nationaux et internationaux contribuent à élever la conscience que les conditions subies par les travailleurs tant masculins que féminins ne se limitent pas à un seul pays du Nord ou du Sud. Nous tous, femmes et hommes, sommes sujets à des tentatives pour nous forcer à la soumission, pour revenir à l’esclavage. On ne nous laisse que nos chaînes, que nous devons briser.

Source : Rapports de genre et mondialisation des marchés Alternatives Sud (CETRI-L’Harmattan, Le Monde selon les Femmes), 1998, vol. 5, n° 4, p. : 123-131 (extraits). Article paru en anglais dans : Angola Hale (ed.) Trade Myths and Gender Reality. Trade Liberalisation and Women’s Lives, I.C.D.A.

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